Une nouvelle aurore | ft Matin Embrasé - end

Museau Bleu s'était levée avec le soleil, ce matin-là, savourant avec plaisir la fraîcheur de la nuit dont le ciel d'encre encore parsemé d'étoiles laissait peu à peu place au jour, pour admirer comme elle le faisait souvent le spectacle de l'astre qui embrasait les nuées matinales; de nombreux guerriers s'interrogeaient sur cette habitude, depuis longtemps, mais la vétérane en avait fait un de ses petits rituels, qu'elle doive aller en patrouille ou non, et elle contemplait toujours avec le même enchantement les couleurs que prenait l'azur, se parant avant tout d'orange, de rose et d'or. Des couleurs pastels, douces, qui pourtant, sur la ligne d'horizon, s'annonçaient avant tout rougeâtres et flamboyantes. Comme si, peu à peu, elles se diluaient au fur et à mesure que le soleil s'élevait. Et la brise chuchotait, portant les fragrances familières de ses camarades et de leur territoire, le parfum des proies, des plantes, d'une nature qui déployait à nouveau ses promesses et, toujours, de la rivière qui, libérée de la glace, chantait, emplissant le cœur de la chasseuse d'espoir. Plus tard, peut-être pourrait-elle aller pêcher... Devant le spectacle de l'aurore, elle se sentait apaisée. Ses camarades ne pouvaient peut-être pas comprendre, mais pour elle, c'était un signe de renouveau: l'automne, l'hiver et le printemps passaient, et l'été reviendrait; la nuit laissait place au jour; les combats se taisaient, laissaient place à la paix; la vie, la mort, tout était cycle; et elle, fille de la rivière à la pelisse de sable et d'écume, elle avait, pour la première fois depuis longtemps, la force et l'envie de se lever pour reprendre son rythme matinal. Elle se sentait mieux. Elle se sentait vivante. Vraiment vivante. Malgré les mauvais souvenirs de la récente bataille qui la hanteraient sans doute longtemps. Elle avait retrouvé son fils...

Elle ferma les yeux avec un petit soupir de bien-être, en repensant à l'annonce qui lui avait rendu son âme et tout son courage, lumière d'or scintillant dans les ténèbres de la peine, du deuil et de l'inquiétude. Nuage de Blaireau était rentré à la maison. Elle aurait voulu, cette nuit-là, se précipiter vers lui, plonger son museau dans la fourrure douce du jeune félin bicolore, avec un amour farouche, et lui dire qu'il lui avait manqué mais... Ce ne serait jamais son rôle. Alors, ses prunelles de jade étincelantes de joie, de fierté et de soulagement, elle avait simplement clamé son nom d'apprenti avec les autres. Tout reprenait sa place, à présent... Et puis, la pouponnière était encore bien remplie. La portée de pierres précieuses aurait bientôt droit au baptême, mais d'autres tout petits s'étaient installés. La vie continuait. Et elle serait belle, Museau Bleu avait confiance.
Elle s'était levée pour sortir du camp, choisissant d'aller pêcher et délaissant le tas de gibier pour respecter le Code, se disant qu'elle ne mangerait qu'après avoir apporté une proie toute fraîche à la pouponnière quand celle-ci s'éveillerait, et qu'elle irait aussi entraîner sa fille et novice quand le soleil se ferait plus haut - de patrouille du soir la veille en sa compagnie après une longue journée de nage et de combat, la petite était épuisée et méritait du temps pour se reposer - quand elle vit avant tout une fourrure rousse bien connue sortir de la tanière du guérisseur. Tiens, étrange. Ce n'était pas la première fois que Matin Embrasé allait voir Nuage des Ruisseaux, et si elle n'en avait rien pensé la première fois, cela commençait à l'inquiéter. Le jeune père était-il malade ? Tout à sa joie ces derniers jours, elle n'avait rien vu, rien su, elle ne s'était pas interrogée, ne lui avait pas demandé, et elle s'en voulait. Elle appréciait son camarade, son ami, énormément, et cette histoire l'intriguait. La pêche attendrait, la patrouille de l'aube était à peine partie, et Douce Orchidée, qui menait celle de la nuit, rejoignait à peine son nid. La vétérane eut un ronron à l'adresse de sa jeune lieutenante, la rassurant - le Clan ne s'écroulerait pas pendant son sommeil - puis s'avança vers le félin roux, et, s'asseyant près de lui, lui adressa un regard vert posé et doux. Il n'avait plus de raison de s'en vouloir à présent... Et malgré tout, le mâle semblait tracassé. Une voix douce s'éleva; celle de la jolie femelle beige et grise bleutée. Calme, emplie de sollicitude, amicale, et sincère. Au diable les masques...

« Tout va bien, Matin Embrasé ? »

Matin Embrasé semblait moins lumineux que d'ordinaire, et ça, Museau Bleu, même immensément heureuse, flottant presque au-dessus du sol de joie, le remarqua presque immédiatement. Il n'avait pas le même sourire, et ça, c'était triste. Moins franc, moins clown, moins... Moins Matin, en fait. Comme s'il s'éteignait. Mais c'était son compagnon de bêtises, celui qui avec elle échangeait énormément de piques et d'humour, toujours, qu'ils aillent bien ou pas ! Une petite pointe d'inquiétude lui piqua le cœur, malgré l'air quand même un peu boute-en-train du rouquin, qui essayait sans doute de paraître aussi enjoué que d'ordinaire. Il y avait un problème, ça la guerrière en était sûre, à présent, en observant son camarade, mais lequel ? Avec tact, elle évita d'insister, au moins pour l'instant, et eut un léger sourire malicieux en voyant deux des chatons étrangement flamboyants devant la pouponnière... Boule Orangée, Petit Renard... Il y avait bien des ragots, dans le Clan, mais comme Perche Farouche et Matin Embrasé n'étaient pas mariés, rien d'officiel. Officieusement, tous le savaient. Et Museau Bleu, confiante en son ami, se disait qu'il ferait un bon père - si tout allait bien. Mais tout n'allait pas bien, n'est-ce pas ? Le miaulement de son camarade lui tira un nouveau sourire, amusé, sincère, brillant; c'était comme si sa vie voulait rattraper la multitude de sourires qu'elle n'avait pas faits pendant la terrible période où ses enfants lui avaient été arrachés et son Clan menacé.

« Tu me connais ! »

Bourru, théâtral. Et presque normal. - Une normalité toute relative, la normalité rafraîchissante de Matin Embrasé. Et la suite, comme une jolie confidence, un ton ironique, certes, un ton qu'elle connaissait bien. Encore des masques, des masques rieurs, encore et encore, un jeu qu'ils maîtrisaient, et dans lequel il voulait clairement lancer une nouvelle partie. Et Museau Bleu, joueuse, n'avait de surcroît pas le cœur de le lui refuser. Il cherchait sans doute à préserver sa bonne humeur: elle, elle voulait lui rendre la sienne.

« Paraît que j'ai des gamins alors tu comprends je peux plus faire les yeux doux à tout le monde même si ça doit terriblement te manquer ! »
« Quel drame ! » s'affligea-t-elle faussement, assortissant ses paroles d'un grand sourire. « Comme tu le vois, je ne peux retenir mes larmes, je me sens tellement délaissée ! »

La vétérane ne retint pas un ronron amical, et vint se presser avec douceur contre le flanc du mâle, mêlant leurs fourrures rousse d'un côté et beige et grise, en un signe de réconfort muet. Elle n'était pas trop sûre de quoi dire, en réalité: parler de la visite à Nuage des Ruisseaux ? des chatons ? Elle hésitait... Mais, voulant quand même détourner de son camarade les nuages qui semblaient bloquer le soleil qui brillait pourtant pour elle, elle lui lança, rieuse :

« Toi, par contre, je suppose que tu ne t'ennuies pas ? »

Elle parlait de Perche Farouche et des chatons, bien sûr.
Avec une famille, on devait être plus occupé, forcément...
Et puis elle voulait savoir ce que pensait Matin Embrasé.
Il fallait bien un début à cette conversation, après tout...

Malicieux, pétillant et pourtant assombri. C'en était presque triste, de pouvoir observer Matin Embrasé ainsi changé. C'était étrange, aussi, parce que sa camarade de Clan ne pouvait en connaître les raisons, pour l'instant; quoique intuitive, elle ne lisait pas les pensées, et les mystères de esprits, parfois, pouvaient s'avérer difficiles à percer. Et pourtant... Elle aurait vraiment aimé savoir de quoi il retournait. Ils étaient amis ! Ils pouvaient s'entraider ! Non ? Sa fourrure effleurant toujours le flanc de son ami et leurs ronrons légers se mêlant, la guerrière se surprit à ressentir un intense sentiment de solitude: elle avait d'autres camarades, d'autres amis, une apprentie, des petits, même s'ils ne le savaient pas, mais le gentil clown flamboyant - du moins, il n'était que cela aux yeux des autres, même si elle voyait plus - était une part de son existence, et elle regrettait de ne pas comprendre ce qui lui arrivait. Mais surtout, elle avait peur que ce ne soit grave. Il n'aurait pas eu cette attitude si ce n'était rien. Et elle avait bien trop perdu par le passé, déjà... Museau Bleu souriait toujours, malicieuse et encore gaie - après tout, elle se faisait peut-être des idées - mais elle restait attentive. Parce qu'elle ne supportait pas de voir cette éclipse de soleil sans rien tenter.

« En fait, si, un peu. »

Le matou avait lâché ces quelques mots, puis s'était éloigné d'elle, joyeux, pour la mener vers le tas de gibier.
Plutôt contente et curieuse, se disant qu'ils poursuivraient la conversation devant une proie, elle l'y suivit.
La fille de l'eau et le guerrier de feu... Étrange duo que celui-là, songea-t-elle avec nostalgie tandis qu'il proposait:

« T'as pas faim ? »

Elle hocha doucement la tête, et prit entre ses crocs une proie, un poisson, suffisamment gros pour deux. C'était bien, comme ça; ils pourraient faire la cérémonie du partage, et puis, elle irait chasser plus tard, pour que la réserve reste bien remplie. Ce serait bien... Tous deux gagnant un coin un peu plus loin, elle reposa cependant leur repas, avec délicatesse, et demanda, rieuse :

« Le prince des flammes nous fait-il un régime ? »

Elle n'insista pas, se concentrant sur l'autre réponse qu'il lui avait donnée. Une fanfaronnade, certes, mais emplie d'amertume, qui serra un peu le cœur de la jolie guerrière. Pauvre Matin Embrasé, où était passée sa lumineuse joie de vivre ? Sa flamboyante tendance à rire de tout ? Son esprit vif cherchait ses mots, vraiment. Ou ses gestes. N'importe quoi pour lui transmettre un seul message: il n'était pas seul.

« Tu comprends, maintenant qu'on n'a plus personne à taper, on n'a plus qu'à regarder les petits devenir grands et à attendre. C'est tout juste si on peut les déranger. Moi j'ai besoin d'au moins une dizaine de Lunar Pods sur nos terres pour m'occuper ! »
« Oh, pour ce qui est de se taper dessus on a le Clan du Tonnerre, encore ! » sourit-elle franchement. La suite, elle l'avait ajouté sur un ton plein d'entrain et surtout, d'une bonne dose de malice... « Après, si c'est trop loin, je suis là moi ! »

Elle lui donna un gentil coup de patte sur l'épaule. Comme un jeu de chatons.

« Et puis vois le bon côté des choses, on a encore plus de temps pour embêter les apprenties ! Je suis sûre que Nuage de Nuit deviendra une merveilleuse guerrière qui pourra être fière de l'enseignement de son mentor. Et puis il y a les ptits nouveaux ! »

Elle parlait, bien sûr, des chatons. Mais malgré tout, elle était inquiète, en reprenant une bouchée de ce qu'elle avait commencé à manger. Avalant sa bouchée, elle leva vers lui un regard aux prunelles de jade interrogatrices, légèrement soucieuses, et malgré tout souriantes, rassurantes. Deux lacs de pierre précieuse à la couleur froide empreinte d'une chaleur créée par ses émotions. Son joli paradoxe, ses merveilles.

« Tu ne manges pas ? »

« Je me sens paresseux tout à coup... »

Museau Bleu esquissa un demi-sourire espiègle, et son coup de patte amical et joueur se mêla néanmoins en une petite pichenette tendre et douce du bout de la queue sur le flanc, le dos. Un geste amical, accompagné d'un petit ronron, parce que la guerrière tout en sensibilité n'avait rien à répondre. Elle finit également de manger, avec lenteur, savourant son poisson mais conservant posés délicatement sur le visage du prince de flammes et de fous rires ses grands yeux verts glacés et expressifs. Cette fois, dans les grands lacs jade, on pouvait lire beaucoup de choses : un air pensif et attentif, un peu de mélancolie, de l'espoir, de l'inquiétude, de la joie, une amitié infinie, et de grandes qualités d'écoute. Elle était là pour Matin Embrasé, simplement. Elle serait là. Elle était là.
Entre eux, clairement, on voyait une belle complicité, mais cette fois, elle décelait aussi un secret, un problème, qui lui provoqua un petit pincement au cœur, malgré son sourire. Parce que oui, elle souriait; elle devait sourire, pour ne pas complètement briser l'atmosphère et les efforts du riveux à la pelisse de feu. Il était le clown, elle était le bouffon du roi. Il fallait bien continuer... Mieux valait rire que pleurer. Pour autant, il semblait que le mâle ait décidé de s'expliquer, au vu de la suite de la discussion... La vétérane à la fourrure de sable et d'écume l'écouta, respectueuse de cette volonté de se livrer, et aussi de la confidence bien réelle qu'il posait auprès d'elle, lui ouvrant son cœur avec une gravité qui leur était inhabituelle. Elle appréciait cette confiance à sa juste valeur. Inestimable, précieuse.

« En fait je vais manger plus tard, pour affoler personne. »

Une fausse note pour leur mélodie.
Cette simple petite phrase cristalline sonnait faux.
La suite, d'une voix vibrante, était hésitante.
Museau Bleu, attristée, le voyait fragilisé.
Fissuré. Assombri. Et elle était désolée.

« Faut que tu saches une chose : j'ai très mal à la bouche et bientôt je ne pourrai plus manger. Mais t'en fais pas, le vieux Mat, il se laissera pas enfermer dans la tanière des anciens. »
« J'espère bien ! » souffla-t-elle, encourageant son camarade à leur manière - par un peu de malice et un ton dramatique. « Que ferait le Clan sans toi ? »

Sa voix se fit plus douce, plus modulée, aussi. Empreinte d'émotions cachées sous les rires parce qu'elle n'assumait pas forcément cette manière d'exprimer ses sentiments - purement amicaux, mais puissants. Matin Embrasé était... Particulier. Unique, même. Drôle, malicieux, vrai, flamboyant, encourageant, entêté, amoureux transi d'une féline plus qu'étrange. Et tout ça le rendait, de fait, extrêmement attachant. Il était gentil, bien intentionné, aussi; et ça, Museau Bleu l'appréciait. Mais elle n'avait pas les mots, ne pouvait les dire, pour lui exprimer.

J'aurais été perdue sans toi...


« Alors bon faudra le temps que je m'y fasse vraiment, sans doute. T'es déjà habituée à ce que je sois un peu con donc ça te changera pas trop ! »

Elle ronronna. Ses yeux se plissèrent, scintillant d'un petit rire moqueur. Et sa voix, mélodieuse, apaisante mais très rieuse.

« Un peu ? »

Matin Embrasé avait rebondi sans attendre une seconde, parfaitement comédien et faussement outragé, tandis qu'elle esquissait un sourire encore plus grand et, à l'entente de ces mots, faisait une petite révérence de remerciement moqueuse. La Joyeuse Muse, comme il la nommait, était heureuse de ce petit moment, à rire et plaisanter et créer mille ironies, en une amitié qui n'appartenait qu'à eux : sarcastique, drôle, lumineuse et acidulée.

« Tu devrais me dire merci, Joyeuse Muse, au moins ça te donne l'air intelligente, par contraste. »
« Sa majesté est trop bonne ! » répliqua-t-elle aussitôt. « Merci, ô mon prince ! »

À présent, Matin Embrasé avait changé de personnage, et imitait l'idiot tentant de réfléchir à s'en faire des nœuds au cerveau, ce qui fit rire sa camarade, ses yeux vert jade s'étrécissant en un témoignage d'amusement, tandis qu'elle cherchait la prochaine pique, comme ils le faisaient toujours. Un peu de mordant, un peu de tendresse, beaucoup de fous rires et une pincée de confidences, telle était la recette de ce binôme détonant, entre l'eau et le feu, le yin et le yang, l'ombre et la lumière. Les prunelles d'or du guerrier roux, elles aussi, avaient recommencé à scintiller - Museau Bleu en fut aussi fière que touchée et heureuse. Il fallait bien continuer...

« Je suis sûr que c'est pour ça que je plais tant à ma maîtresse. Elle doit se dire : " mince, à traîner à côté de quelqu'un comme lui, j'aurais forcément l'air brillante ". C'est vrai que quelque part, ça montre un certain bon goût. Mais en même temps, si c'est pour ça, c'est bizarre qu'elle ait si peur de se montrer au grand jour avec moi. Ou alors elle est simplement très modeste ! »
« Ou alors elle se dit qu'on pensera directement "qui se ressemble s'assemble". C'est peut-être pour cela que tu me côtoies ? » taquina-t-elle. « Tu espères que tes neurones prennent l'exemple sur les miennes ? »

Elle eut un ronron tendre et amusé, avant de se lécher une patte et de la passer sur son oreille avec application, en un geste familier et doux qui achevait de lisser sa pelisse de sable et d'écume, douce et lustrée. C'était une jolie journée qui commençait, une nouvelle aurore après une trop longue nuit, les oiseaux chantaient avec l'eau, le soleil brillait, les chatons jouaient. Et elle était simplement contente de passer du temps avec son ami.Une pensée lui vint, qu'elle ne savait pas trop exprimer, et elle sourit. Merci.