[LP] Pfeuh, fait l'émeraude qui boude - end

Toute occupée qu'elle était à fêter sa victoire, ou du moins celle qu'elle s'accordait sans qu'elle n'existât vraiment, Petite Émeraude ne vit pas le rictus de douleur discret qu'afficha un temps Matin Embrasé, et elle ne remarqua pas non plus qu'il avait levé sa patte, coussinet vers elle, afin de lui montrer la blessure qu'elle avait causé. Ce n'est que lorsqu'il prit la parole pour attirer son attention dessus qu'elle se calma un instant et s'approcha à nouveau de lui, à la fois curieuse, fascinée et dérangée par les quelques gouttes de sang qui s'écoulaient et qu'elle avait provoquées. C'était la première fois qu'elle blessait un félin, pour de vrai, et même si elle avait souvent entendu des histoires de bataille et de blessures - à commencer par celles, mortelles, de sa mère Aigue-Marine -, elle n'aurait jamais pu imaginer la sensation à la fois grisante et terrorisante que cela procurait d'infliger une blessure à un autre félin. Petite Émeraude sentit une espèce de vapeur lui remplir la tête et, un instant, elle sentit qu'elle avait le vertige. Mais elle se ressaisit, se concentrant pour cela sur la suite des paroles de Matin Embrasé, qui paraissait soudain bien sérieux.
Belle Carpe, Chant du Merle, Aigue-Marine, Poussière de Cendre, Nuage de Rosée... J'en oublie beaucoup. C'étaient pas des petites crevettes comme moi, hein. Ils étaient beaucoup plus forts, eux. Ils ne se laissaient pas frapper. Petite Émeraude sentit un frisson parcourir son échine : Matin Embrasé venait de parler de sa mère, venait de lui indiquer l'endroit où sa dépouille reposait, et en plus avec une telle nonchalance ! Petite Émeraude faillit se rebeller, mais le guerrier avait été plus rapide et continuait ses explications. J'dois bien avouer que je préfère jouer avec toi plutôt que me battre contre les Lunar Pods. Tu comprends ? M'étonnerait que ce soit toi qui m'enterre. Alors un conseil, laisse faire les grands. Sois sage, comme Petit Blaireau. Lui, il ne va pas essayer de se battre, parce qu'il sait qu'on pense à lui. Il sait qu'on viendra le reprendre. Il sait qu'on n'a pas envie de le retrouver dans le même état qu'eux. T'imagines ce qui se passerait, s'il n'était pas sage, lui ? Si les Lunar Pods décidaient de lui donner un coup ? Alors seulement, Petite Émeraude comprit où voulait en venir le rouquin : il voulait la décourager de se lancer dans une mission-sauvetage, ou plutôt une mission-suicide. Petite Émeraude avait l'habitude que les grands essaient ; mais cette fois-ci, c'était différent, car Matin Embrasé, plutôt que de seulement lui expliquer, venait de lui prouver que c'était mieux qu'elle ne tente rien. D'une façon dure pour les oreilles d'un si petit chaton, d'une façon certainement répréhensible et pas adapté à son si jeune âge ; mais d'une façon percutante, peut-être la seule qui était capable de toucher l'esprit de Petite Émeraude de façon durable.

Elle comprenait soudainement que sa mère n'était pas montée au ciel d'une façon magique et belle ; que tous ses frères et sœurs étaient réellement en danger ; que Petit Blaireau l'était peut-être plus encore, et qu'il serait peut-être enterré sous ses pattes, lui aussi, d'ici quelques temps. Petite Émeraude connaissait l'histoire de la mort de sa mère, mais elle n'avait jamais vraiment compris, réalisé tout ce que cela impliquait.
Mais désormais que l'image terrifiante de plusieurs squelettes félins sous ses pattes hantaient son imagination, elle comprenait qu'il lui faudrait avoir bien plus de lunes à son compteur, bien plus de muscles dans son corps, et bien plus d'entraînements à son actif, pour pouvoir prétendre sauver le monde.

Je fais la promesse de ne jamais m'arrêter de m'entraîner tant que je n'aurai pas acquis une technique parfaite et un courage à toute épreuve, se dit-elle en silence, son corps tremblotant encore à cause des images de mort irréversible qui s'accumulaient dans son esprit.

Bon, petite. Pète un coup, ça ira bien. Petite Émeraude leva les yeux vers le guerrier roux qui s'était penché sur elle. Après lui avoir parlé des nombreux morts qui gisaient dans le sol sous leurs pattes, aujourd'hui transformés en tas d'os rongés par le temps, venait-il vraiment de lui dire de se détendre de la manière la plus rudimentaire qui soit ? La chatonne leva un sourcil vers le ciel, exprimant son incompréhension et sa perplexité face à ce guerrier qui avait parfois des réactions très étranges... On a beau avoir beaucoup souffert, on reste le Clan de la Rivière. Et ceux qui sont en bas, en haut, comme tu veux, ils ont quand même été là. Ils n'ont pas perdu leur temps, ils ont tout fait pour vous, les mioches. Et ceux qui restent, nous, les guerriers, c'est toujours pour vous qu'on est là. Ton Blaireau, j'irai le chercher, moi ou quelqu'un de meilleur. Mais on ne lui enlèvera pas un poil, jamais. Petite Émeraude ne voulut pas répondre immédiatement, analysant d'abord le visage de Matin Embrasé. Il semblait sincère. Mais même s'il avait l'air de bonne foi, et qu'il semblait prendre réellement à cœur le sauvetage de Petit Blaireau, était-il vraiment de confiance ? Après tout, n'était-ce pas lui qui avait traîné le chaton et sa sœur hors du camp, laissant aux Lunar Pods la possibilité d'enlever Petit Blaireau ?
Ouais, mais moi aussi, à la place de Petit Blaireau, j'aurais tanné Matin Embrasé pour qu'il m'accompagne dehors. Et d'ailleurs, je l'ai fait souvent en n'étant pas accompagnée du tout... réfléchit en silence la petite rouquine, qui perdait peu à peu sa rancœur envers le guerrier. Elle semblait comprendre petit à petit que tout ceci n'était qu'un concours de circonstances malheureuses. Oui, mais peut-être que je ne reverrai jamais Petit Blaireau... se dit-elle ensuite, laissant un frisson d'horreur parcourir son échine à cette idée. Pourrait-elle vraiment pardonner à Matin Embrasé son action maladroite, si celle-ci menait à la disparition totale de son meilleure ami ?
Le guerrier reprit la parole. Tu sais, moi, j'ai jamais eu mes petits. C'est pour vous que je me lève, le matin, pour faire mes patrouilles. C'est pour Petit Blaireau que je cherche une piste, un plan, tout ce qu'il faut pour qu'un jour on puisse le sortir de là. Les autres guerriers ne le disent pas, mais ils sont pareils. J'suis qu'un sale type, mais si tu veux au moins aider les autres, tu n'es pas inutile, loin de là. Tu nous inspires. Il semblait tenir à ce que Petite Émeraude fasse confiance aux grands - combien de fois lui avait-on dit ça, au fait ? - mais surtout à ce qu'elle croit en eux : ils n'étaient pas des incapables, ils ne restaient pas immobiles, même si c'était l'impression qu'elle avait. Il y avait d'autres manières de faire que de se lancer tête baissée sans réfléchir. Tu comprendras quand tu seras plus grande ; les paroles de son père, Étoile de Pierre, résonnèrent dans sa tête. Peut-être qu'ils avaient raison, tous ; mais elle était impatiente d'être grande, alors.
J'vais te dire un secret : quand les guerriers dorment pas, ils sont bons à rien. Alors si tu les laisses dormir, forcément, ils seront meilleurs, reprit Matin Embrasé. À nouveau, Petite Émeraude fixa la moindre de ses expressions, le moindre petit trait de son visage à moustaches. Elle avait du mal à cerner ce personnage, tantôt sérieux, tantôt taquin. Cette dernière affirmations était-elle dite sur un ton sérieux, ou était-ce une boutade ? Quelle parole était sincère dans ses discours et quelle autre devait être comprise au second degré ? Petite Émeraude commençait à avoir conscience de l'existence de différents niveaux de paroles - le cynisme, l'ironie, la moquerie... - mais elle avait du mal à les distinguer et à les comprendre avec précision. Était-ce là encore une expérience qu'elle acquerrait en entrant dans le monde des adultes ? Il lui sembla tout à coup qu'il lui restait énormément de chemin à parcourir avant de tenir complètement les rênes de sa vie et de ce qu'elle pourrait en faire.

« Ouais ben grouillez-vous, bande d'Opales sur pattes » dit-elle finalement, comparant les guerriers qui avaient besoin de sommeil à sa sœur, Petite Opale, la plus flegmatique des chatons de la pouponnière - avec Petite Méduse. « Parce que Petit Blaireau il manque plein d'occasions de faire des bêt... des trucs cool avec moi ! Et pis les autres chatons qui ont disparu, ça fait au moins, pfiou, trente-dix lunes qu'on les a pas vus ! »

C'était vrai, ça, à la fin : quand les guerriers de la Rivière allaient-ils enfin sauver le monde ?

Le silence tomba sur Matin Embrasé et Petite Émeraude. Celle-ci essayait mentalement de compter le nombre de lunes que cela faisait que Petite Améthyste, Petit Quartz et Petite Nuit avaient été enlevés par le Clan du Tonnerre et leurs alliés les Lunar Pod. Elle avait bien essayé de compter en se basant sur l'âge qu'elle-même avait le jour du terrible événement, puis d'ajouter le nombre de jours qui s'étaient écoulés depuis ; mais c'était un exercice mental trop compliqué pour un chaton de son âge, et elle n'y parvint pas. Elle se rendit également compte qu'elle n'arrivait plus à se représenter le visage de ses frères et sœurs disparus : elle se rappelait bien vaguement qu'Amé avait le même poil que leur père, que Quartz était bicolore, que Nuit était noire, mais elle ne se souvenait plus de leurs voix, de leurs rires, de leur caractère. Elle les avait connus si peu de temps ! Saurait-elle les reconnaître si elle les voyait ? Pourrait-elle se sentir toujours comme de leur famille lorsqu'ils reviendraient ? Allaient-ils seulement revenir ?
Petite Émeraude était tout à ses réflexions, assez plongée dans son esprit pour ne pas se rendre compte que Matin Embrasé lui-même s'était assombri, engouffré dans le sien. Ce n'est que lorsqu'il lui parla qu'elle sentit ses pensées se volatiliser et qu'elle se concentra à nouveau sur lui, sur la situation, sur la réalité.
[color:6322= #ff9900]Bon, petite, j'te surveille pas, mais t'es assez grande pour rentrer toute seule voir ta mère, hein ? Sa... mère ? Petite Émeraude n'avait jamais appelé Eau Turquoise comme ça, même si elle avait toujours été très bonne avec eux et qu'elle-même adorait sa mère de substitution. Mais elle avait toujours gardé en tête que sa maman était Aigue-Marine ; et si elle ne pouvait pas l'appeler maman, alors elle n'appellerait personne d'autre de la sorte. Cependant, Matin Embrasé, comme beaucoup au Clan, n'était pas dans l'obligation de connaître les détails de la relation de Petite Émeraude avec sa famille ; aussi se contentait-il de ce nom générique, et on ne pouvait pas lui en vouloir.

« Euh, oui oui ! » dit-elle précipitamment : elle ne comptait pas rentrer sagement à la pouponnière. Elle avait certes renoncé à sortir du camp pour aller sauver Petit Blaireau - en tout cas pour aujourd'hui -, mais son tempérament n'avait pas pour autant changé du tout au tout. Il lui restait plein de potentielles bêtises à faire avant que le soleil ne tombe vers l'horizon ! « À plus tard, le semeur de chatons ! » lança-t-elle finalement après avoir tourné les talons et s'être éloignées du rouquin, en route vers de nouvelles aventures.