Rest [PV. Petite Émeraude] -abandon

Le visage de Petite Émeraude s'illumina, pour le plus grand malheur de Petite Opale. Oh non. Elle connaissait cette tête sur le bout des doigts. C'était celle d'Émeraude, plus motivée que jamais, s'engageant déjà dans des aventures farfelues et épuisantes où il fallait courir partout et s'épuiser jusqu'à plus souffle.

- On ira visiter tous les autres camps, murmura la rouquine à sa soeur.
Chaque chose en son temps, avait envie de lui répondre Petite Opale. Mais elle ne s'y essaya même pas. Il était inutile de discuter avec elle : quand elle avait une idée en tête, c'était la fin. Plus moyen de l'arrêter. Elle leva les yeux au ciel d'amusement devant tant d'entrain. Oui, elle avait envie d'explorer, mais progressivement. À son rythme, savourant chaque nouvelle petite découverte. Pas tout les Clans d'un seul coup.
- Et on ira même aux Hautes Pierres. Je vois pas pourquoi y'aurait que les guérisseurs à y aller ! GNIAAAAAAH ! J'en peux plus d'attendre !

Petite Opale frémit. Elle avait toujours été très croyante, accordant aux Étoiles une foi sans faille. Et elle savait par dessus tout que les Hautes Pierres étaient un lieu sacré réservé aux guérisseurs et aux chefs recevant leurs neuf vies. La frontière entre le monde des morts et des vivants. La simple idée de s'y rendre lui donna le tournis. Et pourtant... Y avait-il une règle dans le code du guerrier interdisant au commun des mortels de s'y rendre? Pourrait-elle y rencontrer sa mère? Elle se secoua la tête pour chasser cette idée perverse. Pas question. Jamais elle n'oserait commettre un tel tabou.

- Tu iras quand tu deviendras chef, va. Ce sera plus agréable de savourer cette découverte sur le chemin de tes neuf vies, non? proposa-t-elle dans l'espoir d'effacer de la tête de Petite Émeraude cette étrange pensée.

Et pourtant... la tentation lui brûlait les pattes. Et puis pour s'y rendre, il fallait traverser le territoire du Clan du Vent. Ce fameux Clan où elle avait rencontré le premier étranger de sa vie. Nuage Naté, s'appelait-il dans ses souvenirs. Il lui tardait de le revoir pour le remercier.

- J'aimerai bien commencer par le Clan du Vent, et toi?

Si Petite Émeraude avait été le genre observatrice plutôt qu'actrice, si elle s'était posée un instant pour regarder le visage de sa sœur plutôt que se balancer de gauche à droite en déblatérant ses rêves et projets, elle se serait rendue compte de toutes les émotions qu'elle faisait passer dans les yeux de Petite Opale. Tantôt de l'amusement, tantôt de l'épuisement face à son euphorie, tantôt de la crainte par rapport à ce qu'elle disait... En tout cas, la rouquine en faisait voir de toutes les couleurs à sa frangine, et d'autant plus que celle-ci était son strict opposé : moins elle en faisait, mieux elle se portait. Au contraire, Petite Émeraude se complaisait dans son hyperactivité physique et mentale.
Tu iras quand tu deviendras chef, va. Ce sera plus agréable de savourer cette découverte sur le chemin de tes neuf vies, non ? finit par proposer Petite Opale, dans le but de réfréner les envies extrêmes de Petite Émeraude ; mais celle-ci ne l'interpréta pas de cette façon et réfléchit sérieusement à ce que venait de dire la femelle au pelage pâle : mais oui, c'était une proposition tout à fait honnête, et même alléchante ! Bon, cela demanderait du temps... Beaucoup de temps... Mais Petite Émeraude était tellement sûre d'elle, de ce qu'elle voulait accomplir, de ce qu'elle allait accomplir, qu'elle ne doutait pas un instant qu'il était possible qu'elle n'accède jamais au rang de meneuse. Peu importe ; si elle n'y parvenait pas, il serait toujours temps de se rendre aux Hautes Pierres en "simple" guerrière ; mais au fond d'elle, elle savait pertinemment qu'elle ne serait jamais une simple guerrière.

« T'as raison sœurette ! » lui répondit-elle, enjouée. « Autant me présenter face à nos ancêtres couverte de gloire ! C'est encore mieux ! Mais j'irai aux Hautes Pierres un jour, c'est sûr ! Et j'espère que tu m'accompagneras... » ajouta-t-elle sans vraiment se demander si ça serait possible.

Puis la conversation évolua et Petite Opale parla des Clans qu'elle souhaiterait visiter en premier. Elle parla du Clan du Vent ; Petite Émeraude prit davantage de temps pour réfléchir. Le Clan du Vent ? Oui, il lui semblait que c'était un Clan plutôt gentil, et donc positif, au contraire du Clan du Tonnerre, qui avait fait beaucoup de mal à beaucoup de monde ces derniers temps. Mais... Peut-être que le Clan du Vent était trop gentil, justement, pour séduire assez Petite Émeraude ?

« Moi, je suis très curieuse de voir comment vivent les félins du Clan de l'Ombre ! » déclara-t-elle donc, s'imaginant des territoires très peu accueillants et des chats très différents d'eux. C'était ce qui l'attirait. « Mais on ira rencontrer le Clan du Vent ensemble, promis ? » finit-elle, enjouée par cette perspective.

Un ronron s'échappa de la gorge de Petite Émeraude lorsque sa sœur lui promit qu'elles iraient ensemble visiter les terres du Clan du Vent et en rencontrer les habitants. Cette idée l'enthousiasmait fortement, même si son application serait peut-être moins drôle que ce que la rouquine s'imaginait : Petite Opale n'était pas aussi aventureuse et casse-cou qu'elle, alors sans doute que les deux sœurs ne seraient pas d'accord sur leur façon de visiter le territoire adverse. Mais peu importe : elles n'y étaient pas encore et pour l'instant, la simple hypothèse suffisait à rendre folle de joie la rouquine, qui s'imaginait courant moustaches au vent dans les landes que les anciens lui avaient souvent décrites. Elle s'imaginait distancer Petite Opale, plutôt concentrée à trouver un recoin où dormir, et prendre en chasse un gros lièvre, et même le suivre jusqu'au fin fond de son terrier.
Dis, tu crois que les chats du Vent ils ont des longues oreilles comme les lapins? demanda Petite Opale, pensive ; Petite Émeraude éclata de rire à l'idée d'un chat avec des grandes oreilles de lapin. Cela lui semblait incongru. Mais après tout... Pourquoi pas ? Elle y réfléchit encore, de nombreuses hypothèses lui traversant l'esprit ; finalement, elle décida que ça ne devait pas exister, un chat avec des oreilles de lapin, car sinon, eux, les félins de la Rivière, auraient des pattes palmées comme les canards, ou des branchies comme les poissons. Cela leur ferait de drôles de têtes. J'aimerai bien en rencontrer un, déclara finalement la chatonne au poil parsemé. Sa sœur aux yeux émeraudes réagit aussitôt, malicieuse :

« Rencontrer quoi, un lapin ou un Venteux ? » Elle explosa de rire, satisfaite de sa propre blague.

Mais finalement, sa question n'était pas si idiote. Les lapins étaient rares sur les terres de la Rivière ; les lièvres, inexistants. Les deux sœurs n'en avaient donc jamais vus, mais on leur avait décrit ces animaux dont la plupart étaient aussi grands qu'un chat adulte. Ce devait être impressionnant !

Petite Émeraude se mit à rire aux éclats, ce qui, pour le coup, vexa réellement Petite Opale. Elle rentra la tête dans les épaules, oreilles baissées. Son idée n'était pas si stupide, si? Après tout, ils vivaient comme des lapins, alors pourquoi ne pas leur ressembler... il y avait bien des chats à queue toute courte, comme eux.
Beaucoup d'étrangetés vivaient en ce monde. Petite Opale, à l'imagination débordante, en créait bien souvent des plus absurdes que toutes celles existantes. Mais avec un peu de chance, un jour, elle finirait bien par avoir raison.

- Rencontrer quoi, un lapin ou un Venteux ? questionna sa soeur, sur un air malicieux.

Petite Opale détourna le regard, toujours autant vexée par la réaction de sa soeur. À croire que, parce qu'elles arrivaient à l'age de l'apprentissage, elles ne pouvaient plus rêver! Soudainement, le nom de Nuage obligeait à devenir un adulte ennuyant et vide de sens. Vraiment, elle n'en avait pas envie.

- Les deux, répondit-elle sur un air presque sec. De toute façon, tu sais quoi? J'en ai déjà rencontré un, un chat du Clan du Vent.

Elle avait fini par l'oublier, mais quelques bribes revenaient parfois. Et maintenant que le sujet était au gout du jour, ses souvenirs lui semblaient un peu plus clairs.
Petite Opale en était sure; si sa soeur ne la croyait pas, elle serait sans doute un peu jalouse.

De toute façon, tu sais quoi? J'en ai déjà rencontré un, un chat du Clan du Vent. La révélation de Petite Opale glaça Petite Émeraude, qui sentit son sang ne faire qu'un tour tandis qu'elle se figeait. Tout sourire et toute trace de joie l'avait quittée ; à présent ne restaient que l'étonnement et la méfiance. L'étonnement, parce que la rouquine n'aurait jamais parié sur Petite Opale pour sortir du camp et aller à la rencontre d'inconnus ; elle aurait parié sur Nuage de Blaireau ou encore sur Petit Jaspe - et même plutôt sur elle-même - mais jamais sur sa sœur ! Elle était bien trop flemmarde pour partir à l'aventure comme ça. Méfiance, parce qu'elle était si surprise qu'elle en vint à se demander si la chatonne ne mentait pas juste pour lui clouer le bec. Elle la dévisagea, l'air soupçonneux, essayant de lire la vérité dans les prunelles de sa sœur. Mais celle-ci était parfaitement calme, comme à son habitude ; aucun sourire, aucune trace de boutade à l'horizon. Petite Émeraude douta. Comment réagir ?

« Toi, à qui c'est déjà arriver de presque manquer un repas par flemme de te rendre jusqu'au tas de gibier, tu serais sortie du camp et de nos frontières ? » demanda-t-elle, mi-suspicieuse, mi-moqueuse, mi-surprise, mi-jalouse.

Si ce que sa sœur disait était vrai, elle s'était fait devancer, et elle était fortement jalouse de ne pas être celle qui avait quelque chose d'extraordinaire à raconter - ce serait bien la première fois !

Il fallait bien s'en douter, Petite Émeraude ne la croyait pas vraiment. Et comment lui en vouloir? Si elle n'en avait pas souvenir, Petite Opale ne se serait pas crue elle même! Pourtant, elle l'avait fait. Ces souvenirs étaient réels, ils ne pouvaient pas avoir été imaginés ou créés. Elle en était certaine.

- Toi, à qui c'est déjà arriver de presque manquer un repas par flemme de te rendre jusqu'au tas de gibier, tu serais sortie du camp et de nos frontières ?
- Eh bien... hésita Petite Opale. Oui.

Se souvenir du "pourquoi" était une autre histoire. C'était un hiver, elle s'en rappelle bien, avec un apprenti du Clan du Vent nommé "Nuage Naté". Non, ce n'était pas son nom. Elle ne s'en rappelait plus. J'étais si jeune! Enfin, elle l'était toujours. Mais plus encore à cette époque.
Petite Opale se souvenait de la neige, du froid, du doute, de la peur, et de l'excitation aussi. Le bruit de la glace qui craquait, le gel sous ses pattes et... Petite Améthyste?
C'est ça!

- J'en avais marre de vous voir triste, alors j'étais partie chercher Petite Améthyste, mais je n'ai jamais dépassé la rivière.

Après avoir fait maintes bêtises avec cet apprenti étranger, son père était venu la rechercher, lui passant un sacré savon une fois rentrée au camp. Mais elle avait vite oublié, se précipitant au creux d'Eau Turquoise pour profiter d'une bonne nuit de sommeil au chaud.

- Si j'avais réussi à aller la rechercher, ça se saurait...

Elle ne serait pas enterrée six pattes sous terre. Loin de sa famille, loin de tout. Ayant définitivement perdu la chance de pouvoir grandir et vivre. Morte.
Aurais-je pu changer les choses? Petite Opale, ses frères et ses soeurs étaient bien trop petits à l'époque, ils n'auraient jamais pu sauver la vie de leur petite soeur. Malgré tout, la culpabilité se ressentait toujours.

- Enfin bon. Tu penses avoir qui comme mentor, toi?

Eh bien... Oui. J'en avais marre de vous voir triste, alors j'étais partie chercher Petite Améthyste, mais je n'ai jamais dépassé la rivière. La révélation eut l'effet d'une douche froide sur Petite Émeraude. Elle était tiraillée entre plusieurs sentiments. Le premier était l'étonnement : entre tous, elle n'aurait jamais parié sur Petite Opale pour se lancer dans une telle aventure. Le deuxième, c'était la jalousie, une jalousie étrange qui n'était pas vraiment explicable ni justifiée, mais qui correspondait à l'envie de la rouquine d'être au centre du monde, d'être celle qui fait les bêtises, d'être celle qui sauve, s'il est possible de sauver. Le fait que sa sœur ait essayé sans même qu'elle le sache lui donnait une drôle d'impression. Enfin, la dernière sensation qu'elle ressentait était l'inquiétude ; la préoccupation de voir que Petite Opale pouvait omettre de lui parler de choses si importantes, et l'impression qu'au fond, Petite Émeraude ne savait rien d'elle.
Dérangée par tous ces sentiments, la rouquine se dandinait, sautant d'une patte à l'autre, les moustaches frétillant.
Si j'avais réussi à aller la rechercher, ça se saurait... Nouveau frisson. Mentionner Petite Améthyste... C'était quelque chose de difficile pour Petite Émeraude. Elle n'en parlait presque jamais, traumatisée par cet événement. Elle l'avait transformé en tabou. Elle faisait tout pour éviter le sujet ; aussi ne releva-t-elle pas et laissa Petite Opale continuer ; celle-ci n'avait visiblement pas l'intention de s'étendre non plus. Enfin bon. Tu penses avoir qui comme mentor, toi ? demanda-t-elle en déviant le sujet. Préoccupée par les pensées qui lui occupaient l'esprit, Petite Émeraude mit un certain temps à réagir.

« Hein ? Euh, oui c'est ça, un beau morceau de mulot » répondit-elle, totalement à côté de la plaque. Puis, ressentant un intense désir de se fourrer dans un buisson où personne ne viendrait la déranger, afin de réfléchir à tout ce qu'elle venait d'encaisser, elle enchaîna. « Bon, c'est pas tout mais j'ai un ou deux anciens à aller embêter, moi ! »

Elle mima l'espièglerie qu'on lui connaissait si bien, et s'éloigna rapidement en priant pour que sa sœur ne la suive pas ; mais la connaissant, elle se doutait que non. Pour une fois, sa flemme était une aubaine pour la rouquine.