Young blood Old souls || Branche Pale (puis Esprit Soucieux) - end

— Tu as entendu, il parait qu’elle aurait essayé de tuer Rafflésie, à l’époque…

Grenouille traversa le camp d’un pas pressé, évitant les rumeurs qui se propageaient comme des mauvaises herbes. Ses pas dans la neige étaient légers, vifs, silencieux — comme si elle avait toujours vécu dans la neige. Elle aurait pu être complètement dans son élément, si son pelage était davantage adapté au froid de l’hiver.
Depuis quelques semaines, dans le Clan de l’Ombre, les chats échangeaient dans des murmures outrés, choqués, gênés. Branche Pâle serait une meurtrière. Elle aurait essayé de tuer sa précédente apprentie, et aurait même déjà tué plusieurs chats en dehors du camp. « J’te jure ! Je l’ai vue quand j’étais gamin, elle a buté un p’tit solitaire j’te dis ! »
La jeune guerrière leva les yeux au ciel, septique. Branche Pâle avait ses défauts, mais ce n’était pas un monstre à ce point là. Ça lui semblait être beaucoup trop gros pour être vrai — et surtout, cela coïncidait un peu trop avec son récent accouchement des petits de Brume du Matin. Les rumeurs avaient étrangement commencé quand elle était devenue Reine, et avait pris congés dans la pouponnière. Vif-Argent elle-même n’y croyait pas. « Nuage de Rafflésie est sans doute jalouse de sa relation avec Brume du Matin », avait-elle spéculé. « Sa blessure, c’est un accident terrible. Ça l’a forcée à abandonner sa carrière de guerrière, tu sais. C’est plus facile d’accepter une réalité aussi dure en rejetant le blâme sur quelqu’un, surtout pour ce genre de choses, quand ce n’est la faute de personne… »
Grenouille trouvait que cette version se tenait. Elle faisait toujours plus de sens que « Branche Pâle est une terrible meurtrière impunie qui gangrène notre Clan depuis des lunes », en tout cas.

Le temps était doux, malgré ce jour d’hiver. La jeune guerrière brune se dirigea vers la pouponnière. Cela faisait des lunes qu’elle n’avait pas adressé la parole à son ancienne mentor — en fait, depuis son baptême, elle ne lui avait pas reparlé. Elle pensa à elle, à l’ambiance lourde et sombre qui devait peser tout autour d’elle, alors que la quasi intégralité du camp spéculait sur ses potentiels crimes passés. Elle pensa à ce fameux baptême, où elle l’avait humiliée sans pitié. Peut-être avait-elle encouragé les rumeurs, en faisant cela, et plus elle y pensait, plus elle s’en voulait. Elle pensait aux petits, qui devaient grandir dans un tel environnement qui devait peser sur eux, quand bien même ils étaient encore trop jeunes pour comprendre.
Il fallait qu’elle s’excuse. Et qu’elle l’aide, aussi. Son apprentissage appartenait au passé, désormais. Elle était devenue une guerrière accomplie qui aidait à nourrir son Clan, et c’est tout ce qui comptait. On dit que le temps guérit toutes les blessures — alors elle pouvait accepter de panser celle-ci, pour qu’elles repartent sur de nouvelles et meilleures bases toutes les deux. Plus en tant qu’apprentie et mentor, mais en tant que consœurs.
Et puis, Branche Pâle semblait vouloir enterrer la hache de guerre, elle aussi. Elle n’avait quand même pas appelé l’un de ses fils « Petit Crapaud » par hasard ! La guerrière était intelligente, elle savait ce qu’elle faisait. Intérieurement, Grenouille pensait à un petit hommage indirect à cette apprentie qu’elle avait réussi à former après l’accident de Rafflésie.

Une fois à la pouponnière, elle constata, en effet, que son ancienne mentor était isolée. Les autres reines s’étaient reculées quitte à se rapprocher du froid à l’entrée de la pouponnière, l’évitant comme si elle portait le mal vert. Grenouille les salua d’un geste de la tête, puis s’en alla trouver la nouvelle Reine. Peut-être que s’ils les voyaient ensemble, Grenouille et elle, ils réaliseraient que les rumeurs n’étaient pas fondées et que Branche Pâle n’était pas si terrible.

Ses yeux glissèrent vers les trois petites boules de poils, assez âgées pour avoir les yeux grands ouverts.
— Awww ils sont trop mignons !! s’extasia Grenouille, tout en portant tout doucement une patte vers l’un des petits, pour caresser sa petite joue rebondie de bébé.
Elle évita de demander si « tout se passait bien », étant donné le contexte. À la place elle ajouta un « Pas trop fatiguée ? », parce qu’elle savait que s’occuper de nouveaux nés, c’était une tâche des plus épuisantes.
— Dis, je me demandais… est-ce que ça te dirait, une petite balade, toutes les deux ? Ça fait longtemps qu’on s’est pas parlé alors, tu sais, on pourrait… rattraper le temps perdu ?
Et réparer le temps passé, aussi.

Le grondement de la reine n’échappa pas à Grenouille, qui rejeta cela sur l’instinct maternel des mères, prêtes à protéger leurs petits contre n’importe quelle menace. Doucement, elle retira sa patte, et adressa un sourire bienveillant à Branche Pâle. Parce que c’était pas grave — c’était rien, elle lui en voulait pas, pour cet apprentissage bâclé. Aux chatons, elle offrit un lent clignements d’yeux affectueux qui se voulait rassurant. Ils étaient si beaux, si petits, et si fragiles, aussi.

À sa proposition, Branche Pâle se leva, et lui répondu par un sourire — expression qu’elle n’avait encore jamais vu sur son visage auparavant, qu’elle n’aurait jamais cru voir, et encore moins destiné à elle ! Les yeux de Grenouille se mirent à briller, ses lèvres s’étirèrent sur son visage hors de son contrôle. C’est qu’elle était si heureuse, que son ancienne mentor accepte d’oublier le passé ! Elles allaient pouvoir développer une meilleure relation, et peut-être même qu’elles deviendraient amies ! Elle viendrait jouer avec les chatons, elle leur raconterait des histoires, leur rapporterait ses meilleures proies.

— C’est une très bonne idée. Tu dois avoir plein de choses à me raconter depuis que tu es devenue une guerrière du Clan de l’Ombre.

La jeune guerrière hocha la tête, puis pris les devants hors de la pouponnière, et enfin hors du camp. Quand elle eut franchit les fourrées, elle se retourna et attendit que la Reine la suive.

— En vrai, j’ai pas tant de choses à raconter, reprit-elle une fois dehors. Elle évita de préciser que sa vie n’était pas bien différente de celle qu’elle avait en tant qu’apprentie, puisqu’elle avait acquis son indépendance un peu trop tôt, avec cette mentor absente… la différence la plus notable, c’est qu’elle dormait dans une nouvelle tanière maintenant, et qu’elle avait perdu son « Nuage ». Mais toi, alors, ça fait quoi d’être maman ? Félicitation au fait pour les bébés ! Ils sont magnifiques, et ils ont l’air bien vigoureux, aussi !
Pas comme elle, qui était à peine plus grosse qu’une souris dodue à la naissance.
— Je suis sûre qu’ils feront des guerriers incroyables, plus tard.

Il y avait du sang sur la joue de Branche Pâle. Grenouille fixa la plaie béante, interdite. Elle lui avait fait ça — elle avait blessé une reine, une mère de trois enfants. Le sang s’écoulait de son visage, retombant sans bruit sur la neige immaculée.
— Pauvre petite. Tu as vraiment cru que tout allait changer comme ça ? Sous je ne sais quel prétexte ?
— J- J’voulais pas !! C’était- Le renard, je visais le renard--
Le renard, où était-il, d’ailleurs ? Il rôdait dans les parages, c’était certain. Elles n’étaient pas encore sorties d’affaire. Elle pouvait le sentir — cette funeste proximité avec la mort. Son cœur tambourinait violemment dans sa poitrine, lui hurlant de prendre la fuite. Les poils de son échine se hérissaient chaque fois que cet horrible frisson glacial lui parcourait le corps. Son instinct la poussait à prendre ses pattes à son cou, et ça ne pouvait qu’être le renard. Le même qui avait arraché la vie de Lumière Noire, qui revenait affamé au début de l’hiver, attiré par l’odeur du lait et du sang.
Le danger était bel et bien là. Grenouille ne cherchait juste pas au bon endroit. Il lui suffisait de regarder droit devant elle.

— Tu m’as humiliée le jour de ton baptême. J’ai promis de te le faire payer. C’est aujourd’hui que cela doit se terminer.

Elle lui en voulait pour le baptême. Qui ne lui en aurait pas voulu ? Elle avait été tellement horrible, à monter sur le promontoire pour déclarer de telle chose à tout le Clan. Et elle lui en voulait aussi pour sa joue, pour tout ce sang qui coulait par sa faute.
Grenouille voulait lui dire à quel point elle était désolée, lui demander comment se racheter, mais elle n’y arrivait pas. Et puis, il y avait d’autres priorités. Le renard. Branche Pâle devait se mettre en sécurité.

Elle observa la reine bondir pour lui sauter dessus. Paralysée, les pattes comme clouées au sol, Grenouille ne pouvait que se résoudre à regarder, impuissante. Devant ses yeux, le temps semblait s’écouler au ralenti. La silhouette de Branche Pale, suspendue momentanément dans les airs et bloquant les faibles rayons du soleil avec son corps, avait des allures d’ange. Un ange de la mort à l’odeur de lait maternel, symbole de la vie.

Le choc fut incroyablement violent pour son corps trop petit et trop frêle, et la fine neige ne fut pas suffisante pour amortir le choc. Le tapis d’aiguilles de pin non plus. La douleur foudroya son corps, lui coupa le souffle. Elle avait si mal partout qu’elle ne savait plus dire où la Reine l’attaquait. Si mal que le froid de la neige lui paraissait brulant. Si mal, dans le corps et dans le cœur. Sa vision, assombrie par un voile d’étoiles noires, ne lui permettait plus de voir ce qui se passait. Par réflexe, elle tenta de ramper pour s’extirper de son étreinte, de donner des coups de patte devant tout ce qui passait, mais ce n’était que son corps qui agissait seul, contre sa volonté.
Grenouille, elle, ne voulait pas faire de mal à Branche Pale. Elle voulait qu’elle rentre chez elle, au chaud, auprès de ses trois enfants.
Mais aussi naïve et idéaliste soit-elle, elle n’était pas non plus complètement idiote. Et elle avait entendu les rumeurs, les terribles rumeurs sur le compte de Branche Pale, qui étaient peut-être un peu fondées au final, mais ça ne changeait plus rien pour Grenouille.

La douleur, tout le sang qu’elle perdait et le froid préparait son corps à ce qui était à venir : la mort. Son cerveau, qui continuait de se battre comme un beau diable pour la maintenir en vie, commençait progressivement à accepter l’inévitable — à moins d’un miracle. Mais les miracles, c’était pour les belles histoires des anciens et de la pouponnières, et pour les héros des légendes. Grenouille n’était rien de tout ça. Elle avait déjà affronté le destin une fois, en survivant à sa mère et à ses plans morbides. C’était une fois de trop.

Elle trouva malgré tout la force de prononcer quelques paroles — une force puisée d’on ne sait où, mais qu’elle accepta avec joie. Sa voix était faible, étouffée, secouée par plusieurs quintes de toux douloureuses et ensanglantées, et prononcer une phrase compréhensible résultait d’un effort prodigieux.
— Tu dois fuir. Prendre tes chatons et fuir. Ou le renard, il t’aura.
Le renard-qui-voyait-tout. Le renard aux mille-gueules et à la langue trop bien pendue. Le renard aux longues oreilles pour se délecter de toutes les rumeurs de Cerfblanc. Le renard qui l’attraperait, quand elle se serait prouvée conforme à toutes les histoires qu’ils racontaient, au Clan, après avoir retrouvé la dépouille massacrée de Grenouille. Le renard qui lui briserait la nuque, comme il avait brisé celle de sa grande-tante Hermine bien des lunes auparavant.
— Cours !
Branche Pale devait se dépêcher. Laissée seule à son compte, perdue dans la pinède, Grenouille finirait par mourir, de toute façon. Mais si elle voulait retourner au camp, emporter trois chatons qu’elle ne pourrait pas porter tous en même temps, et partir le plus loin possible, alors elle devait le faire tout de suite. Leur temps à toutes les deux était compté.

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