Among the trees | w/. Crêpe - end

Elle y était. Elle était épuisée, mais elle y était. Le verger. Elle s'assit, soufflant comme une locomotive qui peinait, avalant l'air à grandes goulées dans des sifflements sonores. Elle se posa donc au beau milieu du verger, observant avec une intense satisfaction les arbres fruitiers autour d'elle.

Elle se souvenait, quand elle était jeune guerrière, elle et Brame du Cerf s'étaient rendus ici. Ils avaient joué à cache-cache derrière les arbres, comme des enfants, alors qu'ils étaient encore d'assez jeunes guerriers. Chose relativement rare, Plume Colorée sourit au vide en se remémorant ces bribes de souvenirs.

De loin, l'écaille aperçut une silhouette. Curieuse malgré elle, elle s'approcha de celle-ci, et regretta dès l'instant où elle sentit l'odeur étrange d'un ou d'une solitaire.

« Ben tiens, ça faisait longtemps que j'avais pas croisé des chats de ton espèce. Elle est bonne, ta souris, vagabonde ? »

L'ancienne s'assit à une distance respectueuse de la solitaire - elle supposait que c'était elle -, consciente qu'elle ne ferait pas long feu au corps-à-corps, mais n'en laissant pas tomber son ton piquant pour autant. Elle soufflait fort, bien qu'elle tentât de le masquer en se tenant bien droite, les pattes ancrées dans le sol d'un air assuré. Sa présence la dérangeait, et elle tenait à ce qu'elle le sache.

Petite garce. La solitaire s'étendait, comme si elle était dans son droit le plus total, comme si elle avait tout son temps. Bien sûr qu'elle avait tout son temps, elle avait l'air encore jeune ! Plume Colorée, elle, n'avait pas beaucoup de temps à perdre avec ces sang-moisi. Enfin, il fallait avouer qu'elle avait effectivement le droit de se trouver ici, de chasser des proies, et de vivre tout simplement. Mais Plume Colorée considérait cela comme du vol, parce qu'elle était raciste, rageuse et gâteuse.

« Salut la raciste ! Eeeeh laisse moi deviner ! C'est de la jalousie, c'est ça ? J'ai juste ? Tu crèves la dalle et t'es plus capable de t'attraper à bouffer c'est ça ? »

L'écaille se redressa, outrée. Tant d'insolence dans un seul être, ça relevait de l'inouï ! Elle resta immobile un instant encore, mais ne se laissa pas décontenancer par la jeune chatte. Elle venait de lancer les hostilités, et Plume Colorée, dans le but de protéger son amour-propre, comptait bien ne pas lui laisser le dernier mot.

« De la jalousie ? En quoi est-ce que t'avoir face à moi devrait provoquer de la jalousie ? Tu te sens si importante que ça, solitaire ? M'appeler Plume Colorée et appartenir au Clan du Vent suffit à mon bonheur ... et à ma survie. Je peux compter sur les miens, dans mes jeunes comme dans mes vieux jours. Peux-tu en dire autant ? »

L'ancienne n'avait pas envie de la comprendre. Elle n'avait jamais eu envie de comprendre ces va-nus-pieds, elle n'en voyait aucunement l'intérêt.

Ce devait être une fille de joie. La liberté totale, l'absence de règles, de cadre, devait avoir pourri son cerveau, son corps jusqu'à la moelle. Ce n'était sans doute pas sa faute, mais Plume Colorée grognait quand même en voyant ce sourire idiot sur son visage, et son corps s'étendre dans une position qu'elle trouvait hautement suggestive.

« Ooooh làà, écoute, si tu es heureuse, tant mieux pour toi, je ne t'en souhaite ni plus ni moins. Je me sens juste assez importante pour mériter ton respect basique, celui qu'en tant qu'individu tu dois à n'importe quelle autre personne pensante quel que soit son grade ou sa condition... Ce que vous autres, chats des clans, semblez pour la plupart oublier, montés comme vous l'êtes sur un piédestal fictif que vous créez de toute pièce avec votre consanguinité intellectuelle. »

Plume Colorée haussa les épaules avec dédain. Elle sentait qu'elle lui avait mal parlé, mais elle ne l'admettrait pour rien au monde, et pousserait sa mauvaise foi jusqu'au bout. Et puis, la solitaire n'était pas en reste non plus, il fallait bien accorder à l'ancienne cette circonstance atténuante.

« Je veux dire... Regardez vous, enfin, tu ne peux décemment pas vous considérer comme une race supérieure simplement parce que vous avez un bout de terrain. Pire, encapsulés dans votre état d'esprit, vous vous empêchez même d'aller voir ailleurs. »

Spontanément, la féline feula de sa vieille voix éraillée. Elle n'avait jamais prétendu quelque chose d'aussi répugnant ! Cette solitaire sautait aux conclusions comme un enfant.

« Parce que tu es très bien placée pour savoir ce qu'il se passe au sein des Clans, peut-être ? Heureuse de savoir que tu as la science infuse, sans-nom. Nous avons des valeurs et des traditions, que tu ne les comprennes pas est une chose, que tu les insultes en est une autre. Quoique tu dises, le Clan des Etoiles est également au-dessus de ta tête, et les blasphèmes ne t'amèneront pas auprès de nos Ancêtres. »

Son sang bouillait. Elle aurait encore eu la santé, elle lui aurait fait la peau.

« Ah, et je ne te permets pas de me tutoyer. »

Je ne prétends pas savoir ce qu'il se passe dans les clans.

Je ne fais que constater l'attitude des personnes que je croise.

Moi aussi, je trouve les étoiles très jolies.

Oooh, tu ne me permets pas ? En l'honneur de ton grand âge, peut être ? Ou de ta qualité de chatte de clan ? Parce que tu crois être supérieure simplement parce que tes valeurs sont différentes ? Non mais sééérieusement, où va le monde... Tu penses sincèrement qu'un chaton nouveau né de ton clan est supérieur, rien que de par sa naissance, à un chaton né dans la nature ? C'est pitoyable et élitiste.

Je tutoie qui je veux. Contrairement au fait de ne pas se présenter ou d'agresser gratuitement les gens, ça n'est pas un signe d'irrespect.

My My, Hey Hey, Neil Young

Plume Colorée ignora les remarques piquantes de la solitaire. Elle avait conscience qu'elle ne cherchait qu'à la provoquer, mais c'était plus fort qu'elle : elle devait répliquer, coup contre coup, même si ce dialogue n'avait aucun sens.

« Oooh, tu ne me permets pas ? En l'honneur de ton grand âge, peut être ? Ou de ta qualité de chatte de clan ? Parce que tu crois être supérieure simplement parce que tes valeurs sont différentes ? Non mais sééérieusement, où va le monde... Tu penses sincèrement qu'un chaton nouveau né de ton clan est supérieur, rien que de par sa naissance, à un chaton né dans la nature ? C'est pitoyable et élitiste. »

La calico releva à peine l'affront qu'elle lui faisait en lui tirant la langue. Ça en plus d'autre chose ... Elle ne pensait pas ce que cette chatte décérébrée racontait. Elle ne se pensait pas supérieure, mais elle pensait qu'eux, ils avaient des valeurs. Un chaton ne naissait pas bon ou mauvais : c'était son éducation qui faisait tout. Et l'éducation de ses filles avait été un échec, au même titre que l'éducation de petits solitaires pouvait être une réussite. Mais dans la majorité des cas, c'était de la vermine : c'était un fait.

« Je tutoie qui je veux. Contrairement au fait de ne pas se présenter ou d'agresser gratuitement les gens, ça n'est pas un signe d'irrespect. »

L'ancienne leva les yeux au ciel à l'écoute de cet argument d'apprenti. Je fais ce que je veux, quand je veux, hein ? On croirait entendre un gosse mal élevé ... Un argument supplémentaire pour l'appeler petite catin.

« La seule à ne pas connaître le nom de l'autre, ici, c'est moi. Je me suis déjà présentée. »

Plume Colorée marqua une pause, dévisageant avec plus d'attention la solitaire. Elle n'était pas laide, et son air goguenard lui donnait du charme. Son rictus avait quelque chose de séducteur. Mais rien n'y faisait : l'ancienne ne l'aimait pas.

« Je ne suis pas supérieure, pas plus que ne le sont nos chatons ou les vôtres. J'ai une famille qui s'étend bien au-delà de mes affiliations biologiques. Je me suis battue toute ma vie pour des valeurs, et j'ai su toute ma vie pour quoi ou qui je me battais. Pour qui te bats-tu, va-nues-pattes ? »

Ensuite, la calico haussa les épaules, l'air à nouveau dédaigneuse. Elle n'était pas certaine que cette féline ait quelque chose qui vaille la peine de se battre, ou qu'elle daigne le lui avouer ...
Mais ce n'était pas tant à la femelle au pelage bleuté qu'elle posait ses questions.
Plutôt à elle-même.
Au sens qu'avait eu cette longue vie.
A la peur qui la hantait, la paralysait, l'empêchait d'avancer encore un peu. A la colère qu'elle ressentait envers elle-même, à l'idée de ne pas pouvoir réparer toutes ses erreurs, à s'obstiner à les conserver, comme s'il était déjà trop tard pour sa rédemption. Par peur aussi, sans doute, qu'elle ne fasse pire que mieux. A toutes ces questions douloureuses qui la tenaillaient. La pire de ses peurs se résumait dans un sujet qu'elle avait évoqué un peu plus tôt, peut-être pour se rassurer elle-même : le Clan des Etoiles pourrait-il vraiment la sauver ?

Me battre ? Pourquoi me battrais-je ? Il y a ici largement de quoi subvenir à tous les solitaires qui passent, et tous les chats de clan qui passent. Je ne vois pas la nécessité de ta quête. Je n'ai nul besoin ni envie de me battre. Et lorsque les temps se font plus durs, il suffit d'aller chasser dans les fermes ou les nids de bipèdes, qui regorgent de proies. Je ne vais pas me tuer par fierté, dieu merci.

Tu pourras me présenter à ton clan comme étant Foëhn, solitaire des vents changeants !

Heart of gold, Neil Young

« Me battre ? Pourquoi me battrais-je ? »

Je ne sais pas, moi. A défaut d'avoir un cerveau, tu aurais des muscles, la railla intérieurement l'ancienne.

« Il y a ici largement de quoi subvenir à tous les solitaires qui passent, et tous les chats de clan qui passent. Je ne vois pas la nécessité de ta quête. Je n'ai nul besoin ni envie de me battre. Et lorsque les temps se font plus durs, il suffit d'aller chasser dans les fermes ou les nids de bipèdes, qui regorgent de proies. Je ne vais pas me tuer par fierté, dieu merci. »

Au début, ses petites manières l'avaient sincèrement mise en rogne parce qu'elle la pensait ignorante. Maintenant, l'ancienne avait compris que cette solitaire était parfaitement au courant de ce qu'elle disait, et qu'elle jouait avec elle. La calico était passée de la colère à l'agacement, se demandant pourquoi elle continuait à perdre son temps avec cette vagabonde.

« Tu pourras me présenter à ton clan comme étant Foëhn, solitaire des vents changeants !
- Te présenter ? Je me ferais honte si je me donnais autant de peine pour une insolente de ton genre … »

Elle voulait continuer, mais une quinte de toux la secoua de part en part, faisant vibrer ses os comme les tubes d'un orgue. Respirant difficilement, elle finit par se redresser ostentatoirement, comme si rien ne s'était passé.

« Je me bats et je chasse pour que notre Clan ne se fasse pas écraser par les autres, je me bats pour des dizaines d'autres en-dehors de moi, ma survie seule n'est pas ce qui m'intéresse. Que penses-tu qu'il se passerait si les Clans se désintégraient ? Penses-tu que tu pourrais vivre encore paisiblement ta vie de solitaire ? Et puis, baser ta survie sur des êtres que tu ne comprends pas … C'est un pari risqué et stupide. Que penser des Bipèdes ? Leur Chemin du Tonnerre a-t-il été créé pour nous protéger ? Au contraire du vent, du soleil et des proies, ils peuvent te tuer en quelques instants. Je ne laisserais pas ma vie entre leurs pattes osseuses. »

En fait, elle l'énervait encore.