Un monde différent

Il est tard.

Il est tard dans un bar pourri, dans un quartier pourri, dans une ville pourrie. Je presse un bouton sur mon portable. L'écran affiche 4h37
Il est tôt alors.
( Je sais pas )

Je dois rentrer chez moi, je me lève pour partir. Je me penche pour prendre Budy dans mes bras à cause qu'elle s'est endormie, et ça me déséquilibre, et je manque de me casser la gueule du haut de mes deux mètres cinq.
Mais faut que je règle la note. Et évidemment j'ai pas d'argent.
Evidemment.
Mes j'ai mes poings.
La discussion ressemble à rien du tout, et déjà ça dégénère vite et mes coups volent partout à cause qu'ils rendent chacun des coups que je prends, je sens une mâchoire qui craque sur mes phalanges, le sang qui coule sur ma tempe et la chair qui s’affaisse sous mes poings.
Et l'ardesse du combat me fais me sentir mieux.

***

Y'a pas grand monde dans les rues à cette heure ci. Budy trotte devant moi, bien réveillée maintenant, heureuse de partir je suppose et de rentrer dans le chez moi qui à rien d'une maison mais que j'aime appeler chez moi. Et brusquement ma chienne s'arrête et je réagis pas assez vite et je manque encore de me casser la gueule.
Je m'apprête à lui balancer un coup de pied pour la faire avancer, mais elle a vu quelque chose.
Y'a quelque chose.

Qu'est-ce qui y'a pote ? je dis la voix pâteuse du fait de l'alcool.

Elle fixe quelque chose. Elle fixe quelqu'un.

Putain reviens ! je dis.

Mais non elle s'en va dans la direxion et j'ai pas d'autre choix que de la suivre en titubant et en voyant rien que ce que les lampadaires veulent bien éclairer.
C'est Franco.
C'est lui.

Je l'ai pas revu depuis qu'il est parti avec le connard, depuis qu'il m'a abandonné pour la sexte et je suis pas prêt à lui pardonner, ça non.
Ma main effleure le mur et je fais une boulette d'un de ses putain de tracts pour lui balancer à la gueule. Sauf que le papier ricoche pitoyablement sur sa poitrine.

ALORS TU DISTRIBUE DES PUTAIN DE TRACTS MAINTENANT ? HEIN ? je HURLE même si ça a aucun sens d'être énervé pour ça, même si mon cerveau est trop noyé dans les cocktail d'alcool pour sortir quelque chose de cohérent, même si je dois pas avoir l'air trop menaçant -
et Budy qui lui sautait avant sur les jambes se cache maintenant derrière lui.
Traîtresse elle aussi.

Quand on s'approche de cinq heures du matin, en général, il est soit trop tôt, soit trop tard, tu dais pas trop pourquoi, mais c'est le cas. Ou bien Franco était trop bourré pour savoir ce qu'il pensait. Il avait des papelards à la main, et essayait de les scotcher du mieux qu'il le pouvait sur les portes ou murs en crépi qu'il voyait - plutôt, dans lesquels il se cognait. Il ne savait pas trop trop pourquoi il le faisait, mais un vague souvenir lui disait de se bouger le cul, de finir la pile et de rentrer se pieuter. Sauf qu'il commençait à en avoir marre, et se décida à foutre la liasse dans une poubelle. Il titubait vers son objectif, baigné dans la lumière blafarde des réverbères, attendant que le jour vienne tuer la nuit poisseuse.

Soudain, une boulette lui ricocha sur le torse. Il leva les yeux.
Tariq.
Meeeeeerde.

Ouais ouais ouais, et puis, toi, eh ben toi...EH ! DEPUIS QUAND TU TRAINES DANS LES BARS GAMIN ?

Je tends mes deux bras vers lui, poings fermés et je déplie mon pouce et mon petit doigt pour les secouer, sarcratique.

Ouais ouais ouais et puis toi comment tu vas Tariq ? je fais avec sa voix. Super !! merci !! très content de vivre comme un putain de CLOCHARD à cause que moi je suis pas dans une MAIS BORDEL DE MERDE QU'EST CE QUE TU FAIS DANS UNE SECTE PUTAIN ??

Rebut de la société, déchet, incapable de vivre sans son papa putain patétique patétique et le sol qui tangue.

Il se moquait de lui, Franco, malgré son cerveau perdu dans des brumes éthyliques, s'en rendait parfaitement compte ; il laissait passait. Tariq était le seul fils qu'il aurait jamais, stérilité bonjour, il ne pouvait pas le chambrer comme il le ferait avec un inconnu, aidé de son fidèle coutal. Il se rapprocha de la montagne qu'était son gosse, en titubant, alcool quand tu nous tiens. Il vint lui saisir le col des deux mains, se raccrochant bien haut à lui, et leva le visage, les yeux gonflés.

ME PARLE PAS COMME CA OK ? Moi aussi je suis un PUTAIN de CLOCHARD dans l'âme et je le serais toujours mais là, eh bien, eh, eh bien j'avais vraiment BESOIN de thunes et de voir des gens et de pas toujours devoir trainer dans des bars et me battre et j'étais FATIGUÉ mais mais, putain, MAIS JE T'AIME MOI TU SAIS MEME SI T'ES CON

+:

Je crie et il crie plus fort et Budy JAPPE encore plus fort en bruit de fond, dans cette rue noire vide avec seulement la lumière jaune sale des lampadaires comme présence.

*GASP*

Je me penche en avant, trop en avant, du fait de la pression de ma veste qui me ssie la nuque, et il pue l'alcool et il a une sale tête avec ses yeux rouges et ses excuses minables.

Avant même que l'un de nous deux ait compris quoi il se passe, mon poing remonte et vient s'écraser contre sa mâchoire, dans un craac qui fait vibrer mes phalanges.
Mais ça me fait rien. Ca me soulage pas.
Zéro plaisir à le voir souffrir.

Et les larmes me montent aux yeux à cause que je réalise qu'il m'a manqué.

J'ouvre mes deux bras et je le serre contre moi.

T u   m' a s   t r o p   m a n q u é

Et en fait même si ça se voit pas trop, c'est une des rares personne que j'apprécie et qui compte pour moi, et il m'a sauvé quand j'étais môme alors qu'il y était pas du tout obligé, et c'est le seul père que j'ai jamais eu.
Juste ça.

Spoiler:

Son poing dans la gueule, Franco déguste. Il sait que Tariq est plus fort que lui - pas dur en même temps, il a bien 50cm de plus que lui, et 40kg de muscles en rab - mais ne l'avait jamais éprouvé physiquement ; c'est maintenant chose faite. Il crache une trainée rouge, du sang mêlée de bave, et sent soudainement les bras de son fils s'ouvrir - étreinte amoureuse ou fatale, ah, finalement c'est des peurs, alors il pleure aussi, il a mal, un peu dans son corps, beaucoup dans sa tête, et son cœur est lourd lourd lourd comme une pierre tombale d'enfant. Tariq venait de faire sauter à grands coups de barre à mine la bonde qui retenait ses sentiments.

Toi aussi tu m'as manqé putain, et je promets qe je vais revenir, la secte c'est trist en fait j'étais mieux mieux mieux avec toi et j'ai fait une connerie parce que je suis con aussi des fois, et dis, tu m'aimes encore ?

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