Thinking out loud ¬ Lapis Lazuli - end

La rivière, en ce jour, était déchaînée et serait plutôt appelée "torrent" par les membres de son Clan, qui la connaissaient par cœur et qui avaient en réserve plusieurs adjectifs pour la qualifier selon ses humeurs. Aujourd'hui, elle était en colère. Ses flots ne faisaient que sortir de leurs gonds, éclaboussant la rive, noyant les rochers qui habituellement faisaient surface, charriant les poissons qui avaient fini par se laisser emporter : défier le courant aujourd'hui, c'était signer son arrêt de mort. L'eau avait couleur de boue, elle transportait masse de bouts de verdure et de branches d'arbre. Toute baignade avait été interdite au retour de la patrouille de l'aube. Ce n'était pas aujourd'hui que la pêche serait bonne.

Aigue-Marine observait cet amas d'eau et de terre la séparer des Rochers du Soleil, territoire qu'elle et son Clan avaient récupéré il y avait quelques lunes. Elle ne pouvait s'empêcher de ressentir de l'orgueil en se revoyant à la bataille, se battre comme une lionne. Personne ne l'aurait cru, pas même elle, et pourtant. Les choses auraient peut-être été différentes si elle n'y avait pas été. Ou encore, si elle y avait été mais que Lapis Lazuli ne lui avait pas malgré lui redonné confiance, quelques jours avant la bataille, en défiant avec elle un renard assoiffé de chair féline. Ensemble, ils s'étaient battus, et c'était comme si Aigue-Marine était monté d'un niveau, comme si elle se rapprochait un peu plus de son évolution : elle avait changé, et continuait chaque jour à le faire.

Quant à Lapis Lazuli, il était toujours un soutien inespéré mais bien présent. Elle avait bien rencontré Nuage d'Écailles, qui lui avait donné de l'espoir et de la force, mais il n'y avait que le grand mâle gris-bleu pour lui redonner ainsi confiance en ses capacités. C'en était venu à un tel point que dès qu'il fallait qu'elle soit forte, courageuse, ou dès qu'elle se sentait triste ou faible, elle pensait à lui, à sa présence rassurante ; et elle se sentait mieux.
C'en était venu à un tel point qu'elle pensait tout le temps à lui ; il n'y avait guère que quand il était face à elle que son esprit s'embrouillait.

Et son esprit s'embrouilla.

Le crépuscule était pour bientôt. Le ciel, dans sa teinte bleutée, arborerait bientôt des nuances orangées afin d'accueillir les étoiles et le voile sombre qui les accompagnait. Leurs ancêtres veilleraient sur eux durant leur paisible sommeil. S'ils dormaient.

Allongé dans un coin du camp de la Rivière, Lapis Lazuli profitait de ce calme qui lui était accordé. Devenir lieutenant, en plus de lui conférer un titre respecté apportait son lot de responsabilités. Sa routine avait été largement bouleversée depuis la disparition de Rivière Sombre et son fils. Il n'écoutait plus les patrouilles, il les organisait. Il lui fallait poursuivre l'entrainement de Nuage d'Écailles, perfectionner celui d'un guerrier, et surveiller le Clan face aux potentiels traitres.

Et il lui fallait épouser un chaton.

Le félin gris-bleu secoua la tête. Il ne fallait pas y penser. Un mariage n'était qu'un lien. Un mot. Rien de plus. Ses yeux se mirent à parcourir le Clan à la recherche d'éléments pour occuper son esprit, en quête d'effacer cette promesse empoisonnée.
Les feuilles, les poissons, le tas de gibier, les pierres, Petite Abeille... merde.

Dans un grognement sourd, le lieutenant se leva, s'étirant de tout son long. S'éclipser du Clan ne lui ferait pas de mal. Il y restait si longtemps depuis sa nomination qu'il avait parfois l'impression d'étouffer. Après avoir prévenu Plume de Coton de son absence, il s'extirpa du Clan en silence, sautant au dessus de la carcasse d'un vieux tronc qui trônait là depuis des lunes déjà.

Le vent était fort ces jours ci, déchainant les flots en un torrent incontrôlable. Un félin qui s'y aventurait était bien souvent condamné. Dans tout les cas, personne ne prendrait le risque de sauter dans l'eau pour aller le sauver de ces eaux meurtrières. C'était dans de telles eaux que Nuage d'Or était mort. L'amour l'avait tué. L'amour était un tueur silencieux. Et son union avec Petite Abeille le tuait.

Pourquoi, au juste? Il s'interrogeait pendant qu'il marchait. Pourquoi une simple union, qui n'existait que de par quelques paroles, le tracassait à ce point? Lapis Lazuli aurait pu se contenter de l'accepter, et de faire sa vie comme si ce mariage n'allait rien changer. Il aurait pu poursuivre sa vie, considérer sa promise comme une femelle comme les autres, et ne jamais consommer son mariage - et il ne pourrait, de toute manière, pas avant que la petite ne grandisse.

Mais il n'y parvenait pas.

Aigue-Marine.
C'était la raison de ce problème, ainsi que la féline qui se trouvait devant elle. Il avait marché jusqu'à la Rivière, et avait fini par y rejoindre la guerrière. Malaise. Et il fallait essayer de ne rien en montrer.
Il la salua d'un hochement de tête, avant de s'allonger dans l'herbe, non loin d'elle.

- La rivière n'a pas l'air de vouloir se calmer, ces derniers jours, fit-il dans l'espoir de lancer une conversation. Conversation très ennuyante par ailleurs, ce que le félin ne constata qu'une fois les mots prononcés. C'était nul. Très nul. Il fallait trouver autre chose.

- Étoile du Corbeau m'a demandé d'épouser Petite Abeille. C'était la condition pour devenir lieutenant.

Merde. Il ne venait pas de dire ça, tout de même? Si. Il l'avait dit. Pourquoi? Comment? Il n'y avait même pas prêté attention. Les paroles étaient sorties toutes seules de sa gueule. Le guerrier aguerri de 60 lunes retrouvait une maladresse digne d'un apprenti. S'il essayait tant bien que mal de conserver un visage neutre, ses griffes plantées dans la terre et sa queue qui fouettait violemment le vent trahissait son agacement. Quelle abruti était-il, pour sortir des conneries pareilles? Elle n'avait pas à savoir. Pourquoi irait-il lui en parler?
Pourtant, son coeur lui semblait déjà plus léger, à l'idée d'avoir expulsé ces mots de son corps, bien que des griffes acérées lui semblaient se resserre contre lui. Il ne fallait pas trahir sa promesse. Il ne fallait pas. C'était son contrat, la seule condition. Sa seule chance de saisir cette opportunité, de changer les choses, d'offrir à Aigue-Marine, Nuage d'Écailles et Plume de Coton le Clan qu'elles méritaient. Un Clan qui les acceptait et faisait d'elles leur égal.

- Mais c'est un problème. Mon coeur est à une guerrière. J'aurais besoin de tes conseils, Aigue-Marine.

Il allait briser sa promesse.

Lapis-Lazuli venait d'apparaître devant elle, comme si les pensées qui hantaient la tête de la guerrière venaient de l'y traîner. Rien ne laissait présager qu'il allait arriver, encore moins depuis qu'il était lieutenant : on ne le voyait quasiment plus hors du camp, et il avançait chaque jour avec le poids écrasant des responsabilités d'un Clan sur ses épaules. Le lieutenant, dans un Clan, était certainement celui qui en faisait le plus ; le chef n'incarnait que la figure d'autorité suprême, sans en faire autant. Une sorte de monarchie.
Toujours était-il que Lapis Lazuli et Aigue-Marine n'avaient fait que s'apercevoir depuis que le premier avait été nomme lieutenant, hormis cette fois où ils avaient patrouillé avec Nuage d'Écailles. Si Aigue-Marine était fière du grand guerrier, et si elle avait bon espoir qu'il parvienne, à terme, à changer les choses au Clan de la Rivière, elle se sentait quelque peu à nouveau seule, seule avec son peu de confiance en elle, seule avec les regards mysogines qui pesaient chaque jour sur elle, ne cessant de lui répéter comme elle était faible, et inutile non mariée et non mère. Le soutien silencieux de Nuage d'Écailles était bel et bien là, mais insuffisant encore.
Aigue-Marine s'était perdue dans ses pensées. Elle s'en était rendue compte en réalisant que Lapis Lazuli avait parlé, sans qu'elle ne puisse dire de quoi. D'après son attitude, il ne semblait pas attendre de réponse. Le grand mâle gris-bleu était là, devant elle, mais elle se sentait plus seule que jamais, comme si un fossé les séparait.

Étoile du Corbeau m'a demandé d'épouser Petite Abeille. C'était la condition pour devenir lieutenant. Ces paroles-là n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd. Aigue-Marine s'étrangla. Sans vraiment qu'elle ne comprenne pourquoi. Cet ordre d'Étoile du Corbeau ne l'étonnait même pas, c'était tout lui. Lui qui voulait rester droit dans ses pattes, respecter les règles que lui avait inventées, assurer à sa petite fille chérie un mariage dont il pourrait être fier. Tout revenait à lui, jamais il ne s'agissait du bonheur de ceux qui l'entouraient. Cette décision en était encore une fois la preuve. Et si Lapis Lazuli se trouvait encore être le lieutenant, c'était sans aucun doute parce qu'il avait accepté le marché. C'était peut-être ce qui dérangeait le plus Aigue-Marine, et la raison de la colère légère qu'elle sentait brûler en elle. Peut-être que Lapis Lazuli se laisserait dévorer par le pouvoir. Peut-être que l'espoir qu'elle avait eu, et qu'elle avait partagé avec Nuage d'Écailles, était déjà mort...
Mais c'est un problème. Mon coeur est à une guerrière. J'aurais besoin de tes conseils, Aigue-Marine. L'interpelée baissa enfin le regard vers le lieutenant à l'unique œil. Il s'était allongé non loin d'elle, et son regard semblait lui implorer de l'aide. Qu'elle le sauve de cette sale situation où on l'avait mis.
Devant le caractère secret de cette affaire, Aigue-Marine se rapprocha de Lapis Lazuli et s'allongea face à lui, de sorte que leurs pattes se touchent presque. Elle avait compris que la discussion qu'ils allaient avoir ne devait être entendue par personne. Et surtout, elle avait compris que le vétéran ne s'était pas détourné du droit chemin. Elle lui adressa un sourire désolé.

« Étoile du Corbeau a encore su tirer profit de la situation. » murmura-t-elle avec dédain. Elle haïssait de plus en plus son meneur, jusqu'à se faire peur : si quelqu'un l'apprenait, son séjour au Clan de la Rivière serait écourté. Mais comment ne pas ressentir de dédain face à un chef qui, plus que de penser au bonheur de sa fille, arrangeait son union avec ce qui était, pour elle, un vieillard ? Et de plus... Il s'agissait de Lapis Lazuli. L'idée qu'il se marie dérangeait fortement Aigue-Marine, sans qu'elle ne sache pourquoi. Elle savait que ce n'était pas qu'à cause de la décision d'Étoile du Corbeau.

« Mais il te faut gagner la confiance d'Étoile du Corbeau. » Cela sonnait comme l'acceptation d'Aigue-Marine de cette situation. Mais c'était loin d'être le cas. « Du moins, en apparence. Bien qu'il le voudrait, il ne pourra jamais aller sonder ton cœur. Tu es esclave de sa volonté, mais libre d'aimer en secret. »

C'était le seul conseil qu'elle pouvait lui donner. Elle tenait bien trop à la vie du mâle gris-bleu pour lui conseiller de se rebeller ; Étoile du Corbeau était trop rancunier, trop sanguinaire. Il fallait suivre ses ordres, du moins en apparence, et jusqu'à ce qu'il disparaisse.
L'affaire était si grave qu'Aigue-Marine n'avait même pas pris le temps de réfléchir à l'identité de cette guerrière que semblait aimer Lapis Lazuli. Elle savait simplement qu'elle entretenait le secret espoir que son nom commence par A. Mais elle entretenait surtout la certitude qu'un guerrier si réputé ne pouvait l'aimer, elle, la petite femelle faiblarde. L'idéologie mysogine la tenait.

Aigue-Marine s'approcha de lui, lorsqu'il eut achevé ses mots. Il se détendit, apaisé par la présence de la femelle. Elle avait toujours cette étrange allure à la fois douce et puissante, ce regard presque triste qu'il trouvait beau. Face à son sourire, il aurait rêvé de retrouver ses deux yeux pour pouvoir le déguster davantage. Mais il était déjà satisfait de ne pas être aveugle. La vie possédait encore son lot de merveille, après tout, et selon le félin gris-bleu, la guerrière en faisait parti. Il ne voulait pas laisser Petite Abeille lui enlever. Il ne voulait pas qu'Étoile du Corbeau lui retire ce qu'il avait de plus précieux. Une magnifique Aigue-Marine.

- Étoile du Corbeau a encore su tirer profit de la situation, murmura la femelle.

Lapis Lazuli se mit à rire, doucement. En effet, il avait su. Mais il se demandait s'il en aurait été de même s'il n'avait jamais été nommé lieutenant. Étoile du Corbeau imposait sa volonté, et quiconque refusait s'exposait à de possibles sanctions. Lieutenant ou non, s'il avait décidé qu'il voulait marier le guerrier avec Petite Abeille, il l'aurait fait.
Il lui avait dit qu'il faisait cela car il n'avait aucune femelle. C'était à la fois bien drôle et triste de se dire que s'il avait su plus tôt ce qu'il ressentait, il n'aurait jamais eu à se confronter à tout cela.

- Mais il te faut gagner la confiance d'Étoile du Corbeau.

Il agita les oreilles, surprit. Était-elle vraiment d'accord avec tout cela?

- Du moins, en apparence. Bien qu'il le voudrait, il ne pourra jamais aller sonder ton cœur. Tu es esclave de sa volonté, mais libre d'aimer en secret.

Le félin soupira, soulagé. Il avait cru, pendant un instant, qu'Aigue-Marine était favorable à cette étrange union. Ç'aurait été bien mal la connaitre, et il lui aurait fallu remettre en doute ses sentiments. Par chance, ce n'était pas le cas.

- Tu as raison, soupira-t-il, mais il me faudra cacher cette union. S'il venait à l'apprendre, je nous exposerai, elle et moi, à quelques possibles sanctions.

Et encore. Il pourrait perdre son rang, cette chose étrange, invisible et pourtant présente, qui lui conférait une certaine autorité et l'espoir d'un changement. Peut-être son deuxième oeil, ou un lynchage public. C'était un mâle, après tout. Pas une pitoyable femelle, comme on les considérait en ces terres. Aigue-Marine, en revanche, s'exposait à bien pire. Elle pourrait être jugée responsable, on prétendrait que c'était sa faute pour une obscure raison injustifiée qui servirait à faire comprendre aux autres femelles qu'elles n'avaient pas de droits ici. Pas tant qu'il règnerait. Et pourtant, sans lui, où en serait son Clan? Ils étaient prospères, avec des terres supplémentaires... Le guerrier dégluti. Il n'y avait que sur ce point qu'il était en désaccord avec le matou noir. Et c'était un point suffisant pour briser une promesse. Quel misérable lieutenant était-il?

- Même si je le voulais - et je ne le veux pas - je serai incapable de l'oublier, ou même de l'éviter. C'est une guerrière fabuleuse, tu sais. Elle m'a aidé à combattre un renard, et prend soin de mon apprentie. Je ne pourrais jamais lui être assez reconnaissant, et pourtant, l'aimer serait l'exposer à un danger.

Tu as raison, mais il me faudra cacher cette union. S'il venait à l'apprendre, je nous exposerai, elle et moi, à quelques possibles sanctions. Aigue-Marine sonda l'unique œil qui restait à Lapis Lazuli ; il avait raison, et c'est un aspect auquel elle n'avait pas pensé. Lapis Lazuli se mettait en danger en s'opposant, même secrètement, à la parole d'Étoile du Corbeau ; mais il mettait aussi indirectement en danger la femelle qu'il aimait, surtout s'il décidait de rompre sa promesse et d'entamer une relation avec elle. Était-il vraiment possible d'avoir une relation secrète pour un chat de Clan ? Après tout, la vie en communauté les définissait, et qui dit communauté dit difficulté à avoir des moments de solitude. La relation ne serait pas évidente, et vouée à être découverte à tout instant, malgré les précautions. Aigue-Marine fixait le vétéran, soucieuse. Elle ne songeait plus à ses propres sentiments, mais simplement au devenir du mâle bleu-gris : elle n'avait pas du tout envie qu'il soit puni. La sanction d'Étoile du Corbeau serait exemplaire.
En somme, la situation s'avérait compliquée, quoi que décide Lapis Lazuli : s'il choisissait la voie de la raison, il serait amené à épouser une femelle qui, quoique sûrement sympathique et respectable, ne lui inspirait aucun sentiment, en plus d'être effroyablement jeune pour lui. De l'autre côté, s'il décidait de trahir sa parole et son engagement envers le meneur de la Rivière... c'était sa vie, et celle de la femelle qu'il aimait, qu'il projetait au bord d'un précipice vertigineux. Aucune solution n'existait.

Même si je le voulais - et je ne le veux pas - je serai incapable de l'oublier, ou même de l'éviter. C'est une guerrière fabuleuse, tu sais. Elle m'a aidé à combattre un renard, et prend soin de mon apprentie. Je ne pourrais jamais lui être assez reconnaissant, et pourtant, l'aimer serait l'exposer à un danger. Aigue-Marine sentit une chaleur soudaine envahir ses joues. Elle fixait toujours Lapis Lazuli, mais elle ressentait soudain de la gêne à soutenir son regard. Elle se sentait soudainement intimidée, vulnérable, et à la fois, soulagée. Et également troublée : il lui semblait bien avoir compris que Lapis Lazuli venait de lui déclarer son amour. À elle, la jeune guerrière encore mal dans sa peau quoique grandissant rapidement ces derniers temps. Mais... était-ce seulement possible ? Cela lui semblait absolument irréalisable ; et pourtant, elle avait beau réfléchir, elle ne se souvenait pas que le vétéran ait eu affaire à un renard avec une autre femelle ; et encore moins qu'une guerrière du Clan prenait soin de Nuage d'Écailles ! Ça ne pouvait être qu'elle... Mais elle ne pouvait ôter de son esprit l'idée que c'était impossible.
Ses paroles prirent l'initiative d'y croire avant qu'elle-même n'ose y songer.

« Tu as un choix à faire, et les deux sont dangereux. » souffla-t-elle en rapprochant sa tête de celle de Lapis Lazuli. « Soit tu te ranges du côté d'Étoile du Corbeau, et tu souffres de ne pouvoir vivre ton amour ; soit tu t'opposes secrètement à lui, en affrontant le danger. » Aigue-Marine vint poser son front contre la tête du vétéran. Un doux ronronnement s'échappa de son corps, tandis qu'elle fermait les yeux et savourait ce précieux contact. « Le choix qui te rend le plus heureux, malgré le danger, me semble être le bon. »

Il était évident qu'elle parlait dans son intérêt : voir celui pour qui elle avait des sentiments vivre avec une autre ? En aimer une autre, même si ce n'était que du mensonge ? Elle ne pensait pas y survivre. Elle préférait vivre dangereusement que vivre sans amour.

- Tu as un choix à faire, et les deux sont dangereux.

Aigue-Marine s'approchait de Lapis Lazuli, doucement. Son oeil unique l'observait de toute part. Ses oreilles à l'affut, ses magnifiques yeux bleu marine, son corps élancé, sa posture toujours incertaine...

- Soit tu te ranges du côté d'Étoile du Corbeau, et tu souffres de ne pouvoir vivre ton amour ; soit tu t'opposes secrètement à lui, en affrontant le danger.

Lorsqu'elle vint poser son front contre le sien, le lieutenant ne broncha pas. Elle lui arracha un frisson, deux peut-être, sans que cela ne soit jamais désagréable. Pendant un long moment, il se demanda comment il avait pu, ne serait-ce qu'une seule seconde, douter de sa décision. Penser pouvoir faire un choix entre celle qu'il aimait et le chaton qu'il était supposé épouser. Mais la réalité lui revint bien rapidement en face.
L'image d'une Aigue-Marine humiliée, ensanglantée, la fourrure souillée lui vint à l'esprit. Étoile du Corbeau pourrait en être capable, il le savait.
Il ferma les yeux, afin de faire fuir cette vision d'horreur.

- Je ne les laisserai jamais te faire du mal, lui murmura-t-il en enfouissant son visage contre la chaleur de sa nuque.

Alors qu'il l'avait si souvent eu en horreur, le contact avec la guerrière lui était si agréable, qu'il aurait aimé que cet instant ne cesse jamais. Mais il ne pouvait en profiter pleinement, toujours tiraillé à l'idée qu'un guerrier vienne les surprendre en cet instant précieux.

Je ne les laisserai jamais te faire du mal, avait murmuré Lapis Lazuli tandis que les deux félins profitaient du premier contact amoureux de leur vie. Aigue-Marine s'étonnait d'avoir fait le premier pas, de s'être lancée à corps perdu contre le vétéran, mais elle ne le regrettait pas ; ce geste lui semblait si naturel ! Elle n'aurait su l'empêcher.
Un ronronnement apaisant s'échappait de sa gorge. Elle eut envie que ce moment s'éternise, mais un bruissement non loin la fit sursauter et elle se releva, soudainement paniquée à l'idée que quelqu'un du Clan - ou d'un autre - ait pu voir la scène. Elle ne doutait pas qu'il y avait quelques bons éléments dans le Clan de la Rivière ; mais il y avait aussi un certain nombre de félins qui n'hésiteraient pas une seconde à trahir leur lieutenant en faveur d'Étoile du Corbeau. Il faudrait être prudent, extrêmement prudent : Aigue-Marine réalisait soudainement l'ampleur du secret qu'ils portaient et qu'ils se renvoyaient mutuellement.

Le regard qu'elle adressa à Lapis Lazuli était un mélange d'inquiétude et de sérénité. Elle avait le pressentiment que désormais, tout ne pouvait qu'aller mieux. Mais une appréhension la dévorait désormais, et elle se doutait que ce serait constant.
Elle réfléchit un instant, et en vint à la conclusion que seul un événement pourrait arranger leur situation : la disparition d'Étoile du Corbeau.

« Sais-tu combien de vies il reste à Étoile du Corbeau ? » Oh, ne vous méprenez pas. Elle ne prévoyait pas un assassinat. L'idée ne lui était même pas venue à l'esprit, et entre vous et moi, elle ne lui viendrait jamais. L'Aigue-Marine était bien trop douce pour cela. Elle ne comptait pas de réels ennemis : elle était incapable de haïr.

Aigue-Marine ne sut pas si elle se sentit soulagée ou inquiète en entendant la réponse de Lapis Lazuli : il ne savait pas. Étoile du Corbeau avait déjà perdu quelques vies, il en était sûr, mais il ne savait pas combien il lui en restait à vivre, et ça pouvait aussi bien être quatre qu'une seule. La probabilité pour que ce soit la première hypothèse fit souffler Aigue-Marine de rage : elle ne voyait pas le bout du tunnel. Elle n'était pas du genre à souhaiter la mort d'un être, aussi détestable soit-il ; mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que la disparition d'Étoile du Corbeau n'apporterait que du positif dans leur vie à tous.
Ne te préoccupe pas de tout ça. Si notre union venait à être découverte, je... je ferais le nécessaire. Aigue-Marine se perdit dans l'unique œil de son amant - ou bien, était-ce plutôt elle son amante à lui ? - et appuya sa tête contre la sienne, s'abandonnant à la tendresse que le mâle avait à lui offrir et dont elle avait tant besoin. Elle aurait voulu ne pas avoir à se cacher, pouvoir bénéficier de ces contacts privilégiés partout, à tout moment, et devant tout le monde. Au lieu de ça, elle devrait s'en priver la plupart du temps, pour se contenter de rapides échanges à l'abri des regards. Elle soupira, à la fois inquiète par la vie qui les attendait, et heureuse d'avoir Lapis Lazuli pour elle.

« Et je te suivrai, où que ça nous mène » souffla-t-elle en se mettant à ronronner et en se collant un peu plus au mâle gris-bleu, comme si elle avait voulu se fondre avec lui, ne faire qu'un, que leurs pelages arrêtent d'être les leurs et deviennent une seule entité, un mélange harmonieux de bleu et de brun.

Lapis Lazuli se serra contre sa nouvelle compagne. Il aimait son corps, sa voix, sa douceur et sa gentillesse. Il avait aimé la regarder voyager dans le camp, chasser, pêcher. Et aujourd'hui, il l'aimait plus encore.
Il en oublia l'union interdite, les dangers qu'ils apportaient, Petite Abeille et toutes ces choses... Aigue-Marine occupait désormais tout son esprit. Et c'était la une sensation plus qu'agréable, qu'il découvrait seulement.
- Et je te suivrai, où que ça nous mène, lui souffla-t-elle.
Il ne lui répondit pas avec des mots, mais il savait qu'elle comprendrait. Il lui exprima sa réponse par ses gestes, son souffle.
Comme elle, il aurait voulu se fondre avec elle, ne faire qu'un, que leurs pelages arrêtent d'être les leurs et deviennent une seule entité, un mélange harmonieux de bleu et de brun.