I. LE PERSONNAGE.
II. LES DESCRIPTIONS.
III. L'HISTOIRE.
0 à 2 lunesIl a été adopté à même pas une lune par un Humain qui avait autrefois le loisir d'entraîner des chiens.
À même pas une lune, il entendait pour la première fois le click-clack caractéristique du
clicker, et l'associait à la moiteur de la cuillère mouillée de pâté. Les sessions ne duraient jamais longtemps, quelques minutes tout au plus, et tout au plus trois sessions par jour. Après le click-clack venaient les indications visuelles, soit la patte nue de son humain qui articulait ses phalanges bizarres. S'ensuivit des indications auditives.
Aussi, à 14 semaines, il apprenait:
«
Viens, » la patte nue l'invite à s'approcher d'un mouvement.
«
Assis, » la patte nue replie toutes ses phalanges sauf la principale, la
pointeuse, pour lui pointer le plancher.
«
Attends, » même mouvement, mais la patte nue pointe au plafond, et un temps d'arrêt marque une pause.
«
Couche-toi, » la patte nue s'aplatit vers le plancher, l'intimant à faire de même.
«
Roule, » Suivant la demande précédente, la patte nue effectue une supination tout en pointant, et il doit y répondre en étendant ses pattes, puis effectuer une demie-rotation au sol.
«
Rusty! » ça, c'est l'indication auditive qu'il doit rejoindre la voix. Avec ou sans click-clack, un "Rusty!" ça ne s'ignore pas, parce-que "Rusty", c'est son nom. C'est un nom banal, mais ça permet aux humains de ne pas modifier leurs habitudes. Appeler le même nom, ça leur donne l'illusion de s'adresser au même chat. Rusty le sait. Il ne leur en a jamais voulu. Il a gardé le secret pour eux.
On lui mettait un harnais, parfois - mais ça n'importait pas parce-que chaque fois que son Humain lui mettait le harnais, la nourriture qu'on lui servait était encore plus riche que d'habitude!
Et aussi parfois, une petite Humaine les visitait à la maison. Elle vidait sa litière, elle remplissait son bol, et elle l'invitait à monter tout au haut de son arbre-à-grimper pour lui donner toujours cette même cuillère mouillée de pâté. Comme son Humain - le
Père -, elle aussi était dotée du pouvoir du click-clack.
3ième luneÀ sa troisième lune, l'entraînement au click-clack l’amena dans une cage de transport pour sa stérilisation. C'est une période de sa vie dont il ne se souviendra plus, sauf de la sensation des phalanges - des
doigts de la petite Humaine - La
Fille - lui caressant le dos, pendant sa longue convalescence anesthésié.
4ième luneÀ sa quatrième lune, Le Père a commencé à attacher une sorte de ficelle-ruban à son harnais. Rusty dut apprendre qu'il ne fallait pas attaquer la ficelle-ruban sans quoi l'humain ne click-clackerait pas ses efforts. Il comprenait! Il ne devait pas jouer avec toutes les ficelles, seulement
certaines. Si apprendre à les départager lui donnait sa cuillère mouillée de pâté, soit, il relèverait le défi!
4 à 12 lunesLa ficelle-ruban s'appelle une
laisse - pour "laisser-aller", ou "laisser-sortir". Le Père le "laissait" parfois dehors, sous sa supervision. Ce qui avait commencé comme des petits click-clacks dans le jardin sont vite devenus des click-clacks à travers tout le quartier. Les mêmes règles de la maison s'y appliquaient : demande, réponse, click-clack, pâté.
Rusty apprenait à reconnaître la tendance : parfois il se baladait avec Le Père, parfois, la Fille qui les visitait. C'était étrange, il arrivait à deviner qu'elle visitait tout le temps, mais aussi qu'elle ne visitait jamais : en gros, elle visitait tout le temps mais seulement quelques jours, et puis elle partait. Après un certain temps alloué, le cycle recommençait.
Il s'amusait à reconnaître les tendances, à deviner d'avance ce que son Humain voulait de lui - à anticiper ses demandes avec des réponses à l'instinct. Son Humain était exalté. Ses demandes devenaient de plus en plus complexes. «
Saute! », il bondissait d'un pôle à l'autre, sa diète lui donnant la force nécessaire pour amortir le choc du contre-poids «
Hop! », un petit bond de lapin, et le voilà sur une planche à roulettes à dévaler les rues. Il avait même appris à se donner une poussée de la patte pour prendre de la vitesse. «
Donne ta patte. » «
Et maintenant l'autre! » «
Tope-là! » ce genre de stimulation lui donnait des ailes. À la fin d'une session d'entraînement, il était couché sur le Père, sur le canapé, à se faire cajoler le menton. Il récompensait les caresses avec son propre clicker : un gras ronron de confort.
12 à 18 lunesUn jour le cycle s'est cassé. Alors que celui des saisons recommençait, instaurant un sentiment d'immuabilité chez le chat, la maison se retrouva déserte des visites de la Fille. Le Père rentrait tard, et sans la Fille, et sans le goût de se promener ou de participer aux sessions d'entraînement. Une caresse, puis il s'avachissait dans son fauteuil, dans le salon, derrière la boîte à sons. Rusty allait le voir avec sa laisse en bouche mais les demandes du Père étaient graves, succinctes, et pour le moins incompréhensibles: «
Casses-toi! » «
Va-t-en! » «
Pas maintenant ». Rusty s'écartait pour s'éviter le contact rapproché de ses mains dans sa face. Il ne comprenait pas ces demandes, il ne savait pas comment y répondre. Il se dit que le Père préparait peut-être un nouveau régime d'entraînement. Entre temps, pour ce qui était d'aller dehors, il connaissait bien assez le coin pour sortir lui-même et se promener. Il y avait toujours cette fenêtre en guillotine dans la salle de bain. Il pouvait monter sur la toilette (on lui avait appris comment l'utiliser, d'ailleurs) sauter sur le rebord de la fenêtre, soulever l'ouverture d'une bonne poussée du dos et se glisser en douce dans le jardin, et visiter le voisinage.
Lorsqu'il revenait, après un toilettage bien mérité sur le balcon, il remontait par la fenêtre de la salle de bain, se secouait, et retournait voir le père, habituellement assoupi dans son fauteuil. Il le rejoignait à côté, se hissait sur ses pattes arrières pour lui donner un petit coup de tête et se frotter à lui. On aurait dit qu'à tout les coups, le Père se réveillait, et retrouvait le sourire, le moral, en octroyant à son chat d'autres caresses.
«
Je suis désolé Rusty... » Encore une demande qu'il ne comprenait pas. Pas la peine de le rejoindre! Il était déjà à côté!
«
... MROWL ! »
«
Ha-ha, oui, tu as raison. »
Le message passé, il se roulait en boule sur le Père, son Humain, dont l'origine de sa perte de moral lui échappait.
Les jours suivant celui-ci cependant, le Père lui fit suivre un nouvel entraînement «
Tourne! », «
Parle! » tout en lui rappelant ses anciennes commandes pour tester sa mémoire. Les sessions se raréfiaient et ne duraient jamais longtemps, poussant Rusty à trouver sa stimulation physique et mentale ailleurs, dehors.
12 à 28 lunesSon regard a croisé le sien, une fois, lorsqu'il était sur le balcon après une promenade quotidienne dehors. Le Père n'a rien dit. Il lui a ouvert la porte, Rusty est rentré, s'est frotté à sa jambe pour se l'approprier, et trottinait vers son arbre à grimper pour s'y faire les griffes. Les jours suivaient et lorsqu'il le voyait sortir, sans laisse, sans harnais, sans collier, parfois le Père le rejoignait, et ils marchaient ensemble dans le quartier. Rusty lui montrait les meilleurs sentiers, les endroits où il aimait grimper, les plus grands arbres du voisinage. Le père souriait si peu maintenant. Le félicitait si peu. Ce n'était plus qu'une histoire de cuillère mouillée de pâté. Quelque chose s'était passé - ou était en
train de se passer et Rusty était impuissant contre ces forces supérieures.
Comment aurait-il pu comprendre que le Père était au beau milieu de procédures judiciaires pour ravoir la garde de sa Fille? Comment aurait-il pu comprendre qu'il se battait contre la Mère qu'il n'avait jamais rencontrée et que la balance du juge penchait vers elle ? La seule chose que Rusty comprenait était que le cycle s'était rompu, que son Humain avait de moins en moins de vigueur, et que sa Fille, qui visitait tout le temps, ne visitait plus du tout maintenant. À mille lieues de toutes ces nuances éthiques, Rusty n'était persuadé que d'une chose : il devait appliquer les enseignements du Père et continuer les promenades, quitte à y aller seul, et il devait aussi rentrer à la maison pour pouvoir l'accueillir lorsqu'il revenait, quitte à avoir de la vigueur pour deux.
28 à ... lunes[CARNET] IV. DERRIÈRE L'ECRAN.