Répondez-moi ! ☼ Nuage d'Alcidés - end

Une envie méchante, Tim Dup

Il était un peu plus loin d’elle, distance qu’elle ne manquerait pas de creuser au fil des lunes. Elle ignora la remarque de son ex-apprenti, elle n’avait pas envie de l’entendre. Tout s’embrouillait dans sa tête comme du lierre, parasite grimpant aléatoirement le long des arbres, ses mots passaient de son cerveau à sa gueule sans qu’elle l’eut invitée à s’exprimer.

« N-non, ça—
- Ça quoi ? » siffla-t-elle d’un ton sec.

Elle s’était retournée d’un geste vers Nuée d’Alcidés. D’un coup, sans prévenir, elle avait propulsé le bicolore du rang d’enfant à celui d’adulte réfléchi, capable d’entendre les pires vérités. Elle fonça vers Nuée d’Alcidés puis se planta devant lui, cherchant son regard, oppressante, comme une seule masse multicolore, enchevêtrement flou de noirceur et d’angoisses. Son ton vibrait d’impatience, d’agacement, coincée entre ce qu’elle était pour son ex-apprenti et ce qu’elle ressentait en ce moment. Elle n’arrivait plus à faire la part des choses, elle se sentait à nouveau bloquée alors que quelques instants auparavant, elle se sentait si calme !

« Si tu as quelque chose à dire, dis-le maintenant. »

Elle ne voulait pas le quitter sur des demies-confessions ou des reproches camouflés.
Elle voulait tout entendre, tout savoir.

HRP:

Leaving Nara, alt-J

« ...-- Ce n'est pas ce que tu penses! »

D'un nouveau geste sec de la tête, Cœur Fleuri balaya la réflexion. Ce qu'elle pensait ? Était-il seulement à dix lieues de savoir tout ce qu'il y avait dans sa tête ? Non, bien sûr que non. Comment aurait-il pu savoir ? Elle n'avait jamais pris la peine de le lui dire, convaincue que c'était le seul moyen de le préserver des dilemmes qu'elle avait traversés - sans succès, comme le prouvait ce qu’ils vivaient en ce moment-même.

Elle se retrouvait seule, sans aucune main tendue, principalement parce qu'elle avait détourné les yeux de chaque tentative d'aide. Chacun de ses proches était noyé par ses propres démons, comment auraient-ils pu la sauver s’ils ne savaient pas se sauver eux-mêmes ? Elle n’était qu’un colosse aux pieds d’argile, et cette image indestructible qu’elle s’était construite se fissurait de plus en plus vite.

« Pitié … »

La guérisseuse baissa un regard inquisiteur vers son neveu. N’avait-elle pas amorcé sa lente descente aux enfers il y avait longtemps déjà ? Elle avait rendu Nuée d’Alcidés dépendant de sa présence, comblée de ravir la place de mère de sa propre sœur. C’était sans doute là sa première trahison, celle qui finalement échappait aux consciences tant ils avaient le nez sur le problème des Lunar Pods. Puis, non contente d’avoir fait de son apprenti son fils de substitution, elle se permettait de l’arracher de son existence comme un parasite, en quelques heures seulement, de lui donner gifle sur gifle, de le pousser à bout. Mais tout cela n’effleurait pas son esprit : elle était simplement noyée dans son propre malheur, et sa vision du monde se limitait aux frontières de son corps.

« Je comprends, d'accord? Que c'était pas, pas comme ça que ça devait se passer. Et ça fait mais alors là pardon mais ça fait chier. »

Elle aurait dû s’agacer de son ton, de son vocabulaire, lui faire des remontrances, puis en rire en se disant que son petit Nuage d’Alcidés avait bien grandi … mais rien dans cette scène ne lui donnait envie de rire.

« Tu es, tu es ma tante, tante Cœur Fleuri. Et, et les Étoiles sont ce qu'elles sont, mais elles ont leurs problèmes, elles aussi, mais elles n'ont rien réglé de leur vie d'avant et ça se voit! … Si elles te détestent c'est qu'elles t'ont mal jugée ! »

Le visage de Cœur Fleuri sembla s’ouvrir, se rendant compte de tout le mal qu’elle faisait au bicolore. Son cœur balançait : il semblait toujours aussi confiant envers leurs Ancêtres, tout en l’aimant toujours aussi sincèrement. Mais tout cela était normal, non ? La guérisseuse s’était échinée à ne pas laisser paraître ses doutes, à lui transmettre les traditions, la foi en leurs Etoiles. Son cerveau était aux prises avec les mêmes préoccupations que Nuée d’Alcidés : le doute et l’amour qu’elle ressentait pour lui.

« Tu m'as préparé toute ma vie, toute ma vie, à ce Destin - c'est toute ma vie, tante Cœur Fleuri! Alors tu n'as pas le droit, de … Tu n'as pas le droit de dire que je ne te connais pas! »

Elle fit un pas en arrière, effrayée. Ses yeux s’embuaient alors qu’elle réalisait qu’elle le plongeait exactement dans la même tempête qu’elle. Il n’était plus sûr de rien, décontenancé par la totale absence de confiance, voire la colère de sa tante. Elle le détruisait. Elle n’avait rien fait comme il fallait, elle avait échoué à faire de lui un bien meilleur guérisseur, un bien meilleur félin qu’elle. En quelques instants, elle avait anéanti tout ce qu’ils avaient construit ensemble.

« Tu es toute ma vie ! »

Des larmes roulaient sur le visage écaille de la guérisseuse, mêlant les couleurs de son pelage en amas monstrueux. Elle fit un nouveau pas en arrière, les yeux écarquillés, la fourrure gonflée, les oreilles plaquées sur son crâne, dans une attitude de fuite. Pendant quelques instants, on n’entendit que les vives respirations des deux félins. Puis, l’écaille se redressa et s’approcha à nouveau de Nuée d’Alcidés. Les larmes cessèrent de couler, et elle sourit, posant une patte sur la tête de son tout-petit.

« Tu es toute la mienne aussi, et je t’aimerai toujours. Mais ce n’est pas l’amour qui me sauvera … »

Son sourire devint doux-amer. Elle fit glisser sa patte sur le visage du bicolore pour dégager ses vibrisses emmêlées.

« Et puis, ce n’est pas comme ça que le nouveau guérisseur du Clan du Vent doit agir. »

Elle plongea son regard dans le sien, cherchant à savoir s'il avait compris, même si elle en était certaine - ils avaient toujours parlé le même langage. Toujours. Douce et solennelle, ses traits tirés par la tristesse, comme si ses mots lui écorchaient la gorge, elle poursuivit :

« Félicitations, Nuée d’Alcidés. Prends soin de toi et des nôtres. »

Cœur Fleuri eut un tressaillement, puis ôta sa patte. Elle lui tourna le dos, avançant plus lentement qu'un félin de mille lunes. Peut-être était-ce parce qu'elle avait peur de partir ; peut-être était-ce parce qu'elle aurait voulu que son neveu la retienne ; peut-être était-ce parce qu'elle aurait voulu dire au revoir une dernière fois à ses proches. Mais au fond d'elle, elle sentait que cette décision ne pouvait se prendre plus tard. Son temps était écoulé.

Tout était fini, tout était consumé.

HRP :

HRP:

Son regard de machine se brouillait, la terre semblait appeler son corps, elle avait tant de mal à avancer, elle se sentait comme un animal blessé qui se traînait au sol, dans l’odeur âcre du sang.

« --AÏE ! »

Elle se figea comme une statue de sel. Elle entendit de petits pas la suivre, elle se dérouilla, craquela sa carapace de doutes, dans l’espoir d’avancer avec un peu plus de conviction qu’auparavant. Puis parut le visage bicolore de Nuée d’Alcidés, fendu d’un sourire à glacer le sang.

« Non -- regarde ma tante, je me suis fait mal ! J'ai besoin que tu m'aides, tu vois bien qu'il me manque encore des choses à apprendre !! »

Son corps se portait en arrière, comme pour fuir, s’immuniser contre sa détresse … Elle ne voulait pas voir ça. Elle ne voulait pas voir les conséquences. Elle voulait se cacher les yeux, faire semblant de rien. Mais si elle pouvait échapper à la colère du Clan, elle ne pouvait pas échapper au regard de son neveu.

Brûlant de vie et glacé par ce qu’il comprenait.

« Pitié, tu as entendu leur silence non ?! Ehehe je ne suis même pas guérisseur !! »

Horrifiée, elle sentait son cœur se serrer. Elle ferma les yeux pour ne plus le voir, pour ignorer les larmes qui recommençaient à couler en torrents, pour ignorer sa peine si dure, sa haine si pure … La gorge torturée par la détresse qu’elle tentait de garder en elle, elle articula d’une voix hachée :

« Tu rends les choses compliquées, Alcy … Pourquoi tu ne rentres pas juste chez n- chez toi ? Si les Etoiles n’ont pas parlé, c’est parce qu’elles ne veulent pas me répondre, et sans doute encore moins m’entendre … »

D’une patte sans tonus, elle essayait d’écarter son neveu sur le côté, tout en hésitant à tendre cette même patte vers sa blessure, le soigner comme avant. Son corps s’incurvait progressivement vers l’avant, comme si elle portait tous les malheurs du monde sur son dos, jusqu'à ce que son front se pose sur l’épaule de Nuée d’Alcidés. Elle appuya ensuite de toutes ses forces, dans l’espoir qu’il ploie, qu’il abandonne, qu'il cesse de vouloir éclairer tout ce qu'elle lui laissait d'obscur … Ce fut cependant l’écaille, épuisée de toute cette lutte, qui se rendit la première, susurrant entre deux sanglots :

« Ils ne veulent pas de moi, Alcy … Ils n’ont pas besoin de moi … Ils m’abandonnent … Je leur ai voué toute ma vie, et ils m’abandonnent … Je ne veux pas de cette vie … »

Premier et ultime abandon de la mission dont elle s’était investie : celle de protéger les siens de ses fardeaux, quoiqu’il lui en coûte.

HRP :

HRP:

« M-mais justement ... Pourquoi tu m'abandonnes ? ... Moi, j'ai besoin de toi. »

Sa queue se tordait dans tous les sens comme une âme en peine, sa tête tanguait, ses yeux se révulsaient : Cœur Fleuri ne savait plus où elle en était. Elle sentit son crâne, petit encore si petit pour elle ! Son tout-petit …

« Qu'est-ce que tu as fait qui les a tant déplus?... »

Le cœur au bord des lèvres, Cœur Fleuri leva un regard désespéré vers Nuée d’Alcidés. La question aurait presque pu être renversée : qu’est-ce que j’ai fait qui ne leur a pas déplu ? Il y avait tant de choses qui la rongeaient de culpabilité …

« Je t'en prie, tante Cœur Fleuri … »

Qu’il était lourd à porter, ce nom ! Qu’elle aurait aimé ne pas l’entendre ! Il lui cisaillait les oreilles, c’était une sentence, un poids sur son dos déjà trop chargé. Elle fit un pas en arrière, sentit son apprenti déséquilibré parce qu’il s’était reposé sur elle.

« Nuage Silencieux, Etoile Vaillante, Tâche d’If, Cri des Albatros … Ils ont besoin de toi, tu comprends ? Moi, je ne les aide plus. Ils m’ont tourné le dos aussi bien que je leur ai tourné le mien. C’est comme ça. Tu prendras aussi soin de ton papa, d’accord ? Et ta grand-mère, même si elle est pas commode, hein ? »

Sa sincérité était vacillante. Elle ne voulait pas les abandonner, eux aussi. Elle hésita, son corps proposait quelque chose quand sa gueule restait obstinément fermée. Ses yeux s’accrochaient au regard du guérisseur, ses pattes, son buste se tendaient vers lui. Je ne veux pas de cette vie pour toi, disait-elle en son for intérieur. Je veux qu’on ne soit jamais séparés. Jamais. Enfin, comme si elle crachait du venin, elle s’exclama en relevant la tête :

« Viens avec moi ! »

Elle revint vers lui, entoura ses épaules de sa queue pour le serrer tout contre elle, ce fils qu’elle n’avait jamais eu, son corps frêle et ses os de verre, son souffle accéléré et son odeur de thym.

« Viens avec moi, ils ne nous trouveront jamais ! On va fuir cet enfer, fuir les Etoiles. Tant qu’on est ensemble, tout ira bien, le monde ne peut rien contre nous. On va vivre la prochaine saison des feuilles nouvelles libres ! On renaîtra comme les perces-neiges après la saison des neiges … Et toi tu seras heureux, loin de tout ce qu'on voudrait t'imposer, tu feras ta vie comme tu l'entends … Tu n'auras pas à te priver, pas à vivre dans les secrets … »

Les aveux restaient au fond de sa gorge, cristallisés, impossible à déloger. Elle ne lui parlerait pas de ses dilemmes, des raisons pour lesquelles les Etoiles l’avaient mise à l’épreuve, puis mise à l’écart. Elle n’avait pas ce courage.

HRP:

La lumière dans les yeux de son apprenti enflammèrent son cœur d'espoir. Les perces-neiges qui avaient prit naissance à l'entrée de leur tanière, quand elle-même était apprentie, était signe de sa renaissance, de cet instant. Ils étaient là depuis longtemps, ils avaient attendu d'éclore aujourd'hui. Et puis, c'était un beau mot, ça ... Perce-Neige ...

Elle remarqua alors l'air fragmenté de son apprenti, en mille pièces d'angoisse devant lui. Le monde se fractionnait devant ses yeux. Son souffle était coupé en tout petits morceaux de buée. Et puis il y avait l'avant, l'après, qu'elle voyait maintenant clairement. Ensuite, le bien, le mal. Et Nuage d'Alcidés, Nuée d'Alcidés. Enfin, Cœur Fleuri, Perce-Neige.

Les yeux blancs de Nuée d'Alcidés annoncèrent sa chute : sa chute hors de la scène, pour basculer dans un réel qui échappait à Perce-Neige, pour lequel elle n'avait pas les mots. Elle sentait que tout ce qui se bousculait de phrases, d'explications, étaient bien pauvre face à tout ce qu'elle ressentait et qu'elle ne pouvait pas saisir, comme des papillons d'angoisse, de questions sans réponses qui volaient dans sa tête. Elle n'avait plus rien à faire, plus rien à dire, seulement à quitter la scène à son tour, en fuyant cet acte sordide et en terminant le récit, son récit, celui de Cœur Fleuri.

Aucun son, aucun geste ne se dirigea plus vers Nuée d'Alcidés, qu'elle laissa à son sort. Il avait quitté la réalité de Perce-Neige.

La guérisseuse restait ici à pleurer sa perte, la solitaire courait déjà loin de l'insupportable.

HRP :