Une poule qui a trouvé un couteau // Fjord Rouge

Tout a commencé une nuit. Une nuit plutôt agaçante. Il faisait froid, il faisait faim, et elle était épuisée. Depuis que l'autre au poil grisâtre et gras l'avait engrossée de force la vie avait perdu de sa simplicité. Elle en avait assez, elle se sentait lourde et engourdie, son ventre pesait comme un fardeau, angoissée et affamée elle se tortillait dans un buisson d'aubépine. Elle avait essayé pas mal de choses pour se débarrasser des enfants dont elle ne voulait pas mais rien ne fonctionnait et surtout elle ne voulait pas se blesser, encore moins mourir, pas pour des mioches, pas si vite. Elle était jeune, touffue et ses grands yeux verts avaient fait tourner la tête de Poil Gras (le nom qu'elle lui donnait), c'est ce qui lui avait sorti en l'agressant par derrière. Elle avait attendu que ça passe, les yeux plissés, regard tourné vers le ciel. Se défendre ? Impossible, il était bien plus grand, bien plus fort et bien plus têtu qu'elle. Il l'avait saluée d'un bonsoir doucereux en partant.

Elle soupira, il se mit à pleuvoir, comme si même les étoiles pleuraient sur son sort. Elle finit par se coucher sur le flanc et attendre, poussant sur ses muscles, exhalant ses dernières forces. La nuit fut longue, interminable même et au bout d'un moment deux chatons, des mâles, sortirent de son corps quasi fumant.



Elle songea un temps à abandonner les deux boules grises qui étaient son œuvre. Elle songea à les laisser mourir de faim, à les semer dans les bois, ça aurait été facile et rapide. Mais elle avait eu la bêtise d'attendre jusqu'au jour fatidique : leurs yeux, leurs yeux fonctionnaient, ils la voyaient, ils pouvaient lui dire qu'ils l'aimaient, la reconnaître, apprécier son visage pour ce qu'il était, un visage de mère. Ils pouvaient la juger, lui en vouloir. Elle pouvait les aimer. Alors, résignée, déçue d'avoir succombé au pouvoir de l'amour, elle prit soin d'eux.

Lorsqu'ils furent un peu plus grand elle les emmena sur les routes avec elle. Et plus le temps passait plus elle était fières de ses deux petits voyageurs, et surtout plus aucun mal ne posa les pattes sur son dos. Ses fils étaient grands et forts, le plus petit appelait l'autre Frérot, pour le reste on n'avait pas de nom parmi les voyageurs, un nom c'était une fonction, comme nourriture, eau et ciel. Elle c'était maman pour les uns, touffue pour les autres, eux étaient fils ou enfants.


Puis un jour Maman eut du mal à respirer, puis elle ne mangea plus, et ses fils la regardaient avec appréhension, on avait arrêté de marcher et on dormait presque toute la journée. Le plus petit piaffait d'impatience, tournait autour d'elle en courant tandis qu'elle suffoquait et toussait. Frérot, lui, avait compris ce qui allait arriver. Il en parla avec Maman un soir et il emmena son frère pour une longue balade. On la reverra demain lui disait-il. Il lui servit la même histoire pendant une semaine. Maman était morte toute seule dans le froid et la pluie, comme quand ils avaient vu le jour, et elle avait eu de la peine de les voir partir.


Les frères firent beaucoup de chemin ensemble et notre Fjord ne connut jamais meilleur ami ni meilleur confident. Il essaya de ne plus jamais penser à leur mère, pour ne pas souffrir, on n'avait pas le droit de flancher, Frérot et lui s'étaient fait une promesse. Ils devinrent plus forts encore, ils s'entraînaient et chassaient ensemble. Jusqu'au jour où l'histoire les rattrapa, les choses devaient encore changer parce que la vie n'est pas une jolie balade auprès des siens, il faut bien quelques rebondissements, c'est ce qu'apprit vite Fjord qui n'avait pas encore de nom. Frérot s'évapora dans la nature laissant notre ami à des réflexions sans fin. Le voilà qui réfléchissait, enfin. La jeunesse et l'insouciance le quittaient d'un coup, lui arrachaient quelque chose au passage, la quiétude peut-être, ou l'impression d'avoir des attaches. Il était libre, soudainement et totalement et il n'était pas encore sûr d'aimer ça. Il était surtout seul. Alors il se mit à avoir des conversations avec les arbres, les nuages et le vent, ses amis et ses dieux, les seuls qui seraient toujours là. Grandir devint une question de survie.

Il resta pourtant dans les alentours, espérant que Frérot reviendrait, lui pardonnerait ses fautes s'il y avait eu faute. Mais c'est une chatte qui vint vers lui alors qu'il sommeillait à l'ombre d'un arbre. Elle se présenta à peine, elle portait quelque chose dans sa gueule, juste en dessous de ses yeux fatigués. Une boule de poils qui piaillait, qui hurlait au monde sa faim et sa soif de vivre. Il fixa la chose un moment, n'écoutait pas vraiment ce qu'elle lui disait. Elle avait posé la créature au sol et elle se tortillait, de tristesse ? Non pas à cet âge, mais s'il avait su le petit aurait sûrement maudit le jour de sa naissance. Il entendit quelques mots à travers le flou que lui imposait la vue pathétique de l'enfant. Par terre, dans la poussière. Il plissait les yeux, essayant en vain de comprendre ce qui se passait et pourquoi on faisait subir ça à la petite bête. Frère, moi, suis sa mère au gosse, ton frère là, le poilu l'est mort, tu m'entends le débile ? Ton frère est mort, moi je peux pas m'occuper de ça, tu le prends ou quoi ? Bon je m'en vais.

Le petit avait les yeux de Frérot pour sûr. Mais il se sentit plus seul que jamais. Il ne savait pas quoi faire de ce mini frère qu'on lui avait confié. Qui donc le lui avait donné ? Où l'avait-il trouvé ? Pas la moindre idée, il ne sut pas répondre aux femelles qui le dépannèrent de lait. Il ne sut rien dire à personne si bien qu'on l'appela le Muet pendant un long moment. Quand le gamin n'eut plus besoin de lait, le Muet avait la voix si enrouée qu'il ne lui parla que très peu, il disait simplement « mange », « bois », « dors », « attends », « respires ». Respire, encore et toujours petit être. Il y tenait sans le lui dire, il voulait que le gamin soit aussi fort que lui, parce qu'un jour lui aussi disparaîtrait pour faire on ne sait quoi et le gamin serait seul.

Et puis ils s'arrêtèrent, un milliard d'odeurs et de parfums. Des chats, en masse, vivaient dans le coin. Le duo les observa discrètement, se faisant petit lorsqu'ils remarquèrent une bande étrange roder autour de ce qu'ils connurent bien vite comme les « Clans ». Ils prirent patience, attendirent leur tour, apprenaient jour après jour. C'est ainsi qu'ils comprirent que les Clans mangeaient à leur faim, étaient très forts, parce qu'ils n'étaient pas seuls et ne passaient pas leur temps à voyager et quémander autour d'eux. Ils se battaient et mouraient pour des idioties mais au moins ils pouvaient dormir sur leurs deux oreilles le soir.

Il entreprit de les rejoindre, il savait que ça serait difficile parce que les Clans avaient l'air de détester les autres chats, surtout après ce qui s'était passé avec la drôle de bande les Lunar quelque chose. Mais en tout cas, s'ils voulaient les rejoindre, lui et le gosse, ils devaient les imiter. Il leur fallait un nom. Chacun choisit, espérant imiter correctement, prêts à changer à la moindre occasion. Fjord Rouge et Petit Gris vivent ensemble en périphérie des Clans, prêts à tout pour améliorer leur vie et rencontrer un maximum d'individus, pas encore au fait de la politique des Clans, pas encore au courant qu'ils risquent leur vie.

Fjord Rouge a désormais en tête de faire du troc : proie chassées par lui contre information donnée par un de ces guerriers ou nuages comme ils disent, ou inversement...

Soit une poule qui a trouvé un couteau, un yankee qui débarque.