Cœur noir - abandon

Les temps étaient sombres, très sombres, noirs. Il avait pourtant cru que le pire était passé, avec les Lunar Pod, que les horreurs s’estomperaient, que la paix reviendraient et que les quatre clans vivraient, sereins, en s’échangeant des vivres. Mais ça n’avait été qu’utopie et à présent, seule la lumière des étoiles ne pouvait éclairer son chemin, chasser les Ténèbres.

Ses idées de chatons et ses rêve d’idéaux inexistants avaient été chassés, balayés par la réalité. Il n’existait pas de paix possible entre les clans, c’était un fait, et c’était pour cela que les guérisseurs avaient été créé : il était là pour ça. On lui avait donné le rôle de pilier, de médiateur, de gardien de la paix. Il servait de passerelle entre les mondes, guidait les morts vers le clan des Étoiles, portait leurs messages.

Parfois, la vie était injuste. Elle n’était qu’une partie de l’éternité pénible, difficile et cruelle avant de pouvoir rejoindre le repos éternel près des étoiles. De nombreuses fois, après avoir assisté à la mort de ses proches - Plume Colorée, Nuée d’Alcidés, Cœur Givré, Cœur Fleuri, morte deux fois, et maintenant, Étoile Vaillante – il s’était senti indigné et révolté par tant d’injustice et d’impuissance. Mais à présent, il s’était rendu à l’évidence : il ne pouvait pas lutter. Il devait se montrer fort et digne de l’honneur que lui avaient fait les Étoiles, en le choisissant, lui. Digne de l’honneur que lui faisait Esprit Soucieux en lui enseignant la voix des guérisseurs, présentement, alors que tous deux étaient partis en prospection pour rechercher des plantes médicinales.

Hélas, les guerriers compliquaient toujours la tâche… comme si se remettre de ses peines, tout en continuant à apprendre la complexité du métier n’était pas aussi compliqué, il avait fallu que d’autres obstacles se mettent en travers de son chemin : Tâche d’If, montée au pouvoir après le décès de sa grand-mère, avait complètement perdu l’esprit et, reniant ses ancêtres, avait décidé de fermer l’accès à la Pierre de Lune, coupant la porte vers le clan des Étoiles à tous les guérisseurs. De plus, Nuage Silencieux n’avait dorénavant plus droit de retrouver son nouveau mentor pour ses entraînements quotidiens : il avait été livré à lui-même, face à ses maigres connaissances qui ne suffisaient pas à soigner son clan.
Au départ, il avait donc voulu partir, quitter le clan et rejoindre celui de l’Ombre pour continuer à apprendre auprès d’Esprit Soucieux, mais il savait Tâche d’If affectée par la disparition des deux derniers guérisseurs. Partir ne ferait que renforcer sa haine envers les étoiles. Il fallait qu’il reste, dans son clan, qu’il la remette sur le droit chemin.
Alors, secrètement il s’était rendu chaque jour - la boule au ventre mais avec une détermination plus forte que jamais – sur le territoire ombreux pour accomplir son devoir. Là était la volonté des étoiles, il en était sûr.


Distrait, le jeune apprenti farfouillait dans les herbes à la recherche de plantes dont il avait appris les secrets. Non loin, la présence d’Esprit Soucieux se faisait sentir : il était son laisser-passer sur les Terres Ombreuses. Il coula un regard vers lui, décryptant ses faits et gestes : Esprit Soucieux était loin d’être un tendre, surtout pas avec lui, mais il avait toujours répondu présent lorsqu’il avait été dans le besoin. Il l’admirait, énormément… pour son sang-froid, son omniscience, ses connaissances sans limites.
Nuage Silencieux aussi avait beaucoup mûri, ces dernières lunes. Il avait renforcé ses idéaux, son courage et sa détermination qui auparavant étaient quasi nuls. Mais il ne pouvait oublier toutes les images d’horreur qui avaient fait ce qu’il était aujourd’hui. La violence avec laquelle il avait été projeté dans le monde des adultes faisait que parfois, il se sentait étranger à lui-même…

« Plus rien ne sera comme avant... » Miaula-t-il, se surprenant à penser tout haut.

Et maintenant qu’il avait commencé, il se devait de continuer à se confier, pour vider son esprit et poser cette question qui lui brûlait de l’intérieur.

« Esprit Soucieux, » Il dit, son regard quittant le momentanément le sol pour se tourner vers son mentor. « Penses-tu qu’un cœur puisse noircir ? »

Peut-être qu’avec tout ça, il commençait à se nécroser de l’intérieur.

Tous deux pataugeaient dans le bourbier et bientôt, la boue était venue souiller le pelage immaculé de l’apprenti venteux. Continuer son apprentissage auprès d’Esprit Soucieux, malgré l’interdiction de Tâche d’If, le faisait sombrer dans la paranoïa : avant de rentrer au campement, il devait toujours s’assurer qu’il n’avait oublié aucun détail pouvant le trahir. L’odeur de l’Ombre, la boue étaient autant d’indices pouvant révéler sa pseudo trahison – qui cela dit en passant n’en était pas vraiment une, car tout ce qu’il entreprenait avait pour but la sauvegarde du clan du Vent.

« Si tu parles d'une nécrose, c'est possible, oui. Pourquoi ? Des cas de maladie étranges chez toi ? Ou des maladies de l'âme, depuis, que, putain, kiddo, ta cheffe elle va vous apporter les germes de l'impiété, elle va vous pourrir les caurs et les cerveaux, elle va - Ok, je m'arrête, je m'emporte. » Lui demanda alors son mentor, devant un Silence dont les oreilles trop grandes avaient rejoint l’arrière du crâne.

Il profitait d’avoir encore de l’ouïe pour poser toutes ses questions, avant que le Clan des Étoiles n’emporte sa chance d’entendre.

« Ou c'est toi ? »

Dans le mille.

« Non, non, pas de nécrose, je ne pense pas... » Répondit l’enfant en secouant la tête. « Il n’y a pas de souffrance externe apparente, c’est plus… une douleur à l’âme. Oui, c’est ça. » Soupir, puis il repris en cherchant ses mots. « C’est Tâche d’If, c’est comme si… comme si le souvenir des Lunar Pod la faisaient pourrir de l’intérieur et altéraient ses pensées… Ça se soigne ? »

Il se tut un instant, regarda ses pattes maculées de boues, et cette vision lui rappela soudain les griffes baignant dans le sang, quelques lunes plus tôt.

« Et puis moi. » Il releva ses grands yeux bleus pour les poser dans ceux de Soucieux. « J’ai changé, Esprit Soucieux. C’est comme si l’ancien moi était mort, et ça me fait peur... Je suis vidé. J’ai l’impression que tous mes proches ont emporté un bout de mon âme en mourant. » Et soudain, ses joues s’empourprèrent. Il fallait qu’il se défasse de ses comparaison d’enfant : le surnaturel n’existait pas. « C’est stupide, pardon de t’embêter avec ça. »

Et comme pour se défaire de sa gêne, il s’affaira à farfouiller les environs, reprenant son exercice initial. En quelques secondes, il dégotta une plante qui lui semblait familière.

« Aloe vera ? » Demanda-t-il en confirmation, avant de la cueillir.