A Million Dreams ~ ft Fifou -end

— Je suis désolée pour Nounou, mais je pense que mon mentor est le meilleur !
— Euh, n'importe quoi! rétorqua Foufou, le rire en gorge, la provocation en voix.
Sa queue s'agita en jalousant Museau Bleu à qui le mentor lui offrait peut-être son corps.

— Cascade est... Brillant comme les étoiles, il aime défier la rivière et s'amuser avec.

Et quel mentor! Il tassa Nounou d'un mouvement imaginaire de la patte pour laisser tout à Museau Bleu le loisir de lui dépeindre ce parfait étranger qui l'avait entraînée:

— Cascade est très drôle, aussi, parfois sans le vouloir ! Il est honorable, on l'admire beaucoup !
Il est courageux, et agile, et fort. Il m'a tout appris. Et puis, c'est comme mon père de cœur.
— Vennnds-moi du rêeve, ronronna le bengal en se frottant contre son amie, se laissant à fermer les yeux pour s'imaginer ce fort courageux et agile mâle de la rivière, le sourcil autoritaire mais le sourire franc, l'imaginant bleu-gris et svelte comme un bengal - non, un bleu de russe! Oh, et les yeux reluisant comme pierre sous l'eau au soleil, et...

— Il y a aussi mes frères et sœurs.

Cascade plongea hors de ses pensées pour vaguement faire apparaître à la surface de ses songes le reflet trouble de chats sans visages, aux couleurs et aux motifs se confondant. Tantôt il voyait les siens, tantôt ceux de Museau Bleu, tantôt un mélange des deux.

— « J'en ai plein, mais dans ma portée, il y a Lulu. Foufou « Ha ha, mais non Mumuse, c'est moi Foufou! » et Riri. On est les quatre inséparables ! Lulu, c'est le plus discret, il donne des bons conseils, et des câlins ! Foufou... Son nom lui va bien, tout simplement. Je suis sûre qu'il aurait adoré le léopard. Et Riri, c'est le plus sérieux.

Elle fit la moue, il rouvrit les yeux et l'imita - oh, parlait-elle d'un rabat-joie? Il en connaissait un - il avait la queue rayée, et portait un certain masque en face...!

— Parfois, il n'est pas drôle, du coup. Mais on l'aime quand même !
— Je connais, oui, il bourdonna dans l'étreinte, s'imaginant à la place des frères et soeurs de la belle Museau Bleu des chats que lui connaissait et qui correspondaient à ce qu'elle décrivait.

La plus discrète était Fifi, Foufou, c'était Cerf, indiscutablement, il aurait adoré le léopard, lui aussi! Et Riri c'était Tonton, et il eut un sourire en donnant une rare pensée à ses amis du Clan du Tonnerre. Peut-être qu'il y aurait du bon à les inviter visiter cette drôle d'Assemblée avec lui? Peut-être qu'il pourrait leur ouvrir les yeux sur les réalités hors-clan...

— « Et j'ai des petits, moi aussi. Quatre. Je t'ai déjà parlé de Vent, la dernière fois...
— Ton Nuage du Vent, confirma Coup de Foudre en redressant les oreilles, tout ouïe.

Museau Bleu lui fit part de l'existence de ses autres enfants:

— La deuxième c'est Mauve. Elle est toute douce et câline. Et violette, aussi. Elle non plus n'aime pas le combat... Comme Roi, son frère, d'ailleurs. Ils sont gentils.
Mauve est maternelle, et très affectueuse, et elle ponctua sa description en se frottant au bengal qui sentit un frisson de régal lui secouer de la colonne à la queue, réchauffant sa face et ses pattes d'une bouffée qu'il ne prit même pas la peine de dissimuler.

et Roi... Imprudent, irréfléchi !
— Il tient de sa mère, je vois! » il la taquina, riant au travers de l'étreinte, sentant les endorphines monter après les violents coups de sang qui l'avait fouetté plus tôt.

— « Quant au dernier, c'est mon Patte à moi, il donnait des coups lui aussi. Il aime beaucoup jouer... Quand il était tout petit, il m'appelait madame Bleue, à cause de la tache sur le nez.
— Pas à cause de celle qui te coule sur le dos? ♡ »

Il se plut à imaginer une Petite Museau, plus irréfléchie encore, courir partout dans son campement de la Rivière, le museau rendu bleu par ses friandises préférées. Une dame de lune et d'écume comme elle portait en réalité le surnom d'une bêtise de sa jeunesse et il la trouvait honorable de le faire avec autant de fierté. Il voulait son Museau Sombre, son Museau Marbré dans ses marbrures mais il l'aimait aussi bleue et libre et capable de le tenter.

— « Tu n'arrives pas à découvrir Boule, Patte, Bec et Roux d'une autre manière ?
— Il y a d'autres manières ??? Ha hah !..

Son rire faiblit un peu - était-elle vraiment surprise? Il savait qu'il y avait une autre manière, d'autres manières, mille autre manières même mais il n'avait jamais réussi à le faire. Il ne résistait pas vraiment à ses fantasmes, et si ceux-ci se peignaient d'images même floues de ses amis desquels il n'avait aucune chance de séduire, il n'y voyait pas le mal - pareil pour ses supérieurs, ses comparses de clan, ceux d'ailleurs, ses enfants qui sait, le Léopard, ou même le Renard de cette fois-là...

Les rires, l'adrénaline, la course, les étreintes, les fourrures entremêlées, les prunelles enchantées, les voix douces, chaudes, presque tendres, les mots susurrés, les secrets chuchotés... Dans le jardin de la mémoire, au palais des rêves, un prince d'ombre et une princesse de lune partageaient des visions, de printemps, de cascades, de fougères et de pierres, de mille fourrures, de mentors, de guerriers, de chatons, aussi. Des histoires de soleil, d'affection, de découvertes et de magie, en couleurs et sensations, au milieu de la nuit. Les petites phrases de Coup de Foudre ponctuaient les histoires de Museau Bleu, lors d'une de leurs trêves qu'ils pouvaient bien, désormais, appeler, au moins, un peu une amitié; et la fille des torrents, sœur des rivières, racontait, un sourire aussi doux que nostalgique aux lèvres, mille et un souvenirs se rappelant à elle. Ils étaient son conte de fées, son enchantement, son propre cirque, la faisant se sentir étoile, virevoltant dans la lumière de leurs regards aimants, sur les cordes tendues entre leurs cœurs, leurs âmes, apprenant à déployer ses ailes, pour s'envoler, sans aucune crainte parce qu'ils étaient là pour lui faire un filet. Le Bengal écoutait, nageant avec elle dans des océans de songes, ses yeux, comme deux soleils, ajoutant aux larmes orphelines de la belle femelle pour faire naître et éclore un sublime arc-en-ciel - pourtant cette dernière, auprès de son étrange ami, trouvait un équilibre. Provocation, charme, ronrons... La princesse de sable et d'écume sourit, en sentant le prince de tonnerre se frotter tout contre elle, le gratifiant d'une toute petite caresse du bout de sa queue touffue, un contact aussi doux qu'un battement d'ailes de papillons, aussi fragile, peut-être, que cachait la nuit. Ils maîtrisaient le monde, avant que ne se meure les ténèbres et qu'éclose un nouveau soleil aux pétales flamboyants, de pêche, d'or et d'écarlate, brillant dans le ciel bleu poudré et effaçant les chapelets d'étoiles autant que les prunelles de son camarade de liberté. Ils maîtrisaient le monde, page vierge sous leurs pas, feuilletant leurs légendes, leurs mélodies, écrivant cette fois une nouvelle à deux plumes jumelles, jouant leur piano à quatre mains, touches d'ébène et d'ivoire, entre rire et larmes, entre ombre et lumière.

« Euh, n'importe quoi! »
« Ha ha, mais non Mumuse, c'est moi Foufou! »

Il l'imita en une moue boudeuse, semblant comprendre à la perfection de qui elle parlait quand elle évoqua son rabat-joie de dernier frère, la belle lieutenante nimbée d'astres esquissant un sourire à son intention tandis qu'il la reprenait sur son surnom; elle ne s'était, pourtant, pas trompée... Son chuchotis était une perle de rosée glissant sur la corolle d'une rose, délicatesse et poésie, un rayon de miel, quand elle ajouta une parole à leur symphonie.

« Mais non ! Toi, c'est Fifou... »

L'intéressé bourdonnait doucement, comme une abeille paresseuse;
Elle se laissa bercer, quelques secondes, par ce son dissipant le silence.
La couverture de paix glissée sur eux, cocon de bienveillance,
Leurs vies en parallèle - et elle était heureuse.

Avait-il un Lulu ? Un Foufou ? Un Riri ?

Le monde vite oublié, elle reporta toute l'attention de ses sublimes yeux verts, perles de jade, perles de menthe, sur le mâle aux orbes d'or et à la fourrure du tonnerre, manteau tissé de nuages, soie couleur d'orage. Les éclairs de leurs âmes, de deux esprits étranges, quand les masques tombaient, illuminaient la vie - et ils savouraient ces moments, parce qu'au lieu de se plaindre du temps, ils savaient écouter les chansons de la pluie. Coup de Foudre semblait tout oublier, auprès d'elle, tout ou presque; elle, par loyauté, et par devoir aussi, devait se rappeler. Mais dans la brise fraîche qui faisait frissonner les arbres et la toile du cirque, réchauffée bien assez par les sentiments, c'était l'amour, plus que tout, qui s'exprimait par elle.

Quand il la taquina, en riant dans son cou
« Il tient de sa mère, je vois! »
Quand il posa son nez dans son poil marbré doux
« ... il m'appelait madame Bleue, à cause de la tache sur le nez. »
« Pas à cause de celle qui te coule sur le dos? ♡ »
Quand il lui demanda, la malice estompée malgré ses rires fous
« Il y a d'autres manières ??? Ha hah !.. »
D'autres manières de découvrir ceux qui comptent pour nous...

La jolie lieutenante, dont la pelisse beige et bleutée brillait dans la lueur du croissant nacré, se détacha de son complice, juste un peu, pour que leurs regards se croisent à nouveau; leurs souffles se croisaient, et elle le jaugeait, tout doucement, sans aucun jugement - juste un petit sourire. D'autres manières ? Bien sûr - des jeux, des discussions, des partages... Des aventures. Plonger dans la rivière pour observer les merveilles du royaume sous-marin, grimper au sommet des Quatre Chênes pour tutoyer le ciel, sauver un apprenti sur le chemin du Tonnerre, au milieu des feuilles d'automne, courtiser un léopard, fuir un bipède, rire et se confier... Vivre, simplement - à en avoir mal aux côtes à force de rire, à entendre son cœur battant à tout rompre, éperdu, à se créer des vertiges sous les lumières, les couleurs, les courses et les mille sensations. Éblouis par la nuit, Museau Bleu et Coup de Foudre n'avaient jamais eu besoin de cette manière pour se découvrir - jamais totalement. Les quelques étreintes restaient douces, fugaces, un battement de cils, une fleur éphémère, une larme que l'on cueille, un cache-cache du soleil entre des nuages joueurs. Ils vivaient tant d'aventures - elle ne serait pas la sienne ! Tendre et vive, elle souffla:

« Bien sûr qu'il y a d'autres manières ! Toutes nos aventures ! Les Quatre Chênes ! Le léopard courtisé ! Et puis la course pour fuir le bipède... La rivière, un jour. Un jour, j'ai emmené Nuage du Vent plonger - notre première rencontre, je la dois au chemin du Tonnerre, et au monstre duquel je l'ai sauvé. Il y a autant de manières que de personnes, que d'aventures dans le monde, que de défis à relever... »

Quand sa plaidoirie passionnée mourut, une autre petite vie se rappela à elle.
Son fils, de cœur sinon de sang - que Coup de Foudre lui avait dit avoir rencontré.
La muse de la rivière, fille de l'onde malicieuse, reprit, souriante mais sérieuse:

« Comment tu as rencontré Nuage du Vent ? »

Un chuchotement soucieux.

« Il allait bien ? Et toi, le Clan, cet assaut ? »

Un murmure douloureux.

« Des blessures ? Des pertes ? »

Les gens étaient idiots et le monde imparfait
- Tous ne comprenaient pas leurs désirs de paix.
Alors au lieu de vivre, d'aimer, d'être heureux...
Ils se faisaient la guerre, comme un sinistre jeu.

Sauf que pour cette partie...
Nous n'avons tous qu'une vie.

Comme elle s'écarta de lui il n'eut plus le loisir de s'enfouir (et fuir) dans son poil, et fut forcé de redresser la tête quitte à la tendre un peu comme pour la rejoindre dans son recul. Les yeux de son amie brillaient et l'éclat reluit dans les siens, pourtant sans partager son enthousiasme.

— « Bien sûr qu'il y a d'autres manières ! » Elle lui dit, et bien sûr que Museau Bleu les savait toutes, et elle se fit luciole en éclairant sa question de toutes sortes de réponses:

— Toutes nos aventures ! Les Quatre Chênes ! « Ha hah!! » Le léopard courtisé ! « Hmm ~ » Et puis la course pour fuir le bipède... Le bengal tourna sa tête et vit tout ce qu'ils avaient détalé pour se trouver ici. D'ici ils voyaient la pointe de la tanière artificelle, mais surtout, d'ici, ils n'entendaient pas le léopard. « La rivière, un jour. » Coup de Foudre s'en fit rêveur:

— C'est vraaai, la rivièerrhhhee... ♡
— Un jour, j'ai emmené Nuage du Vent plonger - notre première rencontre, je la dois au chemin du Tonnerre, et au monstre duquel je l'ai sauvé.

Les oreilles du bengal se redressèrent haute, faisant rebondir autant leurs poils en épines que les moustaches à ses babines. Sans le savoir - ou non, elle devait le savoir? - elle venait de lui susciter un ou deux bribes de souvenirs.

— Il y a autant de manières que de personnes, que d'aventures dans le monde, que de défis à relever...

Il était d'accord - tout ce qu'elle disait résonnait avec lui et avec ce en quoi il croyait, soit une vie débridée nourrie par une entente mutuelle avec autrui. Toutes les aventures avec Museau Bleu étaient à un tel point stimulantes qu'il avait presque hâte de rentrer pour s'occuper de lui-même. Mais tout ce qu'elle disait, bien qu'il arrivait à voir son point, étaient des façons de séduire à ses yeux! Bon, peut-être qu'elle n'avait pas sauvé Nuage du Vent pour le séduire mais-

— « Comment tu as rencontré Nuage du Vent ?

Elle interrompit sa réflexion et il en sortit aussitôt, veillant à ne pas trop se laisser devancer par l'abstraction des pensées en revenant dans la chair de la réalité. L'herbe sous ses pattes, sa queue qui s'agitait, sa respiration - c'est qu'il lui arrivait parfois d'oublier à respirer en se laissant chuter dans l'abîme de l'hypothétique.

— « Il allait bien ? Et toi, le Clan, cet assaut ?
— -...
— « Des blessures ? Des pertes ?

Coup de Foudre recula un peu la tête mais son agacement ne dura pas longtemps, optant aussitôt pour taquiner son amie qui s'en faisait beaucoup trop.

—--Hola- du calme, ma belle! Il recula sa tête d'un rebond des moustaches et des pattes, calculant mal son geste. L'euphorie post-léopard retombait mais pas au point de le refroidir. Bien sûr qu'il y a eu des pertes et des blessures, mais pas moi! Car tu vois... Moi j'étais pas lààaa, ha ha ha! ♪ ...Comme en témoignait son attitude.

Sans honte aucune:

En rentrant à la forêt, Vent était tout seul, les yeux hagaaards, et il m'a sauté dessus!

Moi je lui ai dit NON! et le bengal se releva d'un ressort, envoyant une toute petite tape sur la tête de Museau Bleu pour émuler la scène, confondant la sensation de ses souvenirs avec ceux de la réalité.

Maintenant debout, il se campa sur ses pattes arrières, gardant sa patte bien étirée pour tapoter sur la tête de Vent qui se confondait à celle son amie.

— Nooon,... il répéta, puis plus ferme: Non.

Il retira sa patte, la replia et la posa près de l'autre en s'asseyant dans le même geste. Il était tellement chamboulé! Il ne voulait pas me parler! Le souvenir s'embrouilla, son oreille tiqua. Alors je l'ai calmé. Et c'est alors que son expression changea, de sourire niais et d'yeux brillants il se fit plus calme, plus posé, plus entendu aussi en pesant juste assez son regard sur Museau Bleu pour l'empêcher de détourner le sien ailleurs.

J'ai commencé à lui parler tout bas,... Son sourire revint aussitôt pour illuminer son visage de l'éclat de l'émail de ses crocs-- HAHA et il a tout gobé!! Il m'a tout dit! Et maintenant que je savais tout je n'avais aucune raison de le garder!

Mais - comme une étoile filante de lucidité dans ses yeux. ...Il a insisté pour me dire qu'il était perdu, et qu'il avait besoin d'aide... Mais je m'en fichais, moi! Je voulais juste dormir!

Puis j'ai réfléchi : "je me demande comment Mumuse réagirait si je lui disais que je n'ai pas aidé son Nuage du Vent?". J'ai déterminé "très mal" alors je l'ai raccompagné sur le chemin du Tonnerre.

Ses épaules hoquetèrent sur un rire silencieux, et il leva sa patte pour taquiner Museau Bleu de quelques petits coups sur son avant-main en se rapprochant un peu, trouvant la distance agaçante.

— C'est marrant que tu me parles d'un monstre, tiens! Tu vois on était là, pattes brûlantes sur la terre noire, et soudain, un blaireau! J'étais crevé, Vent aussi, on allait mourir, on se faisait à l'idée tu comprends, et la terre s'est mise à trembler...

Je me suis dit "je peux faire deux proies d'une chasse".

Museau Bleu.

L'éclat ne fut pas fugace cette fois, se marquant dans le fond de ses yeux comme des braises crépitantes, ses grosses pupilles dues au manque de lumière se contractant dans ses yeux en ne voyant plus rien d'autre que les reflets pâles de la lune sur la fourrure de la princesse d'écume:

As-tu déjà vu un Monstre ? Je ne parle pas de l'échapper belle. Je parle de son anatomie.

Son ton vibrait, même s'il ne ronronnait plus.

Coup de Foudre s'en fit rêveur:

« C'est vraaai, la rivièerrhhhee... ♡ »

Coup de Foudre, rêveur, avait soufflé ces quelques mots, coulant paresseusement comme la rivière que le chaud soleil d'été réduisait parfois à un ruisseau plus ténu, plus calme, encore joli et mille fois plus doux qu'en d'autres saisons - en parlant de saison, l'onde pure et cristalline serait-elle la leur ? Museau Bleu esquissa un demi-sourire, malicieux ou moqueur, face aux expressions presque exagérées de son comparse à la pelisse de nuit, le Bengal aux charmes de mille et unes nuits réagissant parfois à ce qu'elle disait, jusqu'à en perdre le souffle, ses oreilles touffues agitées de mouvements vifs. Elle, en parallèle et en contraste, bougeait à peine, ses moustaches effleurées par la brise tandis qu'elle cherchait du regard les constellations, tout là-haut, puis ses prunelles de soleil et de topazes ciselées. Ils étaient des opposés... Rivière et Tonnerre, deux rives, deux mondes - le fond de l'eau et le sommet des arbres. Lune et ombre, action et réflexion, Blizzard ou alizé, pouvoir tout oublier ou... Tout devoir se rappeler. Ils étaient des opposés, s'attirant pourtant au cœur des ténèbres, deux amis, comme autant d'aimants; alors, face aux inquiétudes de la muse quant à la guerre, le mâle, tour à tour, sembla un peu rebuté, puis, désinvolte, choisit de s'en amuser - la fille des cascades et de la lune, elle, n'était pas sûre de pouvoir en rire.

« —--Hola- du calme, ma belle! » s'écria son complice, aux gestes mal coordonnés, qui ne parvinrent pourtant pas, cette fois, à la faire rire. « Bien sûr qu'il y a eu des pertes et des blessures, mais pas moi! Car tu vois... Moi j'étais pas lààaa, ha ha ha! ♪ ... »

Il n'avait pas vécu la bataille... Alors, évidemment, elle laissait moins de traces.
Lui n'avait pas vu d'autres succomber, sous ses yeux. N'avait pas blessé, tué...
Retenant de justesse une nouvelle question, la dame du fleuve écouta la suite
- Qui la réduisit pour de bon au silence, tandis que son cœur plongeait dans sa poitrine.

« En rentrant à la forêt, Vent était tout seul, les yeux hagaaards, et il m'a sauté dessus! »

Vent. Nuage du Vent. Son Nuage du Vent. Son fils. De cœur, sinon de sang... Il était et serait toujours son enfant ! Trop jeune, trop doux, trop gentil. Comment avait-il vécu cette bataille, Clan des Étoiles... Mal, bien sûr. Très mal. Ce ne pouvait être autrement - et Museau Bleu ferma douloureusement les yeux, pour empêcher les larmes de perler et de glisser de ses grands orbes jade qui s'étaient faits soucieux. Ce n'était qu'un apprenti ! Qu'un novice ! Qui agissait comme un trop grand chaton, innocent, joyeux, et maladroit ! Nuage du Vent... Avec un mentor qui, sincèrement, avait paru à la lieutenante de sable et d'écume bien incompétent, et un cœur immense - c'était pour ça qu'il souffrait tellement. Et de son cœur à elle, un fragment, comme une poussière d'étoile ou de fée, resterait toujours avec lui, dans ses yeux quand il souriait, dans ses éclats de rire, dans chacune de ses larmes et au creux de son cœur pour lui donner du courage ou le réconforter dans les moments difficiles. Elle l'avait sauvé, il l'avait aimée; leurs âmes s'étaient accordées, et lorsqu'ils souffraient, c'était à l'unisson que la tourmente résonnait, mélodie discordante qui les ravageait.

« Moi je lui ai dit NON! »

Et la petite tape du Bengal sur la tête de son amie ramena celle-ci au présent, lui arrachant un frémissement de moustaches et un petit rire amusé, en le voyant confondre souvenirs et réalité, campé sur ses pattes arrière, comme monté sur ressorts, et la patte étirée pour tapoter, encore une fois, sa tête, avec fermeté.

« Nooon,... Non. »

Elle retint un gloussement, il s'éloigna un peu pour s'asseoir face à elle, l'oreille mouvante, du même tic qu'il partageait avec le léopard, leur empereur de nuit, de rêve et d'impossible; les yeux du prince des éclairs, posé, calme, sérieux - une expression plus sombre que ses habituelles folies et ses sourires familiers - étant deux lacs d'or fondus qui figeaient la fée bleue, au fil de l'histoire.

« J'ai commencé à lui parler tout bas,... » commença-t-il, sur un ton illustrant ses dires, son visage bientôt s'égayant d'un sourire. « -- HAHA et il a tout gobé!! Il m'a tout dit! Et maintenant que je savais tout je n'avais aucune raison de le garder! »

Le garder, Museau Bleu en avait rêvé. Et cette formulation-là... La fit tiquer. Elle savait qu'il était particulier, Coup de Foudre, n'avait aucune illusion - elle était grande, et les contes de pouponnière n'étaient pas pour elle, depuis longtemps; mais ça ? Le garder ? Ça sonnait comme si, au premier instant, dès que le mystère déparait un des êtres dont le Bengal s'entourait, il l'abandonnerait. Parce que la magie, le challenge, n'y était plus. Étrange, amer constat que celui là - leur Don Juan de Cerfblanc faisait-il souvent ça ? Une étoile mourante sembla illuminer les yeux d'ambre du félin, qui continuait toujours, inconscient du trouble de sa belle amie.

« Mais... Il a insisté pour me dire qu'il était perdu, et qu'il avait besoin d'aide...
Mais je m'en fichais, moi! Je voulais juste dormir! »

Elle fronça légèrement le sourcil, l'enjoignant à continuer.
Par la suite, le récit avait grand intérêt à s'améliorer...

« Puis j'ai réfléchi : "je me demande comment Mumuse réagirait si je lui disais que je n'ai pas aidé son Nuage du Vent?". J'ai déterminé "très mal" alors je l'ai raccompagné sur le chemin du Tonnerre. »

La frontière ! Comme un flot trop longtemps retenu par une digue, les émotions de la sensible vétérane déferlèrent dans son esprit, balayant un instant le rationnel, derrière son masque paisible; hormis ses yeux, rien ne trahissait les tumultes de l'âme - quand on enfreint des lois, on apprend à mentir; pour ses petits, la muse avait tout dit, et elle aurait tout fait. Alors, personne ne voyait plus quand, bouleversée, elle levait très haut son image-bouclier; personne ne verrait. Le soulagement que Coup de Foudre et Nuage du Vent aillent bien, l'affection, la tristesse des pertes, la compassion pour les jeunes qui avaient vu des proches, sans aucun doute, tomber, lui rappelant ses lunes endeuillées, l'inquiétude pour son fils des landes, à la pelisse de flammes, de sable et de feuilles à l'automne, la gratitude pour le Bengal qui l'avait calmé, l'étonnement que celui-ci se soit soucié de ses pensées à elle au point d'aider un novice étranger qu'il ne connaissait pas, l'agacement face à l'attitude désinvolte du prince de la nuit... Secoué d'un rire silencieux, son comparse, la taquinant de petits coups de patte tout en se rapprochant, ne semblait pas en proie aux mêmes tourments - qu'à cela ne tienne, elle ressentait pour deux ! Et le mâle, de son côté, parlait assez pour compenser le silence de toute la forêt.

« C'est marrant que tu me parles d'un monstre, tiens! Tu vois on était là, pattes brûlantes sur la terre noire, et soudain, un blaireau! J'étais crevé, Vent aussi, on allait mourir, on se faisait à l'idée tu comprends, et la terre s'est mise à trembler... Je me suis dit "je peux faire deux proies d'une chasse". »

Ça lui ressemblait bien, effectivement. Mais décidément, être sauvés d'un blaireau par un monstre de Bipèdes... Le monde était devenu fou ! La guerrière de lune, aux prunelles de jade et de plantes délicates, eut un demi-sourire, un élan de curiosité. Coup de Foudre, lui, orbes enflammés, passionnés, continuait.

« Museau Bleu. »

Sa voix vibrait - l'instant semblait important.

« As-tu déjà vu un Monstre ? Je ne parle pas de l'échapper belle. Je parle de son anatomie. »

Vu un monstre ? Au Clan de la Rivière, ils étaient plutôt rares, jusqu'à ce que ne vienne l'été, jeune fille promise au ciel, au vent, aux nuits étoilées et aux bois odorants, avec dans son cortège les plaisirs du monde, les couleurs de la forêt, de l'eau, la tiédeur des roches et le soleil brûlant. Quand elle arpentait leurs territoires, saison volage piochant dans sa corne d'abondance, des humains venaient parfois profiter des fruits mûrs de la vie, sur les berges et sur l'onde. Mais alors, ils sortaient les bateaux, grandes coquilles de noix, ou nageaient, faisant fuir les proies, tant ils étaient maladroits. Les monstres, eux, ne s'approchaient pas... Alors tout ce que Museau Bleu avait pu en déduire, c'est qu'ils détestaient l'eau autant qu'elle l'aimait - ce qui lui convenait tout à fait. À chacun son univers... La lieutenante s'aventurait rarement près du chemin du Tonnerre, puisque, quoique en terres neutres, il était bien loin de son camp, de son monde; quant à son escapade pour sauver Nuage du Vent, elle avait la tête bien ailleurs... Intriguée, la reine beige et grise bleutée répondit, un peu apaisée:

« Disons qu'à par leurs pattes meurtrières, leur fourrure lisse, brillante, colorée, et leur horrible face menaçante, je n'ai pas eu l'occasion de beaucoup contempler. Pourquoi, qu'est-ce que tu as vu ? »

La nuit filait sans les attendre - comme le faisait la vie.
Dans leur bulle, la bleutée buvait les paroles du Bengal
- Et cependant, loin des monstres, des visages se rappelaient à elle.
Ombre, Cascade, Fougère, Galet, Pierre... Une vague de nostalgie l'envahit.
Parce qu'après tout, la nuit filait sans les attendre - et la vie aussi.

Museau Bleu dut réfléchir. Elle plongea dans ses souvenirs pour tenter de revoir au travers de la surface les détails de l'animal. Il faut dire qu'ils n'étaient que des chats - des chats qui étaient peu de chose face à un léopard - des chats qui étaient encore moins que rien devant les monstres. Ces-derniers tiraient leur mystique par leur existence complètement contradictoire. Personne ne s'entendait sur leur apparence et personne ne savait où se trouvait les os de la bête, si on veut.

— Disons qu'à part leurs pattes meurtrières, leur fourrure lisse, brillante, colorée, et leur horrible face menaçante, je n'ai pas eu l'occasion de beaucoup contempler. Pourquoi, qu'est-ce que tu as vu ?

— Ses dessous. ♡♡♡ »

Ses yeux se voilèrent derrière le souvenir du Monstre si haut qu'il en avait recouvert le ciel - ses pattes eurent un tremblement comme si celui de la terre noire avait reprit dessous, et son souffle se coinça dans sa gorge, sur un ronron, en entraperçevant un rayon du soleil passer entre les pattes de la bête et éclairer l'espace d'une seconde leur cachette sous son ventre tonitruant. Il reprit son souffle, fit reluire ses dents sur un sourire cuspidé en se rappelant les secousses et l'odeur mais aussi la surdité qui était survenue ensuite.

— « Les Monstres portent une carapace, comme certains insectes, pour protéger un exosquelette qui respire et qui crache!

Nuage de Mouche lui avait appris deux trois trucs sur les insectes depuis qu'ils avaient "entombé" Étoile de Suie, au soin des vers et des asticots. Ils étaient si étranges, si variés, et Mouche arrivait à mettre un mot même inventé sur chaque caractéristique qu'il arrivait à distinguer. Coup de Foudre n'arrivait pas à le suivre tout le temps, alors ce qu'il s'apprêtait à décrire à Museau Bleu serait à peine compréhensible, mais:

Leurs pattes ne s'articulent pas, ce qui signifie qu'elles ne bougent pas, ce qui signifie qu'il y a un angle mort sous un Monstre! J'ai vu un chat de mon Clan le faire, un ancien domestique. Il cherchait à se débarrasser d'un renard, je m'amusais à le narguer, et il m'a fait ravaler mes mots en me montrant cette technique.

Tu le vois? Attends je t'aide-- Coup de Foudre galoppa à côté de Museau Bleu pour la pousser du front et la disposer dans les plans imaginaires de la scène. D'un signe du menton: le blaireau, il était là, (d'un pas plus pesant du pied) Vent était à côté (sa queue se mit à s'agiter et il mit son corps en mouvement pour décrire un lent écart, en baissant le dos, rejouant la scène comme il l'avait fait précédemment), je l'ai tiré vers le chemin du Tonnerre (il fit mine de mordre le vide et de tirer, la nuque ronde, alignant minutieusement le Nuage du Vent invisible devant lui, à l'aide de ses pattes avant, pour l'installer à la place de Museau Bleu et aider cette-dernière à s'abaisser au sol) et soudain plus rien.

Il se tapit au-dessus d'elle, dans son épaisse fourrure, et ses pupilles se dilatèrent en mydriase, captivé par ses propres mots, par sa soirée, par le souvenir qu'il revivait en le racontant et en faisant voir à la belle Museau Bleu ce que son fils avait vécu cette matinée là.

le Bengal hissa son dos et pencha sa tête pour la regarder, à l'envers, les poils de ses oreilles rebondissant dans la position: ...Le monde a basculé, j'ai levé les yeux (ce qu'il fit, la voie lactée brillait encore malgré la nuit qui courrait) j'ai vu l'exosquelette (il se recula et se leva à demi sur ses pattes arrières) et il est parti en tuant le blaireau exactement comme le renard a été tué.

Il étendit de la boue dans l'herbe - ça se passait d'explications. Il s'était à peine rendu compte de ce qu'il faisait, mais brusquement le contact avec son amie l'électrisa et le fit rebondir et s'écarter-

— AH--
Le bengal se décrocha du sol dans un bond maladroit et il regarda ailleurs et tiqua de l'oreille et retint un gloussement.
— O-oui bon,...! »

Un monstre: des yeux de cristal éblouissants, une peau aux couleurs vives, dure, qui capturait les températures autour d'elle, avec un vrombissement plus fort que mille essaims d'abeilles. Un monstre: énorme, dangereux, filant aussi vite que les félins des légendes, dont les reines qui pouvaient, elles, profiter de ce titre, parlaient à leurs enfants. Un monstre: il glissait sur le chemin du Tonnerre, fauchant les obstacles plus sûrement que le vent qui, hurlant les jours de tempête, pouvait déraciner des arbres, aplatir les roseaux, et transformer le ruban lisse et scintillant de la rivière, d'un bleu translucide aux mille reflets d'argent, en un torrent furieux grossi par la pluie accompagnant les bourrasques, agité de vagues traîtresses. Un monstre: quand les jeunes apprentis, parfois les guerriers peu attentifs, se retrouvaient sur leur chemin... Ils n'avaient que peu souvent l'occasion d'en revenir - encore moins d'en scruter un, de près, pour observer, détailler, contempler la machinerie, étrange bête au cœur de métal. Peu de félins, de toute façon, en éprouvaient l'envie, la curiosité; pour cela, il fallait ne pas prendre la fuite, ne pas sentir son sang se glacer et son cœur manquer un battement, ne pas entendre son âme et son esprit, à l'unisson de son instinct, crier à tout un corps de fuir à en avoir mal aux pattes - il fallait avoir des nerfs d'acier... Ou être complètement fou.

« Ses dessous. ♡♡♡ »

Combien de félins avaient pu garder cette vision, et voir encore ensuite ? Combien de félins, réduits au silence par le bruit étourdissant de ces créations des Bipèdes, dont l'inventeur aurait sans doute trouvé une place dans un des cercles décrits par Dante si l'on avait consulté les habitants de la forêt, avaient pu parler de cette rencontre ? Et finalement, une rencontre avec quoi ! La faucheuse se jouait d'eux comme des marionnettes, accordant parfois une entrevue à un chat, qui s'en sortait pourtant, parce qu'il n'était pas temps pour le Clan des Étoiles... Un nuage, lambeau de brume et voile délicat, passa devant la lune, faisant frissonner la fille de celle-ci avant que la clarté ivoire de l'astre ne revienne effleurer sa pelisse épaisse. Parce qu'il n'était pas temps pour le Clan des Étoiles... Pour la première fois, elle se demanda où finirait Coup de Foudre, quand l'heure serait venue. Où elle finirait, quand ses yeux ne brilleraient plus. Plus jeune, avant Nuage du Vent, avant Coup de Foudre, avant Étoile du Corbeau et la portée interdite, aussi, avant les trois boules de poils qui avaient illuminé sa vie, Museau Bleu aurait répondu sans hésiter qu'elle rejoindrait Cœur de Fougère, Pierre Lustrée, Nuage de Galet, Cœur des Cascades et son cher, si cher Ombre de Lune, inscrivant son nom en petites lettres de lumière, perles de constellations... Mais aujourd'hui ? Aujourd'hui, malgré tout son honneur, toute sa loyauté au Clan ? Où irait-elle ? Et son étrange ami ? Après tout, si la mort se jouait d'eux - la cicatrice à son épaule le rappelant bien à la guerrière, apparition spectrale d'une lune rouge de sang -, c'était peut-être que les ancêtres n'avaient pas encore tranché sur le chemin qu'ils prendraient plus tard: Clan des Étoiles, Forêt Sombre ? Un instant, avant de s'accrocher aux mots du prince de ténèbres pour chasser des illusions contre lesquelles il ne pouvait, malgré toute sa magie, espérer lutter, la fille d'Athéna et de Poséidon détourna la tête, et ses yeux se voilèrent. Puis, comme si de rien n'était, passionnée, intriguée, et pourtant, en apparence, en paix, elle ramena sur lui attention et orbes de jade ciselées.

« Les Monstres portent une carapace, comme certains insectes,
pour protéger un exosquelette qui respire et qui crache! »

Une carapace ? Soudainement, ces créatures étranges, aux nuances d'arc-en-ciel, parurent plus proches d'eux. Mais plus que des insectes... La naïade de sable et d'écume voyait des tortues, des poissons aux mille écailles... Des êtres de son monde. Mais déjà, Coup de Foudre continuait:

« Leurs pattes ne s'articulent pas, ce qui signifie qu'elles ne bougent pas, ce qui signifie qu'il y a un angle mort sous un Monstre! J'ai vu un chat de mon Clan le faire, un ancien domestique. Il cherchait à se débarrasser d'un renard, je m'amusais à le narguer, et il m'a fait ravaler mes mots en me montrant cette technique. »

Museau Bleu avait entendu parler de cet ancien domestique - une lubie de la vieille Étoile de Suie, si elle se souvenait bien ? Décidément, s'il fallait une preuve qu'ils avaient tous à apprendre les uns des autres... Si davantage de guerriers, d'apprentis, connaissaient cette technique, peut-être survivraient-ils aux face à face avec les monstres, peut-être ne seraient-ils, à défaut d'être indemnes, pas blessés à vie, ruinant des rêves, des avenirs, des familles, bouleversant tout un monde tandis que les humains, sans aucun soin, cueillaient pour leurs bouquets les plus merveilleuses fleurs - si seulement. Museau Bleu aurait voulu confier ce souhait à une étoile filante, larme pure et immaculée sur les soieries de la nuit, broderie, ligne de feu, vœu au guerrier mourant de préserver d'autres vies. Mais déjà, pour illustrer la scène, le courtisan du léopard la poussait doucement, et, partageant ses souvenirs en rejouant la scène, l'emmenait dans son esprit - elle quitta le sien.

« Tu le vois? Attends je t'aide-- » Un petit signe de tête. « le blaireau, il était là, (un pas plus marqué) Vent était à côté (battement de queue, lente courbe de son corps s'écartant, son dos se baissant), je l'ai tiré vers le chemin du Tonnerre (les crocs du prince des bois saisissant la peau du cou d'une petite silhouette, une étincelle fantôme, tirant jusqu'à la princesse de la rivière, puis l'invitant à se blottir contre le sol) et soudain plus rien. »

La vétérane, heureusement capable de maîtriser ses émotions, ses griffes et le mélange de surprise, de gêne et d'agacement qui se dessinait en elle, n'esquissa qu'un demi-sourire mi-amusé mi-réprobateur en sentant l'autre se tapir au-dessus d'elle, dans son épaisse pelisse les séparant encore. Certains, décidément, ne manquaient pas d'audace ! Pourtant, il racontait comme si de rien n'était, et, à l'envers, les poils de ses oreilles s'agitant, il lui donnait envie de rire, ressemblant à un immense chaton, dont le corps avait grandi, mais pas l'esprit. Imprévisible Coup de Foudre... Détendue par cette attitude de petit, qu'elle pourrait de toute façon remettre à sa place sans difficulté, la muse, comme une lionne laissant jouer un lionceau turbulent, écouta la suite.

« ...Le monde a basculé, j'ai levé les yeux, j'ai vu l'exosquelette,
et il est parti en tuant le blaireau exactement comme le renard a été tué. »

La boue sur l'herbe, en une caresse, presque; un geste doux, calme, lent - un contraste avec le bond que fit le mâle en réalisant le contact qu'il partageait encore avec son amie, celle-ci se relevant avec joie et, détendue, ne pouvant retenir un frémissement des moustaches face à la manière d'agir de l'enfant du Tonnerre. Si elle n'avait pas su l'inverse, on eût pu croire que c'était elle, l'impératrice de foudre ayant lâché un éclair sur lui... La fille de l'eau ronronna doucement.

« AH-- »

Un nouveau bond maladroit, un regard fuyant, un tic de l'oreille, un balbutiement.

« O-oui bon,...! »

Il retint son gloussement - elle n'y parvint pas.
Alors, ce fut un éclat de rire, fugace mais sincère, qui lui échappa;
Brillant comme l'aurore qui ne tarderait plus, sur ses dents perlées, ses yeux jade
Léger comme un battement d'ailes, frais comme la rivière, plus haut que les grands chênes.
Un rire au milieu de l'ombre, un rire plus vif, plus rapide, que les torrents et le vent...
Elle lui rendit un sourire plus calme, apaisée par son trouble.
La paix au milieu de la tempête, comme toujours
- Posée, efficace, lucide, et même amusée.

« Je n'ai pas compris la fin ? » le taquina-t-elle.

Puis, tout doucement, lentement, elle se rapprocha de lui et pressa son museau contre l'épaule de son camarade de l'autre rive, un contact aussi bref qu'un battement de paupières, qui portait quelques mots. Parce qu'après tout, il faudrait partir... Leur royaume à eux s'étendait du crépuscule à la prochaine aurore, et Apollon, bientôt, remplacerait Artémis.

« Merci d'avoir aidé Nuage du Vent - et merci pour la technique sur le monstre. »

Un pas en arrière, une moue complice.

« Essaie quand même de ne pas trop souvent tenter le Clan des Étoiles, hein ?
Le léopard, le renard, le blaireau, le monstre... Ça fait beaucoup pour un seul chat ! »

Un clin d'œil malicieux.

« Et puis souviens-toi: il y a mille manières de connaître les gens. »

Avant que leur temps ne se soit complètement écoulé,
Et que ne tombent les derniers grains dorés
Au fond du sablier.

Merci pour la technique sur le monstre...
Aurait-elle encore l'occasion d'un jour l'utiliser ?

Il ne sut pas ce qui le saisit davantage : le fait de s'être permis tellement de rapprochement qu'il avait frôlé l'outrecuidance (et il en payait le prix car même si les chats ne suent pas il aurait pu jurer qu'une ligne de feu venait de lui passer dans l'échine) ou le fait de s'en soucier autant. Sa queue s'agitait et il dut y mettre un terme en applatissant sa patte dessus, ce qui lui fit baisser la tête, courber la nuque, et se mettre en position vulnérable face à sa belle amie qui ne pouvait plus se retenir de rire. Il poussa un soupir, baissa les oreilles, ferma les yeux pour accepter un peu à contre-coeur la rien qu'une toute petite humiliation qui l'amusait autant, renchérissant d'une taquinerie:

— Je n'ai pas compris la fin ?
— Mumuse! il la pria d'arrêter, et il rouvrit les yeux car elle revint à lui pour presser son museau contre son épaule, électrisant le bengal du souvenir de Nuage du Vent qui avait fait pareil - rappelant, dans sa tête pleine de blizzard, que c'était un rare contact auquel il n'avait pas souvent eu droit. Un geste de fraternité, certes, et il ronronna, mais aussi celui d'une grande marque de respect, comme un apprenti son mentor, chose à laquelle le Clan du Tonnerre ne lui avait encore jamais laissé le droit. Il comprenait toutefois la racine de cette décision.

— « Merci d'avoir aidé Nuage du Vent - et merci pour la technique sur le monstre.
— C'est à Mistigris qu'il faut le dire, ça ~

Et il retira sa patte de sa queue, qui alla vite se recourber vers l'arrière, répondant toutefois à la gratitude d'un hochement de la tête entendu. Elle recula et son oreille tiqua - aussitôt, il voulu étirer son cou et la rejoindre.

— Essaie quand même de ne pas trop souvent tenter le Clan des Étoiles, hein ? Le léopard, le renard, le blaireau, le monstre... Ça fait beaucoup pour un seul chat !
— Tu plaisantes?? Sur un ton de "je ne fais que commencer". J'essaie de voir jusqu'où je peux aller avant que les ancêtres eux-mêmes ne se décrochent d'en haut pour venir me réprimander ♡

Son regard courrut sur l'herbe et en direction du futur:
— Ça, il lâcha, l'air un peu ailleurs, ou qu'ils me cèdent des vies histoire d'ajouter la mort et la resurrection à ma collection...

Le vent courrut sur l'herbe avec lui, emportant les rébuts du cirque qui les avaient suivis jusqu'ici et quelques lames d'herbe de la clairière près des Quatre Chênes, dont il n'en voyait que l'ombre qui s'imposait, non-loin du chapiteau, au delà là-bas. Il inspira une bonne bouffée d'air frais.

— Et puis souviens-toi: il y a mille manières de connaître les gens.
Mille manières...
Son clin d'oeil l'embarrassa rien que parce-qu'il était à fleur de peau.
— -- Mm-hm, mais il se trouve que l'une de ces manières est sacrément dure à ignorer en ce moment...!

Le Léopard, le Renard, Le Blaireau, le Monstre et elle en passait, car elle ne savait pas tout, mais il se surprit à réfléchir...

Est-ce que ça suffisait?

Est-ce que ça suffirait, un jour? Est-ce qu'il en aurait assez? D'une vie mouvementée? S'enrichissant d'expériences diverses et variées? Vivant pleinement ses désirs sans (trop) se censurer?-- il secoua sa tête, hissa son dos à nouveau mais pour l'étirer cette fois, sortant les épaules et secouant une patte arrière pour la revasculariser. En rentrant, il irait à la tanière de Renard et ce sans détour, mais avant...

— « Eh - la prochaine fois, Toi, Moi, la Rivière? ♡

Quelle question idiote. Bien sûr que ça ne suffisait pas. Il n'était même pas proche d'avoir accompli tout ce dont il voulait, et il n'était même pas proche d'avoir fini de concocter toutes sortes de plans pour arriver de façons détournées à toutes sortes de fins - prévues ou non! Il avait appris à Museau Bleu à grimper à un arbre! Elle devait bien lui apprendre à nager sa Rivière --non pas comme ça, et il tiqua d'une commissure, et il gloussa pour lui-même face à ses pauvres pensées déjà émoustillées.

« Mumuse! »

La voix du félin des bois qui évoluait au milieu des branches comme le plus bel oiseau, défiant les étoiles ou les courtisant, prince du tonnerre, éclair dans la nuit, lumière éblouissante, priait la reine des eaux de cesser sa fine pluie de taquineries, la muse de la rivière le couvant d'un regard vert scintillant de malice. Elle agréait à sa demande, bien sûr - il était son ami, son compagnon d'aventure, tous deux chefs et lieutenants de leur drôle de Clan, où les codes n'étaient plus que jeux, paix, rêves et folies. Elle agréait à sa demande, parce qu'elle voulait rire avec lui, non pas de lui; elle le respectait, l'appréciait... Une caresse du nez sur l'épaule du mâle, dont l'habit de ténèbres se confondait avec la voûte de soie brodée de constellations, aux branches desquelles les enfants accrochaient leurs souhaits.

Élan de vie
Murs oubliés
Libre

Tandis que, sous sa tête, le Bengal frissonnait d'un ronron, la vétérane imitant les novice de la forêt avec une délicatesse et une affection sincères, sentiments éclatants à la lueur des étoiles, l'un des astres s'effilocha, laissant derrière lui une flèche flamboyante, comme un signe secret. Et Museau Bleu, émue, pensa une nouvelle fois à ceux dont elle avait raconté l'histoire à Coup de Foudre, demandant qu'ils comprennent - c'était son seul souhait. Parce que...

Ombre de Lune et Museau Bleu, jeunes guerriers - la deuxième nuit après qu'ils aient été baptisés, la première qui leur accordait, lors de leur nouvelle vie, le droit de parler. Cœur de Fougère et Pierre Lustrée avaient réussi à s'endormir, mais le frère et la sœur, restés éveillés, s'étaient dirigés vers la rivière, suivant l'onde qui chantait tout en discutant, paisibles et contents. Ils parlaient de tout, de rien, de leurs rêves, de leurs émotions, de leurs secrets et de leurs espoirs... Une étoile filante, soudain, avait illuminé le ciel devant eux - un écho à la larme roulant sur la joue de la jeune fille.

« Que se passe-t-il, petite sœur ? » avait demandé Ombre de Lune, doucement.
« Je veux la paix, la joie, le bonheur, et toi et tout le monde toujours avec moi...
Mais je me dis... Et si les rêves ne se réalisent pas ?
Et si les étoiles décident de t'emmener avant moi ? Je ne veux pas vivre comme ça... »
« ... Muse, écoute-moi. » La voix était posée, les yeux un peu tristes.
« Où qu'on soit, où que je sois, je serai toujours avec toi, tu le sais, non ?
Et puis... C'est que le début. On aura le temps. Tu verras, les rêves se réaliseront. D'ailleurs... »

La guerrière esquissa un demi-sourire, se doutant de la suite.

« Que devient une larme qui se brise ? » demanda son frère.
« Une poussière d'étoiles. »
« Que devient une étoile qui meurt ? »
« Un rêve qui vit. » avait-elle répondu.

Il lui disait souvent cela, quand elle pleurait...
Pour rallumer les étoiles, et lui redonner espoir.

De retour au présent, la lieutenante du Clan de la Rivière, pelisse de sable et d'écume, ferma une seconde les yeux, sur les lois et les non-dits, sur le reste du monde. Seuls comptaient ses moments de bonheur, avec le Clan ou non. Parce que, quoique disent les autres, elle aimait Nuage du Vent, et Coup de Foudre, et les fourrures et les fous rires, les feuilles d'automne, les courants, le torrent, le Cirque, les arbres, aussi, les discussions, les câlins, les leçons de natation, d'escalade, et les courses folles. Et la paix...

C'est aussi ça, mon rêve...

Et la course aux étoiles semblait vouloir continuer, car Coup de Foudre, fidèle à lui-même, n'avait aucune envie de se montrer raisonnable. La muse de la lune vivait d'amour, d'amitié, et d'enchantement - le prince de la nuit, lui, vivait de liberté, de sensations, de folie, aussi, de défis; dans pareilles circonstances, la réponse qu'il donna à son conseil, évidemment, ne l'étonna même pas...

« Tu plaisantes?? J'essaie de voir jusqu'où je peux aller
avant que les ancêtres eux-mêmes ne se décrochent d'en haut pour venir me réprimander ♡ »

La scène, il fallait l'admettre, était des plus comiques. Mais après tout...
Museau Bleu, tout en riant, réalisa une chose, à laquelle elle n'avait jamais pensé:
Un jour, peut-être que je viendrai, moi, te réprimander de la Toison Argentée ?

« Ça, ou qu'ils me cèdent des vies histoire d'ajouter la mort et la résurrection à ma collection... »

L'air frais leur caressa le visage, emportant quelques brins d'herbe dans une valse silencieuse à l'étrange poésie. Au loin, on devinait les silhouettes massives et éternelles des Quatre Chênes, tandis qu'une lampe, luciole mécanique, éclairait la tente du cirque, rouge écarlate et or. L'argent de la lune, quant à elle, parait leurs poils, leurs têtes, les étoiles leurs yeux, et Museau Bleu, ravie, resta un instant silencieuse, observant comme une enfant le camaïeu de verts, de bruns et de bleus qui s'offrait devant eux. Le monde était une chasse aux mille trésors, la vie était magique... Les ancêtres offriraient-ils un jour des vies à ce félin un peu fou mais attachant, subtil et malin, séducteur et enfantin ? Deviendrait-il chef ? Ou irait-il trop loin ? La princesse des cascades avait l'habitude, désormais, de devoir continuer son chemin en solitaire, de gagner des amis, et d'en perdre d'autres, qu'elle retrouverait un jour. Mais lui ? Le retrouverait-elle, aux étoiles ou... Ailleurs ? Elle frissonna, du vent ou de la réponse qu'il lui fit, cette dernière se posant sur la vétérane à fleur de peau comme un papillon l'effleurant d'un coup d'ailes. Un frisson d'impossible.

« -- Mm-hm, mais il se trouve que l'une de ces manières
est sacrément dure à ignorer en ce moment...! »

Elle secoua la tête, et eut un petit rire. Un ronron, comme un au revoir. Il était temps, à présent.
Avant que le soleil n'incendie les nuées, les parsemant de pêche, de rose et d'or-promesses.
Il était temps, à présent. De se séparer, de partir. Ils se reverraient, disait la caresse du vent.
Et son esquisse de léopard à elle, son vœu d'entente, son rêve de paix, prince de fatalité...

« Eh - la prochaine fois, Toi, Moi, la Rivière? ♡ »

La prochaine fois. Comme Schérazade et le sultan, auraient-ils des aventures et des récits pour emplir mille et une nuits ? Quand le soleil se cachait pour laisser aux landes, aux flots et aux grands arbres le mystère des songes, ils se retrouvaient, complices et un peu plus. Y avait-il des mots, pour ce qu'ils étaient ? Pas vraiment... Camarades, certes non; ils étaient bien trop loin des Clans pour cela. Compagnons, amants, autant de mots que le devoir, la loyauté, interdisaient; et la muse ne trahirait jamais, même si Nuage du Vent et Coup de Foudre étaient, juste un peu, sa famille hors-la-loi. Amis, cependant, sonnait faux. Y avait-il des mots, pour ce qu'ils étaient ? Certes non. Mais il y avait des regards, des gestes, des jeux de chatons, presque, des danses - un pas en avant, et puis deux en arrière -, le léopard, les Chênes, une proie partagée, des projets. Et puis le minuscule trèfle à quatre feuilles, près des pattes de la fugitive, qui se glissait dans les ombres avant que le jour ne vienne. La lune était la confidente muette de ces moments vite passés, qui, comme le rappelait la fragile plante, dentelle vivante et éphémère, étaient la plus grande des chances. Museau Bleu laissa derrière elle, pour le fils du Tonnerre, un sourire plus vif et lumineux que des millions d'éclairs - et, dans un chuchotis plus fort que le tumulte du monde, un mot seul s'envola:

« Promis. »

Et je tiens toujours mes promesses.