Surprises (avec Petit Coeur) - end

Maussade, Crocs Nacrés avait regardé se lever l'aube glacée, tapi contre son merisier rendu humide par l'automne. Caresse du Vent était parti très vite, ce jour-là, et le tigré se préparait à entraîner Nuage Tordu à la place de sa mère Tache d'If, mais ne comptait pas le lever trop tôt. De toute façon, les jours se raccourcissaient tellement qu'à cette heure-ci, bientôt, il ferait tout à fait nuit. Que le petit s'habitue à dormir un peu, ça ne pourrait pas lui faire de tort. Crocs Nacrés avait le sommeil très lourd, mais l'habitude qu'il avait de se lever à une heure fixe ne le quittait pas quelle que soit la saison.

Aimait-il vraiment ces longues minutes qu'il passait ensuite, loin de tout, dans la fin de la nuit ? Mystère. Oui pour Puissant Guépard, mais en fait, pas tant que ça. Il avait l'impression de s'enfermer sans cesse dans des réflexions d'où il ne se sortait pas. Il se demandait ce qu'il aurait dû faire pour garder des derniers jours de sa mère non pas le souvenir d'une folle à demi amnésique, mais celui de celle qu'il avait vraiment connue, auparavant. Il se demandait si un jour, Eclat d'Argent et Cobra Royal s'uniraient tout à fait. Ou si son jumeau, Puissant Guépard, finirait par lui tourner le dos, maintenant qu'ils étaient orphelins.

Ce dernier point, il n'y croyait pas tellement, mais en même temps, ne serait-ce pas le seul aboutissement logique qui puisse conclure la vie du tigré ? Et avait-il vraiment cru un jour que Tache d'If deviendrait ce qu'elle était devenue ?

Tout ça était inavouable, désagréable. Terrifiant, aussi. Les plaies de la guerre ne faisaient presque plus souffrir Crocs Nacrés, et il s'était habitué à une certaine solitude autant qu'au froid. Mais malgré tout, quelque chose d'insidieux continuait de paralyser son existence.

Il ne semblait rien en être pour ses trois petites, heureusement. Il repensait à elles en entendant quelque part le dandinement d'un chaton. Mais elles n'étaient plus des chatons ! Crocs Nacrés jeta un regard attentif là d'où venait le bruit.

" Petit... " Petit Quoi ? Il ne s'en souvenait plus. Il ne voyait de lui qu'une queue qui dépassait d'un creux, dans le sol, ainsi que deux petits oreilles.

" T'es sûr que t'as le droit d'être ici ? " lui lança Crocs Nacrés, qui avait tendance à toujours vouloir absolument faire rentrer les chatons qu'il ne connaissait pas dans la pouponnière, de peur qu'une mère enragée ne vienne lui faire de reproche.

Car des reines énervées qui râlaient à chaque fois qu'elles perdaient un chaton de vue, il avait l'impression d'en voir tout le temps. Sans doute ne faisaient-elles rien pour cacher leur mécontentement devant lui. Après tout, il n'était pas du genre à faire des histoires lorsqu'on lui parlait mal. Et puis, son adorable cousin n'aimait que trop raconter au monde entier à quel point il n'avait pas vraiment eu envie de faire mordre la poussière aux écureuils, lors de la dernière bataille. Du coup, Crocs Nacrés devenait facilement celui sur le dos de qui on n'hésitait pas à mettre tous les problèmes, à commencer, et c'était idiot, par l'évasion de "sa grande amie" la Guêpe qui avait achevé sa mère.

Tout cela n'était que fantaisie grotesque, mais Crocs Nacrés ne luttait pas contre les rumeurs. Il se doutait néanmoins que les pires circulaient beaucoup mieux depuis l'assemblée de la Lune Rouge où il avait déçu Cri des Albatros.

Le chaton restait dans son trou. Peut-être se cachait-il, mais l'heure était étrange pour une partie de cache-cache, et le camp semblait encore tout froid et silencieux. Bien loin donc d'une heure où les petits piaillaient habituellement en se poursuivant les uns les autres. Peut-être s’agissait-il non pas d'un chaton mais plutôt d'un adulte un peu petit.

Pourtant cette odeur... elle venait de la pouponnière, sans aucun doute. Un peu songeur, Crocs Nacrés se rapprocha du trou et peu à peu, distingua mieux le reste du corps du chaton. Parce que oui, définitivement, c'était bien un chaton.

" PAPA " brailla-t-il justement.

Un peu étonné, Crocs Nacrés regarda à gauche, à droite.

" Il est pas là, Petit... euh... Petit... " Petit Quoi ? Impossible, décidément de s'en souvenir.

Il remarqua alors que Petit Truc s'était coincé dans les racines. Peut-être était-il dans ce trou depuis un moment, déjà ? Crocs Nacrés ne se souvenait plus vraiment quand il s'était réveillé, mais brusquement, ça l'inquiétait.

" Houla ! Comment tu t'es fourré là-dedans ? "

Avec ses pattes avant, il décida vite de pousser le petit pour le faire passer en-dessous des racines qu'il tirait avec ses crocs. Mais l'appui du guerrier était instable sur ses pattes arrières, et il faillit tomber sur le gamin, ce qui l'aurait sans doute écrasé. Quel petit machin fragile c'était, un chaton !

Changement de méthode.

" Ta maman, elle te cherche ? Tu joues à cache-cache avec tes copains ? " demanda-t-il, calme, vaguement enjoué, espérant distraire un peu Petit Bidule, tandis qu'il descendait à son tour dans le petit trou pour décider quel appui serait le plus solide. Mais le sol était en pente, ce n'était vraiment pas l'idéal.

Il pouvait toujours appeler à l'aide, mais... A cette heure, il était presque sûr de rencontrer quelqu'un de désagréable.

" Tu n'as pas trop froid ? Tu es entré par où là-dedans ? " lâcha-t-il finalement, en songeant que peut-être, ce serait plus facile de faire sortir le chaton par là où il était entré sans trop forcer. Un chaton dépiauté ou avec les os brisés à rajouter à son compteur de catastrophes, ce risquait d'être sa toute dernière erreur.

Lorsque le petit lui parla de sa mère qui se reposait encore et que le guérisseur allait voir régulièrement, Crocs Nacrés songea qu'il risquait de se faire taper sur les griffes et qu'il avait intérêt à vite rentrer le petit avant que sa disparition n'affole tout le monde. Il découvrait précisément une partie de la racine qui se soulevait plus facilement que le reste lorsqu'une odeur familière remonta tout à fait à son cerveau. Cri des Albatros. C'était lui, le fils de Cri des Albatros.

" Est ce que je vais me faire manger nomnonom par l'arbre ? A cause que je suis rentré par un trou plus long à cause que j'aime bien les tutunels mais j'ai pas envie que monsieur l'arbre il pousse dedans moi...
- T'en fais pas, l'arbre, il est très gentil. " essaya de le rassurer Crocs Nacrés, qui songeait que si c'était vraiment ça la principale préoccupation du chaton en ce moment, tout n'était peut-être pas si grave que ça, en fin de compte. Et puis, ça l'aurait un peu étonné que le gamin soit véritablement capable de lui décrire le chemin par lequel il s'était faufilé pour se coincer.

" Petit Cœur ! "

Enfin, son nom était revenu ! C'était bien ce nom-là que Cri des Albatros avait bizarrement choisi pour l'un de ses petits. Il devait avoir une sœur toute blanche, Boule Colorée, et un frère au nom bizarre.

" Si je tire ici ça te fera de la place pour passer par là, non ? On va essayer ! " lança-t-il, avec une gaieté un peu trop exagérée. Il n'avait jamais très bien su parler aux chatons, mais au moins, il faisait des efforts.

Et il fit aussi des efforts pour tirer des racines et la soulever, ses quatre pattes bien accrochées au sol. Il ne pouvait plus parler, mais le petit comprendrait bien que sa chance était là !

Spoiler:

GMrgmrgmrgrgmr

Crocs Nacrés tirait la racine de toute ses forces pour libérer un passage au gamin, mais cet effort concentré au niveau de ses mâchoires et de ses épaules le rendait temporairement muet.

Et le petit avait l'air de ne rien comprendre du tout : il souriait, il était content, il bavardait, il posait des questions à croire qu'en fait, il n'avait même pas envie de sortir de là. A croire qu'il ne comprenait rien aux efforts qu'il faisait pour lui :

" Eh, monsieur, pas papa, j'ai un questionnement. Est ce que mon cœur il est tout PETIT et je vais MOURIR ? "

Crocs Nacrés maintint encore quelques secondes la racine, mais le petit de toute évidence n'essayait même pas de bouger. Peut-être était-il temps de parler de rassurer le petit quant à son cœur et de lui expliquer qu'il ferait mieux de se libérer et de retourner voir sa mère et que pour ça, il fallait absolument qu'il essaye de quitter le trou. Il lâcha donc.

Paf. Effet élastique, la racine claqua net. Le petit ne sentit rien, mais Crocs Nacrés, si. Parce qu'il avait précisément le bout de la queue au mauvais endroit. Les larmes lui montèrent aux yeux tant la douleur était forte et inattendue, mais il ne gueula pas. Et pourtant, il n'avait plus rien dans la bouche, il aurait pu gueuler.

" Mais tu es tout petit. " et tu vas mourir.

Comme tout le monde.

" Et puis il y en a même qui sont plus petits que toi. Alors t'en fais pas, ton cœur il va grandir. " Sois pas trop impatient, d'ailleurs. Dans ce monde, c'est peut-être mieux d'en avoir un petit, de cœur.

" Mais pour ça il faut que tu ailles vite voir Maman c'est d'accord ? "

C'était si difficile de convaincre un enfant de quelque chose. Crocs Nacrés retint un soupir las. Il se sentait incompétent.

" Allez ! A trois ! Un... Deux... Trois ! "

A nouveau il saisit solidement la racine entre ses crocs pour la tirer vers le haut afin qu'elle libère un passage pour le petit.

GMrgmrgmrgrgmr

Mais cet idiot s'y accrochait au lieu d'essayer d'en sortir, comprit Crocs Nacrés. Il lâcha le tout une seconde fois.

Paf. " Ooooouh ! " gémit-il. Juste là où ça avait claqué tout à l'heure.

Il reprit son souffle assez vite.

" Tu... T'as pas envie de rentrer ? "

Mauvaise question, il s'en douta après l'avoir posée. Voilà qu'au lieu de convaincre le gamin qu'il ferait mieux de rentrer vite, il lui faisait réfléchir à plein de bonnes raisons qu'il pouvait avoir à rester ici, à voir un bougre de maladroit comme lui tout faire pour s'amputer d'un bout de queue.

" Je sais paaaas, pas pas papapa pas. " se mit à gazouiller Petit Coeur, tandis que Crocs Nacrés, retenant un soupir, s'asseyait et prenait conscience que rien n'irait vite, et que tôt ou tard, on finirait sans doute par lui faire regretter sa mollesse.

" Mamaman elle est fatiguée, alors peut être que c'est mieux si je suis pas dedans la tanière à cause que comme ça elle peut plus mieux faire dodo ? Tu penses quoi toi ? paspapa. "

Il en pensait déjà que ces papapa répétitifs étaient difficiles à interpréter, mais n'osait justement pas s'y risquer. Parce qu'après tout, c'était un terrain miné. Ensuite, il ne savait pas trop. Il hésitait. Il se demandait comment il pouvait bien faire pour faire comprendre au petit où était sa place.

" Bah, bah... moi je suis sûr qu'elle dort encore plus mal si elle ne sait pas où tu es... T'imagines ? Si ça se trouve elle est en train de te chercher partout depuis que tu es parti. " répondit-il finalement après une brève réflexion.

Fatiguée... ça lui paraissait aussi bizarre d'imaginer Cri des Albatros fatiguée que ça l'avait surpris de la savoir reine. Il conserverait d'elle le souvenir d'une guerrière à la fois très sérieuse, vive, pas tellement du genre à se laisser impressionner ou intimider. Sans doute couvait-elle ses petits comme le faisaient les oiseaux, en les étouffant presque pour ne pas les partager. Farouchement. Lui-même, depuis son apprentissage, avait toujours été terrifié à l'idée qu'elle devine un jour qu'il avait tenu quelques étrangers en très haute estime. Mais il avait rarement eu le sentiment qu'il la fatiguait, au contraire.

Et pourtant, il se sentait plus fatigant que n'importe qui d'autre.

" Et puis bon, telle que je la connais, je suis sûr qu'elle risque même de se mettre très en colère... "

Il n'aurait sans doute pas dû souligner qu'il connaissait Cri des Albatros. Après tout, depuis la chute des Lunar Pods jusqu'à la mort de sa mère, elle n'avait jamais plus été ne serait-ce que bienveillante avec lui. Il n'avait même pas été épatant à la guerre contre le Clan du Tonnerre. Sans doute avait-elle vraiment honte de le connaître.

Et une telle honte, ça ne pourrait sûrement jamais vraiment s'effacer.