Patrouille boiteuse ▬ pv. Coeur de Givre - abandon

Le soleil est levé depuis quelques heures déjà et, pourtant, Corne de Bouc s'éveille à peine dans la tanière des guerriers. En ouvrant un œil, il constate l'heure tardive et pousse un grognement agacé. Comme souvent, personne n'a prit la peine de le réveiller. Sûrement ont-ils encore pensé, dans leur générosité hypocrite, qu'un vieux comme lui a besoin de se reposer plus que les autres. Foutaises, Corne de Bouc n'est certes pas de première jeunesse mais il peut se lever avec le soleil, comme n'importe quel autre garçon. Ignorant comme il le peut ses douleurs lombaires, le vieux matou blanc traîne sa vieille carcasse hors de la tanière, prenant mille et une précautions avant d'étirer son corps marqué par le temps.

Comme il s'y attendait, le camp est en ébullition. De tous les côtés, les chats vont et viennent, entrant ou sortant du camp. Quelques petits se bagarrent joyeusement sous les regards de leurs mères et certains apprentis boivent avec intérêt les instructions de leurs mentors. Il y a également quelques félins étendus au soleil, parfois avec une proie entre les pattes. Le retour de la bonne saison – et la récente montée au pouvoir d'Etoile de Cendre – semble avoir chasser la morosité de l'hiver. Si chacun se réjouit des rayons du soleil réchauffant la forêt, Corne de Bouc les trouve encore trop timides, et ses vieux os sont là pour témoigner de l'humidité qui persiste.

Reniflant avec humeur, le vieux matou se dirige d'un pas lourd jusqu'à Raton Laveur, son ancien apprenti – et, depuis peu, le lieutenant du Clan. Comme d'habitude, Corne de Bouc vient s'enquérir d'une tâche à accomplir. Parce que si la majorité des guerriers du Tonnerre pense que le vieux chat devrait rejoindre la tanière des anciens, le principal concerné refuse catégoriquement. Il a encore des choses à accomplir pour son Clan. Il tient à prouver aux autres – et à lui-même – qu'il n'est pas encore inutile. Alors quand le lieutenant l'envoie patrouiller aux alentours du territoire des Bipèdes, Corne de Bouc accepte cette mission – même si, depuis la mort de son frère, il fuit cette zone comme le mal vert. Cela dit, ce n'est pas le coin le plus dangereux – et c'est sûrement pour ça que Raton Laveur l'y envoie. Il a juste pour ordre d'emmener Coeur de Givre avec lui.

En balayant le camp du regard, le vieux guerrier repère facilement la jeune femelle au pelage brun. Il la rejoint en quelques pas et, de son ton brute habituel, s'adresse à elle en ces termes :

Nous devons aller patrouiller aux abords du territoire des Bipèdes. Je t'attends dehors.

Agréable, comme à son habitude. Mais il est bien trop tard pour le changer, maintenant. Sans attendre la réponse de Coeur de Givre, Corne de Bouc tourne les talons et se dirige vers la sortie du camp. Il manque de rentrer dans un apprenti, mais celui-ci s'immobilise dès qu'il croise le regard du vieux chat, comme terrorrisé. Agacé, le chat blanc se faufile dans la barrière de ronces, pestant contre les épines griffant ses épaules.

Après avoir laissé quelques touffes de poils sur les épines du tunnel de ronces, Corne de Bouc se retrouve enfin à l'extérieur du camp, face à cette pente qu'il a gravit tellement souvent dans sa vie qu'il en a perdu le compte. Ce n'est pas vraiment le moment favori de ses vieux os mais ce n'est pas comme s'il avait le choix. Néanmoins, avant de se lancer dans cette ascension, il doit attendre Coeur de Givre. Il ignore pourquoi le lieutenant l'a choisi elle pour l'accompagner, mais sûrement a-t-il estimé plus prudent qu'il ne parte pas seul. Foutaises, il connaît la forêt et ses dangers plus que n'importe qui dans le Clan. Après tout, le vétéran a de nombreuses saisons dans le dos et a vu naître la plupart des félins vivants dans le camp derrière lui. Il n'a peut-être plus sa force et son endurance d'antan, certes, mais ses yeux et ses oreilles demeurent vives et alertes – du moins, autant que peuvent l'être les sens d'un vieux chat.

Coeur de Givre apparaît finalement à côté de lui, visiblement encore surprise. Quoi, est-ce si étonnant de devoir patrouiller ? Après tout, c'est le devoir d'un guerrier. Si elle a été désigné pour l'accompagner, c'est parce qu'elle n'a pas participé à une patrouille de l'aube ou à une partie de chasse. Les guerriers s'arrangent toujours pour effectuer une certaine rotation, afin que chacun ait le temps de se reposer entre chaque tâche. D'autant plus que patrouiller aux abords du territoire des Bipèdes à cette heure-ci ne représente pas de gros risques, si ce n'est peut-être croiser un chat domestique un peu trop téméraire. Généralement, les Bipèdes mangent à ces heures-ci – après des années à les observer, Corne de Bouc a su dresser une sorte d'emploi du temps de leurs drôles d'activité. Et midi semble leur moment favori pour se remplir la panse.

Dis pourquoi c’est moi qui doit venir ?
Aucune idée. Les ordres sont les ordres.

Renifle-t-il avant de se mettre en route, gravissant la pente menant à la forêt. Les odeurs de la nouvelle saison embaume délicieusement les alentours et Corne de Bouc reconnaît rapidement le fin fumet de l'écureuil. Il l'aperçoit, d'ailleurs, bondissant de branches en branches. Si ses vieux os s'étaient montrés plus coopératifs, le vétéran se serait lancé à sa poursuite. Lorsqu'il était jeune, il chassait l'écureuil mieux que quiconque dans le Clan du Tonnerre. Mais désormais, se risquer dans les arbres seraient du suicide. Corne de Bouc a malheureusement conscience de ne plus pouvoir tirer sa vieille carcasse au dessus du sol. Et de toute façon, sa mission est de patrouiller, pas de chasser.

Corne de Bouc va aussitôt au sud, direction les Grands Pins. Cela reste l'itinéraire le plus court pour rejoindre la ville des Bipèdes. Oreille tendue, il s'assure que le monstre dévoreur d'arbres n'est pas dans le coin, sinon quoi ils devront faire très attention. Parce que deux paires d'oreilles en valent mieux qu'une, il jette un regard par dessus son épaule pour s'adresser à Coeur de Givre :

Tends bien l'oreille, il se peut que le monstre des Grands Pins soit de sorti.

Tout concentré qu'il est à surveiller les environs, c'est à peine si Corne de Bouc entend la chute de sa jeune camarade. Il jette évidemment un discret regard par dessus son épaule, s'assurant qu'elle suivait toujours mais ne s'arrêta pas pour autant. Est-ce vraiment possible d'être si maladroite ? Cette forêt, Coeur de Givre n'est-elle pas censée la connaître par cœur ? Certes, elle a de nombreuses saisons de moins que Corne de Bouc, mais elle fait parti du Clan du Tonnerre : son territoire ne doit plus avoir le moindre secret pour elle. Ainsi, si elle a trébuché, c'est soit parce qu'elle n'est pas assez attentive, soit parce qu'elle souffre d'une façon ou d'une autre. Si tel est le cas, pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ? Corne de Bouc n'est pas guérisseur, et encore moins divinateur : si Coeur de Givre ne lui dit pas qu'elle n'est pas bien, il ne peut pas le deviner tout seul. Un peu agacé par cette attitude, le vieux matou continue son chemin sans mot dire, si ce n'est pour la mettre en garde contre le danger principal de ces bois. Une remarque que l'on ferait généralement à un apprenti, pas à une guerrière, mais qu'il a jugé bon de rappeler étant donné l'air dissipé de sa camarade de Clan.

Les Grands Pins sont silencieux lorsqu'ils y parviennent enfin, et l'air chargé d'odeurs boisées rassure le vétéran. Pas de monstre dans les horizons. Voilà qui leur retire une grosse aiguille de la patte, ça aurait été compliqué de patrouiller efficacement avec cette menace constante dans le dos. Le vieux chat et la jeune guerrière peuvent donc traverser cette portion de territoire sans mal et arrivent finalement aux abords des nids des Bipèdes. Leur odeur étant plus fortes ici, Corne de Bouc fronce les narines, dégoûté. Les Bipèdes empestent presque plus que les renards ! Néanmoins, il va devoir faire avec : c'est ici qu'ils doivent s'assurer que personne n'a franchi le marquage. Même si, en général, seules quelques odeurs de chats errants se détachent du reste.

Avant de commencer, néanmoins, le vétéran se tourne vers Coeur de Givre :

Bon, qu'est-ce qui ne va pas ? Tu ne fais que rêvasser depuis que nous sommes parti. J'ai besoin de toute ton attention, sinon tu nous mets en danger !

Si la jeune guerrière ne met pas du cœur à l'ouvrage, un accident peut vite arriver. Corne de Bouc a beau être un guerrier expérimenté, son seul nez ne suffit pas à appréhender les dangers environnants. De plus, il ne veut pas avoir à se taper tout le boulot tout seul – il apprécie apporter sa contribution, comme tout le monde, mais il n'a pas à travailler à la place de Coeur de Givre. Elle aussi, a des responsabilités au sein du Clan. Et veiller sur les frontières en est une importante.

Tu es une guerrière, Coeur de Givre. Comporte-toi comme telle.

En ce moment même, Corne de Bouc a davantage l'impression de rabrouer une apprentie qu'une jeune guerrière. S'il peut pardonner le manque d'attention aux plus jeunes qui découvrent le territoire pour la première fois, il ne peut laisser passer cette attitude à une guerrière. Le Clan compte sur elle pour assurer sa protection, pour compter sur elle en cas de danger. Or, si elle-même n'accorde pas sa confiance à ses paires, comment cela pourrait-il marcher ? C'est pourquoi Corne de Bouc n'hésite pas à se montrer dur, pour lui faire comprendre la réalité des choses et le danger derrière son comportement. La forêt a beau appartenir au Clan du Tonnerre, toutes les créatures n'en ont pas forcément conscience, ou même s'en moque. C'est pourquoi leur sécurité n'est pas assurée et qu'il est important de garder l’œil ouvert, afin que le danger ne passe pas inaperçu. En un instant, un blaireau ou un renard peut leur tomber dessus et faire énormément de dégâts. D'où l'importance des patrouilles, qui ont pour mission de détecter toute menace présente sur leur territoire. Si chacun se montre dissipé comme Cœur de Givre, alors tout le monde est en danger.

Alors Corne de Bouc a besoin de savoir ce qui la tracasse, ce qui la déconcentre. S'il parvient à arranger ce problème, peut-être se montrera-t-elle plus attentive. Son but n'est pas de la mettre mal à l'aise, au contraire : quand ça ne va pas, elle doit le dire, pour prendre par la suite la décision la plus sage – et la plus sécuritaire pour tout le monde.

J...J’ai passé la matinée dehors à marcher dans le territoire, je suis partie avant l’aurore. Mais sur le retour j’ai.. hum… glissé sur de la terre humide. Je sais c’est ridicule mais le fait est que j’avais prévu de me reposer un peu pour ne pas me faire encore plus mal. Dans tous les cas je suis passée une fois à l’allée et une fois au retour par ici. Je peux t’assurer que rien n’a changé aux Grands Pins depuis mon passage. Et je sais que tu as besoin de toute mon attention, je fais déjà de mon mieux sache-le.

Corne de Bouc laisse échapper un soupir. C'est donc ça … Cœur de Givre s'est fait mal. Cela explique pourquoi elle ne parvenait pas à garder l'allure, alors que le vieux matou n'est plus aussi vif qu'autrefois. Néanmoins, c'est une information qu'elle aurait du lui communiquer avant même qu'ils ne s'engagent loin du camp. Si quelqu'un venait à les attaquer, elle ne serait sans doute pas en mesure de se défendre efficacement. Pire, si le monstre des Grands Pins vient à se réveiller, elle risque d'avoir du mal à le fuir. Ainsi, elle les met tous les deux en danger. Et pourquoi ? Par peur de sa réaction. Corne de Bouc lève les yeux au ciel. Il sait pertinemment qu'il n'est pas le plus avenant, mais tout de même : il ne va pas en vouloir à quelqu'un de s'être blessé. Les accidents un peu bêtes dans ce genre, cela arrive malheureusement souvent. Il se souvient d'ailleurs avec un certain amusement la fois où il s'était coincé dans queue dans un roncier, lorsqu'il était encore un jeune apprenti. Il avait perdu une bonne touffe de poils ce jour-là, et son équilibre avait été perturbé par sa queue endolorie. Un accident bête, mais qui l'a empêché de grimper aux arbres quelques jours durant.

C'est stupide, oui. Parce que tu te mets en danger. Les Grands Pins te semblent peut-être aussi calmes qu'à ton passage, mais il faut peu de temps à un renard pour se déplacer. Ce n'est pas parce qu'il n'y avait aucun danger tout à l'heure que c'est encore le cas maintenant.

Certes, s'il se fit aux odeurs portées par la légère brise, Corne de Bouc ne détectent rien de dangereux. Néanmoins, ce n'est pas une excuse pour manquer d'attention et prendre la patrouille à la légère. Cependant, il ignore s'ils peuvent encore mener leur mission à bien. Si Cœur de Givre souffre, ce serait totalement inconscient de prendre le risque de continuer. En gros, venir jusqu'ici n'a été qu'une perte de temps stupide. De quoi agacer le vieux matou.

Si tu te sens pas de continuer, nous devrions rentrer. Je ne veux pas prendre le risque de nous mettre en danger si tu ne peux pas fuir ou te battre.

Ce que les chattes peuvent être têtue, parfois ! Coeur de Givre traîne la patte depuis leur départ du camp, elle manque même de trébucher sur la route et maintenant, elle se vexe. Pourtant, Corne de Bouc est parfaitement en droit de se poser des questions et de se questionner sur leur sécurité. Il ignore l’intensité de la douleur de Coeur de Givre, si elle fait mine de rien pour une histoire d’égo, ce serait vraiment inconscient de sa part. En tout cas, se faire rabrouer comme une apprentie ne lui plaît guère, et tant mieux. Corne de Bouc la préfère ainsi réactive, quitte à s’attirer sa colère. Au moins, elle sera plus efficace pour la patrouille, en cessant de rêvasser comme un chaton inconscient ! D’après elle, si elle l’a suivi dans un premier temps, c’est parce qu’elle se sentait capable de mener leur mission à bien. Mais encore faut-il qu’elle le prouve, car le vieux chat n’en a pas eu l'impression jusqu’à maintenant. C’est bien beau de se donner de grands airs, mais encore faut-il être efficace.

Sache une chose. Je ne m’arrêterais pas tant qu’on aura pas fini notre tâche. On nous l'a donné donc on le fera. Et peu me chaut ce que tu me diras. Allez viens, ne perdons pas de temps.

Corne de Bouc lève les yeux au ciel, mais lui emboîte le pas sans rien ajouter. Il espère seulement qu’elle sera aussi concentrée que nécessaire. Les deux chats se dirigent donc vers la frontière, prêt à remplir leur mission. Arrivé aux abords de la clôture séparant le territoire des chats et les Bipèdes, Corne de Bouc hume l’air, reconnaissant aussitôt le fumet caractéristique des chats domestiques. Il fronce le nez, repoussant aussi les souvenirs douloureux que le territoire des Bipèdes ravivent dans son esprit.

Je te laisse renouveler le marquage ? Je vais jeter un oeil là-haut.

Du bout de sa queue tordue, il pointe la clôture. Ses vieux os ne sont pas les plus destinés à l’escalade mais Coeur de Givre souffrant à la patte, il est plus prudent qu’il le fasse. Alors le vétéran s’approche du poteau de la clôture, se ramassant sur lui-même avant de bondir, plantant des griffes dans le bois. Dans sa jeunesse, il était un fin grimpeur et force est de constater qu’il se débrouille pas si mal malgré son âge. Aux prix de quelques efforts, il tire finalement sa vieille carcasse sur la clôture et prend quelques instants pour gérer son équilibre, avant de jeter un oeil en contrebas.

hrp: