Plusieurs lunes s’était déroulées depuis que Silence d’Hiver s’était vu accéder à son rang de guérisseur. Il n’était plus un simple apprenti, traversant en cachette la frontière entre le Vent et l’Ombre pour rejoindre Esprit Soucieux. Aujourd’hui, il était guérisseur, et c’était à son tour de former celle qui prendrait sa place, un jour : Nuage des Vents, loin d’être la plus expressive et tendre des apprentis. Ils apprenaient chacun à se connaître, s’apprivoiser, vivre ensemble, et ce même si le dialogue n’était pas toujours des plus faciles. Mais petit à petit, Silence d’Hiver se rendait compte que les deux comparses se complétaient : elle, au sang chaud, franche, vive d’esprit. Lui, calme, réflechi et arrondissant les angles. Chacun avait à apprendre de l’autre Ces lunes là s’étaient déroulées plus vites que jamais… Sa vie avait été tellement occupée qu’il n’avait guère eu temps de penser aux deuils qu’il avait eu à surmonter. Finalement, peut-être était-ce lui qui s’était efforcé de noyer ses problèmes dans son travail, mais ça fonctionnait.
Son ouïe, quant à elle, devenait plus défaillante, rendant périlleuse ses excursions destinées à la cueillette. De façon très aléatoire, il lui arrivait que ses oreilles se mettent en sourdine, déstabilisant son équilibre en plus de l’exposer aux multiples dangers que son ouïe ne pourrait alerter. Les sons finissaient par revenir au bout de quelques minutes, parfois plusieurs heures, s’accompagnant d’acouphènes fatigants jusqu’à résorption complète. Mais jusqu’à quand ? Le guérisseur était conscient que le phénomène ne durerait pas éternellement : un jour, après une crise, il savait que son ouïe finirait par disparaître complètement. Il évitait donc de se déplacer seul, même pour de courts trajets, et se faisait dorénavant escorter d’au moins un guerrier. C’était Nid de Mousse, son plus fidèle ami qui l’accompagnait le plus souvent, l’aidant en prime à trouver des remèdes qui se faisaient de plus en plus rares.
Mais ce matin, Silence d’Hiver était parti seul. En frissonnant, sortant clopin-clopant du campement, il ne put cependant s’empêcher de penser à ce soir fatidique où, à la recherche de son courage, il s’était aventuré seul et sans prévenir personne sur ses propres terres, à l’époque inconnues. Cette nuit là, il avait perdu l’usage de ses hanches, s’assurant un handicap à vie. Et depuis toutes ses lunes, il s’était enfin fait à l’idée de ce qu’il avait toujours su au fond de lui : il ne serait jamais vaillant, fort, beau et courageux. Il aurait toute sa vie un visage atypique, un manque de mobilité, et serait bientôt sourd. Au moins était-il doué dans ce qu’il faisait, il l’espérait. Après tout, il avait eu les deux mentors les plus doués et sages qui soient pour l’aider dans sa quête de sagesse et connaissances.
Il ne tarda guère à arriver sur les Hautes Landes. Le terrain irrégulier lui donnait toujours de la peine, mais le jeu en valait la chandelle. En un instant, il dégotta un fruit d’acercola, dont la baie était l’unique survivante sur l’arbrisseau encore feuillu malgré la saison. Il poursuivit sa recherche un petit moment, en vain. Mais alors que le félin immaculé s’apprêtait à rejoindre le campement, il s’autorisa cinq petites minutes de pause. D’abord pour reposer sa hanche, car le chemin était pénible et douloureux, et puis pour profiter un peu de cette solitude qui lui faisait du bien. En haut de la lande, il posa son postérieur sur le sol frais, ferma les yeux en ignorant le froid et il tendit l’oreille. Alors il écouta. Il écouta le vent souffler et s’engouffrer dans sa fourrure, il écouta les battements d’ailes d’un oiseau qui tentait de le braver, il écouta le crissement des branches qui se frottent les unes contre les autres, celui de la rivière qui s'écoulait en contrebas. Il écouta avant de ne plus pouvoir le faire, se gorgeant de ces sons, les absorbant, les gravant au plus profond de son esprit, de son âme. Car un jour, sans doute plus proche qu’il ne l’imaginait, il savait que ça lui manquerait, plus que jamais.
Bientôt, le silence deviendrait une part intégrante de son être.
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