L'eau qui dort (avec Belle-de-Nuit) -end

Alors qu'elle repensait à Nuage Gris, il lui était impossible de ne pas se souvenir de ce drôle de jour où il était devenu apprenti. Elle avait alors perçu son inquiétude, son appréhension, avant même la cérémonie. Et elle n'était pas parvenue à le rassurer. Il ne s'était même pas laissé dorloter. Comme si après avoir un certain temps été tenu éloigné des caresses et des léchouilles, il avait appris à s'en méfier. Chaton, il s'était longtemps moqué du goût prononcé de Petit Goujon pour les bisous, et avait pris l'habitude de se rester à l'écart de toutes sortes de tendresse.

Sans doute y était-elle pour quelque chose, elle, la Farouche créature dont Mat s'était parfois plaint. Sans doute aussi le décès de Mat avait-il profondément marqué le petit blanc à la patte grise. Mais quand même, Perche Farouche n'avait jamais compris pourquoi ni même comment cette frêle crevette avait pu devenir aussi distante. Elle n'avait jamais vu le processus qui s'était enclenché, ni au début, ni à la fin.

Pourtant, lorsqu'il était tout petit, il était comme les autres. se souvenait-elle. Tous les quatre avaient été pot-de-colle et câlins. Mais lui, il était quand même devenu plus maigre, plus petit, et plus... plus farouche, à sa façon à lui d'être farouche qui était inquiétante, car elle semblait le rendre étranger à l'amitié tout autant qu'à l'amour. Sa vie à lui n'était qu'une vaine succession de jeux et d'espoirs entrevus. Il n'essayait pas d'apprendre ou de se laisser envahir, mais au contraire, d'oublier et de se faire oublier.

" Je suis venue ici pour ça, parce que les 3 premiers t'écoutent encore mais t'as rejeté sans façon Nuage Gris alors maintenant tu n'auras plus la chance d'avoir la moindre parole dessus. Comment tu peux l'éloigner de la moindre chose si tu ne peux pas l'approcher, j'suis curieuse d'entendre ton avis sur la question. A moins que tu nies le fait que tu ne peux plus rien pour lui de ton coté, ou même... Que tu ne l'accueilles plus comme un fils, va savoir... " suggérait quant à elle Belle-de-Nuit.

Du vrai, du faux... Tout s'entremêlait. Mais là-dedans, toujours ce procès d'intention inutile qui démotivait Perche Farouche plus que tout. Non, je ne l'ai pas rejeté dès sa naissance parce que j'en avais envie, non ce n'est pas un petit que j'aurais sacrifié de façon consciente, guidée par un caprice mystérieux et inexplicable. Non, non, non, ça ne sert à rien de vouloir mettre des monstres partout. Elle avait l'impression d'être accusée de sorcellerie, traquée pour être brûlée vive par une foule incapable d'accepter qu'elle n'était qu'une chatte comme toutes les autres, capable de faire des erreurs et de ne pas toujours voir ce qui se passait juste devant elle. Et quand elle avait cette impression-là, on ne pouvait rien tirer d'elle. Elle restait là, insolente, farouche, à vous toiser comme pour se foutre de vous et de vos superstitions ridicules.

Belle-de-Nuit dut sentir que face à elle se dressait une guerrière qui était devenue plus raide qu'un bout de bois, car elle crut utile d'expliquer les preuves de son délire :

" Malgré qu'il soit sensible, il se barricade dans les conneries et son ironie. Ca te rappelle pas quelqu'un ? Il est ou ton exemple de bon guerrier ici, tu peux bien inventer une excuse mais t'en a plus pour ce pauvre gosse. "

T'as vraiment l'impression d'avoir fait avancer quelque chose, une fois que t'as dit ça ? frémissait, agacée et intraitable, une Perche Farouche prête, peut-être, à ne plus jamais essayer de parler à la marraine de ses petits. Comment t'as pu faire confiance à une gamine aussi conne, aurait-elle aimé pouvoir cracher à la figure de Matin Embrasé, tu trouvais ça rigolo de me faire passer pour la méchante après ta mort ?

Mais voilà, stupide ou non, cette jeune guerrière était la marraine adorée de ses petits. Et Perche Farouche craignait même qu'elle puisse finir par devenir plus encore. Après tout, elle était en âge... et elle était assez naïve pour s'imaginer qu'un fils pourrait remplacer le père... Bref, Perche Farouche serait folle de prendre Belle-de-Nuit pour une guerrière tout à fait comme les autres et de simplement l'envoyer se faire foutre.

" J'ai hâte que ce soit ton tour, d'être mère. " murmura simplement la tigrée, qui essayait de cacher dans des airs un peu bouleversés son énorme acidité.
" Tu verras comme c'est simple, de faire ce qu'on veut d'un petit comme lui. J'aurai peut-être dû l'y forcer, mais... j'ai tout simplement pas su m'y prendre. Et à mon avis, à ma place, tu n'aurais pas su non plus. "

Eau Turquoise l'avait accueilli d'une façon beaucoup moins exigeante, et il s'était réfugié plutôt que d'entendre des choses qui ne lui plaisaient pas. Et jamais Perche Farouche n'avait su comment l'extirper.

" Et il n'était pas tout seul. Il y en avait trois autres, qui demandaient eux aussi beaucoup d'attention. C'est rare, tu sais, quand on a quatre petits à la fois, comme là, qu'ils survivent tous et qu'on ait bien pu s'occuper de chacun. Je ne connais que quelques reines qui y sont arrivées, et encore, c'est relatif. "

Il y en avait toujours un ou deux, dans le lot, qui finissaient par mal finir.

" Et ça n'arrange rien qu'Eau Turquoise ait elle aussi été débordée. Et ça n'arrange rien non plus que systématiquement, on mette tous les problèmes sur le dos des mères. Si t'avais connu mes parents à moi, Belle-de-Nuit... "

Ses parents qui l'avaient fait grandir en princesse pour la laisser tomber au détriment de sa jeune sœur au moment où ils eurent compris que leur stratégie avait échoué et qu'une princesse ne pouvait pas être farouche. Ses parents qui avaient perdu au moins autant de chatons qu'ils n'en avaient vu devenir apprentis. Ses parents qui n'avaient jamais eu l'ombre d'un regret.

" Enfin bref. " coupa-t-elle. Car aucune véritable excuse ne convaincrait jamais cette petite superstitieuse. Elle serait la Farouche mégère responsable du malheur de ses petits, et peut-être même, plus tard, l'odieuse grand-mère qu'on écarterait des petits-enfants. " Tu découvriras ça par toi-même. "

Et ce n'était même pas une menace. Perche Farouche se redressa, prête à repartir pour finir son tour des frontières. Mais bizarrement, alors qu'elle se tournait vers le chemin qu'elle voulait reprendre, elle crut nécessaire d'ajouter autre chose :

" Ne crois pas que les autres petits s'en sortent tellement mieux, d'ailleurs. Nuage Orangé intéresse les plus dangereux des serpents, ton apprenti ne se méfie de rien, et Nuage de Goujon est prêt à écouter n'importe qui... Ne me surestime pas trop, je ne suis que leur mère, aujourd'hui. Écoutais-tu ta mère, à leur âge ? "

Spoiler:

La teigne ne voulait rien entendre. Normal, songea la tigrée, un peu résolue au fond. C'est encore de son âge. Tant pis. Au fond d'elle-même, Perche Farouche restait quand même assez fière de son œuvre. Elle n'avait jamais eu d'autres petits que ces quatre-là, et sans doute n'en aurait-elle jamais plus. Tous l'avaient quittée vivants, et même en très bonne santé, alors même qu'ils avaient été confrontés très jeunes à des obstacles de taille. La mort de Mat, notamment.

Ils étaient devenus quatre apprentis, et même si, encore et toujours, Perche Farouche s'inquiétait pour eux, elle devinait quand même la façon un peu émue qu'aurait eu leur père de les regarder. Il aurait été fier d'eux, songeait-elle, il se serait pas mal foutu de leurs conneries, peut-être même aurait-il essayé de se faire complice. Il m'aurait gourmandé, ça m'aurait un peu gonflé sûrement. Aurait-il quand même essayé de rester avec moi ? Sans doute. J'aurais pas vraiment pu le flanquer dehors, sans sa maladie. Il y aurait peut-être eu des petits frères.

Mais ça s'arrêtait là, souvent. Et elle était incapable de vraiment savoir si elle regrettait ou non cet avenir entrevu. Bien entendu, le départ de Mat avait été triste, mais... la tigrée s'y était faite. Et puis, le pire, désormais, se trouvait derrière elle.

" Nuage Orangé est assez grande gueule pour apprendre à se défendre "
Et pour se faire des ennemis.
" Tu serais étonnée de savoir que Nuage du Renard a plus de capacités de réflexion à développer que certains guerriers "
Et toi de voir ce qui le motive vraiment.
" Et Nuage de Goujon a besoin d'apprendre à se débrouiller seul. "
Voilà qui est très rassurant...
" Tu m'as demandé de leur laisser le temps mais j'ai l'impression que toi-même tu voudrais les voir évoluer à vitesse grand V, ce ne sont encore que des novices découvrant l'extérieur de leur campement natal. Toi aussi t'avais des défauts au début de mon apprentissage tout comme moi, pourtant t'as évolué depuis et t'a bien réussis à pas crever avant. "
Tous mes frères sont morts très jeunes.
" Il s'en sortiront tout aussi bien "
Je leur souhaite pas.
" C'est pas en enfonçant quelqu'un pour lui faire voir la dure réalité qu'on arrive à faire de lui un parfait guerrier préparé pour tous les cas. "
Mais on a le devoir de les préparer comme il faut.
" Personne n'est parfait. "
Tu l'as dit, bouffi.

La mère lasse n'était plus coopérative pour un sou. En fait, Perche Farouche se demandait même si ça servait à quelque chose, de parler, de faire du vent.

" Peut-être que le jour ou j'aurais des chatons, je serais encore pire que toi ou même mieux j'en sais rien mais l'avenir de mes chatons qu'il soit bon au mauvais ne m'appartient pas. J'ai la mauvaise foi de dire sèchement que t'es une mauvaise mère, t'as sans doute des bonnes qualités dans ce travail là. Seulement, j'ai l'impression que tu acceptes un peu trop facilement tes erreurs, tu laisses Nuage Gris dans la peur de sa mère sans en avoir rien à foutre et au lieu d’aller essayer de résoudre l'affaire tu restes assise ici à me rabrouer que j'irais peut-être l'enfoncer.
- Mais la question n'est pas ce que j'en ai à foutre ! " se hérissa finalement l'aînée, brusquement furieuse. " Tu crois vraiment que si j'en avais rien à foutre, ils seraient encore là, les petits, en bonne santé, propres et pas trop paumés dans le Camp ? "

Elle savait profiter des courtes pauses, après ses exclamations, pour se faire plus percutante et plus violente. On se demandait à tout instant si l'orage n'allait pas éclater et briser le silence.

" La seule question, c'est ce que je peux faire maintenant. C'est tout. J'suis pas du genre à me plaindre, tu sais, sinon on serait sacrément dans la merde je peux te le dire, parce que mes petits problèmes, au fond, ça ne regarde que moi. Maintenant, les faits sont là : c'est certainement pas parce que je leur dis quelque chose qu'ils vont le faire, ces gamins sont des bourricots et des étourdis, comme tous les gamins du monde, et c'est pas en leur courant après ou en pleurnichant que j'y changerai quelque chose. Et Nuage Gris, c'est pareil. Si j'avais quelque chose à faire, je le ferais, mais depuis un moment déjà, il n'y a foutrement rien. "

La mâchoire sévère, elle ne se laissa pas emporter par le moindre élan d'émotion. C'était devenu si désagréable de penser qu'elle ne pouvait rien pour son petit troisième qu'elle en venait presque à éviter de le regarder, lorsque c'était possible. Ce gosse était capable de tout sentir, et... elle ne pouvait ni ne voulait lui faire l'aveu véritable de son impuissance.


" Si t'as des idées, toi, n'hésite pas. " conclut-elle, un brin railleuse. Comme si ça semblait impossible qu'elle ait des idées, elle. " Enfin, va pas me les noyer non plus. " ajouta-t-elle enfin, sans regarder la noiraude et en lui faisant comprendre, par sa posture, qu'elle n'allait pas tarder à se remettre en marche.

La nuit était tout à fait installée, et on entendait de temps en temps, au loin, le hululement grinçant d'une chouette hulotte.

" Et si tu dors pas, ils t'auront très vite. " congédia-t-elle la marraine, plus malicieuse, mais toujours un peu impérieuse.

Spoiler: