À toute vitesse || ft. Curieuse Pénombre - abandon

Nuage de Châtaigne leva le rongeur au niveau de ses yeux avant d'en secouer le cadavre. Les proies avaient doucement commencé à se remplumer deux lunes plus tôt, sans pour autant retrouver leur épaisseur initiale ; en deux généreuses bouchées, trois peut-être au maximum, l'animal disparaîtrait presque totalement dans son estomac. Il ne faudrait alors que quelques grignotements supplémentaires pour nettoyer parfaitement la carcasse. Bah, ça lui remplirait largement l'estomac pour la matinée ! Et puisque Feuille Urticante daignait bien la laisser libre et en paix ce jour-ci, elle pourrait toujours chasser dans l'après-midi.

La novice bailla largement, toujours ensommeillée, lâchant alors l'animal qui s'écrasa mollement au sol en soulevant un petit nuage de poussière. Qu'allait-elle pouvoir faire d'amusant ? Alors qu'elle était libre, aucun de ses amis ne pouvait l'accompagner en excursion, pas plus que Fleur ou Bourgeon. Raton Laveur, le mentor de l'un d'eux, passa justement dans son champs de vision, la saluant rapidement avant de disparaître. C'était pareil pour lui, d'ailleurs, remarqua la novice en mâchant un petit morceau de chair ; maintenant qu'il était lieutenant et s'occupait du mentora de son frère, il n'avait plus de temps pour lui apprendre deux ou trois tactiques de combat comme lorsqu'elle résidait dans la pouponnière.
Au moins, la souris était plutôt savoureuse.

《 Pépé ! 》, fit-elle soudainement en se redressant.

Mais sa sœur ne l'avait visiblement pas entendu, puisqu'elle s'engouffra dans le tunnel menant à l'extérieur.
Alors, pour se débarrasser de l'animal à moitié entamé seulement sans le gâcher (elle pouvait presque entendre l'écho de la voix de sa mère la sermonner ; pas de gâchit), Nuage de Chataigne le colla quasiment de force dans les pattes d'un tout petit apprenti qui farfouillait le tas de gibier.

《 Ehhh, Curieuse Pénombre ! 》, braillait-elle tout en courant pour la rattraper. 《 Tu vas chasser ou faire un tour aux frontières ? Oh, s'te plaît, je peux venir avec toi ? Je suis jamais allée en patrouille avec toi ! 》

Depuis le départ de ma mère, je me réfugiais dans la forêt, loin de la compagnie de mes semblables. Je chassais ou vérifiais les frontières de nos terres. Je rendais tout de même visite à mes demis frères et sœurs, mais tout restait difficile. Il y avait encore des échos, des flashs. Du sang pourpre et du sang sombre, mêlé à la terre et à la fourrure. La violence, la guerre, la mort. Présente sur le champ de bataille. Des cris, des hurlements. Je ne voulais plus jamais me battre, je ne voulais plus voir la Faucheuse prendre d’autres âmes, je ne voulais plus voir les crocs et les griffes, je ne voulais plus voir les corps tremblants, comme si la vie luttait pour rester dans les disparus. Et le dernier cauchemar… Ma mère, couverte de sang. Son sang. Ses yeux vides, dirigés vers le ciel. Son corps immobile. Et ce sang… Derrière cette image les miens hurlaient de rage. Pas pour elle, mais contre leurs adversaires. Combattant forcément. Mais personne n’a sauvé ma mère. Je sentais les larmes me monter aux yeux, les dents serrées, je retenais ce cri de désespoir qui s’évanouissait petit à petit dans ma gorge.

« Ehhh, Curieuse Pénombre ! Tu vas chasser ou faire un tour aux frontières ? Oh s’te plait, je peux venir avec toi ? Je suis jamais allée en patrouille avec toi ! »

Ma petite sœur ! Elle ne devait pas me voir dans cet état. Je me frottais les yeux avec mes pattes rapidement pour faire disparaitre les larmes naissantes. Je me retournais vers elle. Il ne me restait qu’eux et Moumouche.

« Oh, je sortais juste. On peut faire un petit tour des frontières et chasser sur le chemin ? »

Je lui montrais un sourire doux. Elle m’avait rappelé que j’avais enfin monté en grade après tout ce temps. J’étais une guerrière à présent. Mais je n’en tirais pas la joie que j’espérais. Aubépine aurait dû être à mes côtés. Et ma mère me manquait. Elles auraient dû être là toutes les deux. Enfin bref, j’avais ma demi-sœur avec moi. Je levai la truffe cherchant l’odeur d’une proie. Nous étions un pu éloignées du camp à présent. En me mettant en position de chasseur, je la mis au défi.

« Vas-y p’tite sœur, tu sens quelque chose ? » dis-je en chuchotant, retrouvant une lueur malicieuse dans mon regard.

Elle sentait dans son dos les pupilles gorgés de reproche du petit apprenti (celui à qui elle avait refilé l'animal mort) la suivre comme deux billes brûlantes jusqu'à ce que les deux sœurs ne sortent du campement, se soustrayant à son regard ; Nuage de Châtaigne ne pût s'empêcher de lui adresser un dernier ondulement sensuel de la queue en guise de remerciement narquois, l'imaginait sans grande peine s'énerver impuissement. Les proies étaient précieuses et elle savait ainsi qu'il la mangerait même s'il n'aimait pas qu'on lui refile des restes ou qu'il ne voulait pas déguster de souris. Sauf si il passait le cadeau à un autre chat.

La novice arima sa sœur, toute frétillante, et le félin s'effaça totalement de son esprit. La douce et jeune guerrière l'attendait, un sourire sur les lèvres pour faire bonne figure et les yeux légèrement rougis lui donnant un tout petit air fatigué. Nuage de Châtaigne grinça des dents en faisant jouer les muscles de sa mâchoire, contrariée de ne pas savoir ce qui tracassait, fatiguait ou ennuyait sa sœur aînée qui ne laissait rien paraître de son trouble.
La novice pressa son pelage contre celui de Pénombre Curieuse, hâtivement, donnant sans le faire exprès un petit coup d'épaule brusque. Aussitôt stabilisée, elle commença à émettre un doux ronron affectueux et apaisant, envoyant au passage une léchouille égarée sur le pelage aux poils longs et colorés de sa sœur. Il était, en cela, plutôt semblable à son propre poil mais également à celui de Nuage de Bourgeon qui tenait tout comme elles deux cet héritage de leur mère, bien que dérivé pour chacun en différentes teintes.

《Oh, je sortais juste. On peut faire un petit tour des frontières et chasser sur le chemin ?
Châtaigne ne s'éloigna pas d'une griffe, visage rivé droit sur les mirettes de sa sœur, envahissante.
— Coooll ! ♡ 》

Elle voyait en l'attitude de sa sœur ( les petits gestes affectifs, le regard protecteur et chaleureux, la façon d'hausser le ton dans les aiguës en fin de phrase... ) la parfaite incarnation de Mirage du Désert, à quelques différences près cependant ; un caractère plus effacé, pas les bonnes couleurs de pelage, des pattes fonctionnelles et aériennes - paraissait qu'avant son accident Mirage du Désert avait la même allure rapide, le même déhanché que ses filles.
La mort de leur mère commençait à s'éloigner, chassée par les entraînements et les moments de détente qu'elle partageait avec ses amis. Mais elle était toujours présente, palpable dans l'air, comme une brise qui parfois revenait. La brise d'un souvenir.

《Vas-y p’tite sœur, tu sens quelque chose ? 》

 Curieuse Pénombre chuchotait, maintenant la position du chasseur. Patte fléchies tout juste assez pour bondir quand nécessaire et sans que les muscles ne se crispent provoquant une crampe malvenue, le regard droit en avant, les oreilles levées fièrement sur son crâne, tournant comme des girouettes au moindre hululement, craquement, froisement, gémissement, bruit de vent, chute de feuilles.
Nuage de Châtaigne l'imita, copiant la position parfaite de sa sœur pour améliorer la sienne déjà bien au point, fruit de ses lunes d'entraînement.

《Il y a un truc par là-bas... un mulot. Et plus loin, en haut, une grive. Et... c'est quoi ce truc qui sent super fort, ici ?》

Du bout de la patte, elle désigna la direction d'où venait le fumet, museau tordu.

« Coooll ! ♡ »

Même si ma p’tite Châtaigne n’avait pas le même pelage que maman, on se ressemblait un peu toutes. J’étais content d’au moins ça, elle vivait un peu en nous. Elle restait toujours là. Ma maman, mon modèle. Elle s’était mise en position de chasseur suite à mon défi.

« Il y a un truc par là-bas... un mulot. Et plus loin, en haut, une grive. Et... c'est quoi ce truc qui sent super fort, ici ? »

Je levai la truffe et respirait intensément l’air. Elle avait raison, une odeur, semblable à celles présentes dans l’antre de Firmament. Je ne saurais malheureusement pas reconnaitre cette senteur, les plantes me sont malheureusement inaccessibles, j’étais bien sûr curieuse de tout connaitre mais, je n’avais pas la mémoire ni même la grâce des étoiles pour m’occuper de ce genre de choses. Je réfléchis un instant. Nous pourrions chasser avant de découvrir cette plante. Je fais un hochement de tête silencieux à ma p’tite sœur, et lui fait signe que je vais chasser l’une des proies avant. La plante, elle ne pourra pas fuir !

Il y avait une petite bête qu’elle n’avait pas sentie, l’écureuil au pied de l’arbre juste en face de nous. J’avais toujours un peu de mal avec ses petites bêtes nerveuses. J’avançais alors doucement vers le bruit de rongeur qu’il faisait. Les muscles tendus, j’étais prête à lui sauter dessus. Mais je venais de marcher sur une branche sans faire attention et la petite bête s’enfuie dans l’arbre. Je n’avais pas le temps de lui bondir dessus, il était bien plus rapide. Dommage. Je me souvenais de la chasse avec Patte Noire, il m’avait appris quelques trucs sur ces traques difficiles. J’avais d’ailleurs réussi à en attraper un ! Enfin, je retournais vers Nuage de Châtaigne pour regarder cette fameuse plante.

« C’est une plante je crois. Je ne saurais pas dire si elle sent bon ou non ! »

Son odeur forte empestait le coin. Finalement, je préférais de loin celle du gibier ! Plus ferme, et délicieuse. Je m’approchais en douceur de la plante. Je me demandais si Firmament en avait besoin ? Après… Je ne m’y connaissais pas du coup, fallait-il lui rapporter ? Et si la plante périssait parce qu’elle n’est plus rattachée au sol ? Et si pour qu’elle garde son efficacité elle devait justement rester plantée ? Tant de question sans réponses.

« Je pense qu’il faut mieux la laisser non ? Je ne sais pas du tout ce que c’est ! Et toi ? Tu as une idée ? »

Ça sentait fort, vraiment super fort, en particulier parce que la novice n'avait jamais reniflé une telle odeur auparavant. Pourtant, ça lui disait quand même quelque chose, du moins en partie, comme le composant habituel d'une senteur de fond. Nuage de Châtaigne réitéra l'expérience, reniflant de nouveau les fumets du rongeur et du volatile, avant de se concentrer sur l'intrigante odeur, dont la source se situait à sa droite, quelques bons mètres plus loin ; une plante de guérisseur ! Elles étaient toujours fortes en odeur, et le fumet de leur soigneuse, Firmament, était constamment effacé par elles. Heureusement pour son museau, la novice ne s'était jamais rendu dans l'antre pleine de plantes.

Son attention fut de nouveau captée par Curieuse Pénombre, qui commença par la féliciter d'un hochement de tête avant de lui faire des signes de la queue ; elle partait tenter d'attraper l'un des animaux du coin et serait de retour aussitôt la chasse achevée. Nuage de Châtaigne détendit ses muscles sans les relâcher totalement et suivit sa sœur du regard, s'avançant un peu pour ne pas la perdre totalement de vue. Un écureuil aux vifs poils orange rongeait un gland au pied d'un grand chêne et la novice grimaça, mécontente d'elle-même ; elle n'avait pas réussi à repérer l'animal avant.
Mais, malgré la très bonne posture de sa sœur, un crac résonna dans les bois, faisant aussitôt fuir le rongeur. Il courut le long du tronc jusqu'à sa cîme, puis sauta dans un arbre voisin avant de disparaître, voltigeur de l'extrême. En voyant cela, la novice pouvait aisément comprendre l'amour de Braise pour l'escalade.
Curieuse Pénombre revenait déjà vers elle, la dépassant pour se poster devant la fameuse plante.

《 C’est une plante je crois. Je ne saurais pas dire si elle sent bon ou non !
La novice fronça le museau et recula un peu ; si certaines plantes ne sentaient pas mauvais, celle-ci lui brusquait tellement l'odorat qu'elle ne pouvait que considérer qu'elle empestait.
— J'veux pas renifler ça trop longtemps, berk !
— Je pense qu’il faut mieux la laisser non ? Je ne sais pas du tout ce que c’est ! Et toi ? Tu as une idée ?
Elle haussa les épaules ;
— Ben si même toi tu sais pas... Au pire faudra en parler à Firmament, elle verra bien. 》

Voilà. Laisser aux guérisseurs le boulot de guérisseur pour se concentrer sur les tâches propres aux guerriers était bien plus judicieux. Cela ne signifiait pas qu'elles ne voulaient pas l'aider mais plutôt qu'elles s'évitaient une erreur.
Elle adopta de nouveau la position du chasseur, avançant pas à pas vers une souris tout juste arrivée dans la zone. Tentant de la prendre à revers, afin que le vent ne la prenne pas en traître, Nuage de Châtaigne s'approcha bien assez prêt du rongeur pour bondir. Loupant son saut, elle tenta un large moulinet de la patte qui ne le toucha pas. Il s'échappa.

《 ET MERDE ! Il était juste sous mon museau ce couillon. On bouge ailleurs ?》

Dans son agacement, elle ressortait ce vocabulaire qui lui était propre, hérité de Vent du Désert.

Je remuais les moustaches d’amusement à la réaction de ma petite sœur. Elle n’aimait pas l’odeur de la plante en tout cas, ce n’est pas elle qui pourrait être guérisseuse, c’était certain.

« Ben si même toi tu sais pas... Au pire faudra en parler à Firmament, elle verra bien. »

Je hochai la tête à ses paroles, c’était plus sage en effet. Je prenais le temps de bien sentir la plante pour en décrire parfaitement l’odeur à Secret du Firmament, il fallait bien qu’elle sache de quoi il en retournait ! Je sentis un mouvement à côté de moi, Nuage de Châtaigne s’était mise en position du chasseur. Pour ne pas faire peur à l’animal qu’elle avait pris en grippe, je ne bougeai pas d’un poil, attendant simplement qu’elle revienne vers moi. J’allais lui proposer de se diriger vers les Rochers du Soleil, histoire de vérifier que les chats du clan de la rivière ne profitaient pas du beau temps sur nos pierres.

La jeune minette revenait vers moi, bredouille et en jurant. Elle me faisait penser à Maman, à la différence qu’elle essayait de se montrer polie quand elle était avec nous, quand nous étions encore que des chatons. Je ronronnais doucement, chérissant ce souvenir.

« ET MERDE ! Il était juste sous mon museau ce couillon. On bouge ailleurs ? »

Je riais face à sa réaction. J’effleurais son flanc de ma queue en signe d’affection. Je lui dis, le regard plein de malice :

« Après le bruit que tu viens de faire, je doute que chasser ici soit utile à présent. »

Je cherchais à la taquiner. Oh ce n’était pas bien méchant, c’était même plutôt doux. J’aimais ma sœur par-dessus tout après tout.

« Je te propose les Rochers du Soleil ? Il faut regarder la frontière à cet endroit, au cas où des fripons de la rivière voulaient profiter de la chaleur. »