Tu m'en dois une... Ft. Coup de Foudre - abandon

La nuit, tous les chats sont gris ; c'était aussi vrai pour Rivière d'Émeraude dont le pelage roux éclatait sous le soleil, mais se ternissait face à la lune. Cette nuit-là était sombre et l'on ne devinait plus rien de l'orange foncé de la guerrière ; seuls ses yeux émeraudes conservaient leur éclat et brillaient même dans l'obscurité la plus profonde.
Discrète et agile, la femelle dont l'épais pelage en imposait - elle n'était pourtant pas si épaisse que cela de corps - jouait avec les rayons de la lune, passant d'une zone d'ombre à une zone de lueur fantomatique. Elle longeait les falaises, cet endroit qu'elle avait si peu fréquenté jusqu'ici mais qui l'attirait particulièrement ces derniers temps, sans doute parce que le vertige que leur vue pouvait provoquer la renvoyait à sa propre vie.
En effet, Rivière d'Émeraude se sentait perdue depuis qu'elle avait été nommée guerrière à part entière. Elle avait veillé en silence - et cela avait été difficile pour cette hyperactive à la langue bien pendue - en rêvant de sa vie de guerrière et des multiples aventures que celle-ci lui réserverait sans doute. Lorsque l'aube avait pointé le bout de son nez, elle n'avait même pas rejoint l'antre des guerriers - dont elle avait pourtant tant rêvé ! - et avait enchaîné sur sa première journée de guerrière, bien trop excitée pour penser à s'endormir. Le soir, elle avait malgré tout rejoint sa toute nouvelle couchette avec un plaisir évident, transie de sommeil ; le plaisir avait était d'autant plus grand que son ami de toujours, Fierté du Blaireau, déjà en place dans cette tanière depuis quelques semaines, lui avait réservé une place au plus près de lui. Ainsi ne se sépareraient-ils plus d'un poil.
Mais voilà, la vie d'adulte n'était pas si palpitante que Rivière d'Émeraude l'avait toujours imaginé. Elle qui rêvait liberté, rencontres, grandes aventures, voilà qu'elle réalisait que les patrouilles frontalières et de chasse prenaient le dessus sur tout le reste. Sa nouvelle vie n'avait rien à envier à sa vie d'apprentie, finalement, et cette déception lui restait en travers de la gorge.
Pour ne rien améliorer à cette situation, Fierté du Blaireau était au moins aussi occupé qu'elle. Ils se croisaient certes lors de patrouilles, et partaient parfois chasser ensemble ; mais la plupart du temps, les journées se passaient sans que la rouquine ne croise le minois bicolore de son ami, et le vide qu'elle ressentait ne cessait de la désarçonner.

Elle était donc là, au bord des falaises, à danser au bord du vide, attirée par le gouffre et à la fois retenue sur la terre ferme. Elle avançait, essayant de rattraper ses idées et de mettre un mot sur ses sentiments. Elle sentait que quelque chose d'indicible en elle l'empêchait d'avancer. Il fallait absolument qu'elle attrape ce qui manquait à sa vie pour retrouve sa joie de vivre de toujours. Cela devenait primordial ; une question de vie ou de mort.

Et là, au bord des falaises, à se jouer du vide aussi, se trouvait une autre silhouette, plus grande, plus massive, et d'un poil tout aussi gris que le paraissait celui de la guerrière de la Rivière sous la lune. Mais plus elle s'approchait, et plus elle doutait que ce pelage était réellement gris ; la lune était trompeuse... Car plus Rivière d'Émeraude se rapprochait de ce félin et plus elle le reconnaissait. C'était un guerrier qu'elle avait croisé, lorsqu'elle était encore apprentie, et qui l'avait beaucoup perturbée. C'était un félin qui, après lui avoir soutiré le nom de sa mentor, lui avait promis qu'il lui revaudrait ça.
C'était Coup de Foudre, du Clan du Tonnerre, et il lui en devait une.

— « Léopapard, t'es déj'à allé aux falais'es?
— Aux quoi. »

En plus de se gratter l'oreille, le son des conversations des chats réunis pour manger près de la pile de proies ne l'aidait pas à comprendre la question que venait de lui poser son fils. Coup de Foudre leva le menton pour lui faire la moue et le relancer, et Bec accrocha son attention à l'aide de rumeurs qu'il avait entendu - que les falaises étaient apparamment un endroit où beaucoup de chats étaient tombés, que ce devait être un endroit très haut, et il n'eut plus rien à dire d'autre car son père s'était hissé sur ses pattes, profitant du soleil qui se couchait pour partir en trotinant, direction le Chemin du Tonnerre.

C'était au delà des Quatre Chênes? Bec lui répondit oui mais ce n'était pas la question -! Au delà de la Lande du Vent? Craignant pour la vie de son téméraire de père Bec tenta de détourner son attention ailleurs car oui mais - et des Hautes Pierres? En vain, et Coup de Foudre prit cette petite chasse-poursuite comme un jeu en troquant son trot sautillant pour de longues foulées, rieur, disparaissant dans le clair obscur de la forêt qui s'assombrissait à la mort du soleil. Il entendit Bec Croisé le pourchasser dans les fourrés, aussi il bifurqua vers le chablis à l'orée pour émerger d'une pente en buissons et remonter jusqu'à l'accotement du chemin du Tonnerre.

Les muscles campés, il fit volte-face, haletant, à l'affût, mais il n'entendit plus Bec à ses trousses. Il devait l'avoir doublé! Le bengal leva le nez et huma l'air en entrouvrant sa bouche, découvrant toutes les odeurs du chemin du Tonnerre - Monstre - ...il plongea dans les fourrés pour s'y tapir et trottiner en contre-sens des Insectes Géants à qui appartenaient le chemin, et qui ponctuèrent sa petite promenade sous les étoiles naissantes de graves et lourds tremblements. En tournant la tête, il vit une ombre timidement sortir des buissons de la forêt, et Coup de Foudre lui flasha un sourire avant de détaler à nouveau. Les falaises, les falaises, il ne les avait jamais vues!

Il n'avait jamais vu le verger non plus et c'est Secret du Firmament qui l'y avait amené, mais le verger était une forêt contrôlée, aux arbres bizarrement symétriques - la falaise était apparamment un endroit si haut que des chats maladroits s'y jetaient par accident! Son galop fut interrompu par une décharge de réalisation qui saccada son rythme - il manqua de trébucher comme si son coeur avait raté un battement et ses paupières se plissèrent en réentendant l'accusation pointue de Mauvaise Graine à son égard - et soudain les falaises ne lui paraissaient plus si grandes, plus si belles, plus si intéressantes comme l'avait voulu la rumeur mais souillées de sang et de corps déchus, dont celui de Plume Duveteuse.

Mais il n'était pas responsable! - il n'avait jamais levé sa patte sur elle, il n'avait jamais touché son corps, ne l'avait jamais regardé dans le yeux pour observer d'un oeil critique sa chute, vraiment, il n'y était pour rien! Il lui avait dit qu'elle était l'une de ses compagnes - lui-même était toujours "l'un des compagnons" d'un tel ou d'une telle! Pourtant il avait l'impression que le remord l'accablait encore. Ses oreilles se plaquèrent sur sa tête, il la redressa pour voir qu'il suivait la rivière dans le ciel de la Toison Argentée et les Étoiles qui s'allumaient unes à unes dessus. Sans Museau Bleu pour les admirer et leur mettre des mots dans la bouche, il ne les voyait pas d'un si bon oeil, surtout pas depuis ce qu'Elles avaient fait subir à Secret du Firmament, en lui enlevant ses visions. Son remord ne dura pas longtemps - le vent souffla, emportant avec lui des cailloux de roche noire sur son chemin, et le bengal leva le menton, redressa son dos, bomba le torse et fit un pied de nez en l'air en levant très haute sa queue qui se recourbait de superbe.

Le voyage fut plus long que celui en direction des Quatre Chênes - il vit leur ombre le tenter du souvenir de Museau Bleu et de celui de Nuage du Lapin du coin de l'oeil. Il fut plus long que celui qu'il avait fait pour aller aux landes en y ramenant Nuage du Vent - il vit l'endroit où le Chemin du Tonnerre se séparait en deux, se rappelant que c'est au coin de l'autre côté, direction les hautes pierres, qu'il avait partagé une carcasse de lapin avec lui.

Dans le voyage il vit quelques Monstres- il vit le soleil de leurs yeux illuminer le chemin du tonnerre et lui montrer que l'horizon était dépouillé d'arbres ou de contours quelconques. En fait, plus il avançait, plus l'herbe se raréfiait sous ses pattes - remplacée par de la mousse - et plus il avait envie de rebrousser chemin.

L'appel du goufre.

Il le sentit de façon viscérale lorsque le vide recouvrit sa vision de ce qui ressemblait à tout le moins aux yeux de rien qu'un chat au "bout du monde". Il se lança en pleine course, montant sur des rochers, les dévalant, bondissant partout en s'agrippant avec ses griffes, gagnant les hauteurs et le vent d'altitude qui lui fit vivre un vertige si grand qu'il en tomba sur l'arrière-train, le souffle coupé. Une deuxième Toison Argentée s'ajouta à la première, lorsque, paisible, la mer tut ses vagues et sa houle pour miroiter parfaitement le ciel de nuit qui la surplombait au-dessus.

La Lune et sa jumelle et les deux Toisons cherchaient à le guider plus loin, plus loin encore que les limites de ce bout du monde et pendant une seconde, pendant une seconde Coup de Foudre se sentit suffisament léger pour pouvoir tendre une patte dans le vide, avec l'impression qu'il pouvait marcher les constellations et alors qu'il s'apprêtait à faire le grand saut, le vent tourna et lui amena une autre odeur et c'est d'yeux haggards qu'il tourna sur une chatte, non-loin, croisant son regard vert et aussi brillant que l'était tout ce tableau.

...Autant dire qu'au travers de la transe, il ne la reconnut pas tout de suite.

À la vue de ce félin dont elle n'avait raconté la rencontre à personne - elle se sentait trop coupable de l'aveu qu'elle lui avait fait, du trouble qu'il avait jeté en elle, des rêves qui s'en étaient suivis et qui n'avaient disparu qu'après de longues semaines -, Rivière d'Émeraude s'était arrêtée net, les yeux plantés sur le guerrier du Tonnerre dont elle n'avait jamais réussi à connaître le nom. Tous ses sens étaient en alerte : sa queue levée vers le ciel se balançait légèrement de gauche à droite, lui servant de balancier sur ces falaises vertigineuses ; sa gueule entrouverte captait les effluves du Clan d'autrui, mais aussi celles du vent, de l'humidité, et même une odeur de danger, si tant est que celui-ci puisse en avoir une ; les oreilles tournées vers le devant de la scène, comme si la rouquine s'attendait à ce que le guerrier lui parle ; ses yeux ne cillaient pas, se détournaient pas, comme s'ils redoutaient qu'il disparaisse, que ce ne soit qu'une vision.
Après quelques secondes suspendues dans le temps, tout sembla reprendre son cours. Le vent se remit à souffler, manquant de faire trébucher la guerrière de la Rivière ; le hululement d'une chouette au loin marqua son vol ; les fourmis au pied des félins se remirent à frétiller, leur corps lisse brillant sous la lune. Et le guerrier du Tonnerre était toujours là.

Rivière d'Émeraude s'autorisa un battement de cils qui ré-humidifia ses prunelles puis elle s'avança vers le rouquin, à pas de loup, mue à la fois par le vertige et par le sentiment imposant que le guerrier semblait finalement toujours avoir sur elle. En cet instant précis, la fille d'Aigue-Marine et d'Étoile de Pierre eut l'impression de n'avoir pas du tout grandi, et d'être toujours cette gamine casse-cou uniquement mue par le désir de prouver sa valeur. Elle était pourtant devenue Rivière d'Émeraude, une guerrière assurée - du moins, en temps normal - et qui avait su prendre toute sa place au sein du Clan, malgré des débuts peu assurés dans la vie.
Mais devant le guerrier du Tonnerre qui lui avait fait si forte impression la première et dernière fois qu'elle l'avait vu, elle perdait toute assurance et redevenait la maladroite Nuage d'Émeraude, inconsciente et déraisonnable.

« Ton nom n'a pas dû changer depuis la dernière fois », murmura-t-elle sans savoir si le vent emporterait ses paroles avant qu'elles n'atteignent les tympans du félin. « Mais le mien a évolué : je suis désormais Rivière d'Émeraude », dévoila-t-elle dans un semblant d'orgueil qui ne réussit pas à feindre l'assurance. Et pour cause : les moustaches tremblotaient, même lorsque le vent se taisait.

Rivière d'Émeraude détourna le regard et ses yeux tombèrent sur le vide qui les entourait, à la fois repoussant et terriblement attirant. Elle songea quelques instants, puis tourna à nouveau la tête vers le guerrier, qu'elle aurait aisément pu décrire de la même façon que le vide. Elle se demanda ce qui l'attendait cette fois en sa compagnie, et se promit intérieurement de ne pas se laisser dépasser cette fois ; sans y croire vraiment.

« Tu voulais sauter ? » demanda-t-elle finalement.

— « Ton nom n'a pas dû changer depuis la dernière fois.

Quelle... curieuse façon de s'adresser à lui.

Une troisième Toison Argentée s'ajouta à la scène, plus petite, plus compacte, reluisant dans les grandes pupilles de la guerrière à ses côtés. Sa fourrure s'étirait en de longues plumes et sous les Étoiles il ne voyait pas exactement tout de sa flamboyante robe rousse mais qu'à cela ne tienne, ces yeux verts et perçants suscitèrent aussitôt des bribes de paroles dans ses oreilles et des images, floues, sur le bord de la rivière, aux Rochers du Soleil, se rappelant d'un vent de fraîcheur au début de l'été dernier.

— Mais le mien a évolué, elle poursuivit. Je suis désormais Rivière d'Émeraude. »

Elle mit un nom sur le souvenir et comme si on venait de nettoyer la lentille il s'anettit, et il constata que lorsqu'il l'avait vue, la première fois, elle était plus petite, moins fournie, mais toujours aussi méfiante - si ce n'est plus. Il se tenait au rebord de la falaise, une patte dans la vide, la tête entièrement tournée vers l'apparition de la chatte qui suivit des yeux le trajet qu'il s'apprêtait à emprunter. Il pencha la tête - voulait-elle marcher les Étoiles avec lui? Peut-être qu'avec un peu de compagnie...

— « Tu voulais sauter ?

La question le tira de ses rêveries. Il entrouvrit la bouche, la referma, lorgna des yeux vers sa patte dans le vide et fit mine de la monter de haut en bas pour s'apercevoir que le sentier n'existait que dans sa tête, dans son imagination, et la chair de la réalité (et avec elle, les griffes de la gravité) l'aurait fait dégringoler. Mais comme la forêt se trouvait loin, comme il n'avait aucun membre de sa famille à proximité, comme la carte du ciel l'obnubilait, eh bien, cette possibilité ne l'ennuyait pas, et ne pas en être ennuyé était ennuyant!... Il tordit une oreille vers l'arrière, recula la tête comme si quelqu'un venait de tirer sur des rênes invisibles et il ramena son poids vers l'arrière pour s'asseoir, à une distance de queue de rien de plus sûr qu'une mort sans salut.

Il se posa la question : voulait-il sauter?

— « Hmm...

Il n'avait pas quitté le vide des yeux, qui se juxtaposait à l'illusion du chemin par le reflet du Ciel sur la surface de l'eau.

Tu crois que les chats et chattes qui ont sauté l'avaient voulu?

Ce n'était pas la même chose que de faire confiance à son corps en se jetant en bas d'un arbre pour se réceptionner par terre. Pas la même chose que de faire confiance à un autre chat de venir le pêcher dans la Rivière. C'était l'inverse - pas de la confiance, mais une sorte de trahison envers son corps, envers soi-même (?), en le forçant volontairement à se casser pour de bon.

Rivière d'Émeraude observait ce guerrier qu'elle avait connu autrefois, qui lui avait paru imposant, sûr de lui, et même intimidant. Aujourd'hui, il lui paraissait au contraire perdu, à la merci des éléments, manquant de s'écrouler - au sens propre et au sens figuré. Elle se demandait quelles pouvaient bien être les raisons de ce changement radical. Etait-ce simplement qu'elle avait grandi elle-même, qu'elle s'était affirmée, et donc que le guerrier qui l'avait impressionnée, apprentie, lui paraissait bien moins grand et fort ? Peut-être y avait-il de cela ; mais pas que, ce n'était pas possible. Alors, la deuxième hypothèse était sans doute que la vie l'avait un peu bousculé - ou beaucoup.
Quoi qu'il en soit, la rouquine n'était pas peu satisfaite de se sentir plus à l'aise en présence du grand mâle charcoal.

Hmm... Le félin du Tonnerre sembla réfléchir à la question comme si elle requérait d'y penser longuement. C'était pourtant simple : oui, non ; il n'y avait pas d'entre-deux. Cette attitude renforça chez Rivière d'Émeraude la sensation que son interlocuteur avait dû se prendre plusieurs coups par la vie depuis leur dernière entrevue. Tu crois que les chats et chattes qui ont sauté l'avaient voulu ? Une réponse pas une question, donc. C'était plutôt typique des félins n'ayant pas confiance en eux, ce qui était loin de correspondre à ce matou-là.
Rivière d'Émeraude se trouvait vraiment perplexe devant cette apparition. Elle allait répondre du tac au tac à la question : oui, les chats et chattes qui ont sauté l'avaient voulu, c'est évident. On ne tombe pas par hasard dans le vide, à moins de ne l'avoir pas vu ou d'y avoir été poussé.
Mais, après un temps de réflexion, elle donna une réponse plus floue. Puisque le guerrière du Tonnerre semblait d'état d'âme philosophique ce soir...

« Je crois que l'on ne peut pas éviter toutes les chutes », répondit-elle alors d'une voix posée. Les coups de la vie, durs comme beaux, étaient inévitables. « Mais toutes les chutes ne sont pas vers l'avant », ajouta-t-elle.

A chacun de choisir que faire avec les cartes de sa patte.

— « Je crois que l'on ne peut pas éviter toutes les chutes, lui répondit Rivière d'Émeraude, après avoir prit un moment de réflexion.

Et la curiosité de Coup de Foudre fut comme piquée car elle n'avait pas répondu à sa question. Elle ne lui avait pas dit si les chats et chattes qui avaient sauté l'avaient voulus. Il consentit néanmoins à tendre l'oreille au cas où sa sagesse de la nuit puisse l'amener sur une nouvelle piste:

— Mais toutes les chutes ne sont pas vers l'avant. »

Le bengal leva le nez pour regarder le dessous de la Toison Argentée (la vraie), puis le rabaissa pour regarder son reflet, et tourna la tête pour le voir se refléter dans les yeux de la chatte qui lui tenait compagnie.

— « Que veux-tu dire? Qu'il y a des chutes vers l'arrière?

Il se hissa sur ses pattes, décrivit une volte serrée pour faire dos à la mer et au Sentier d'Étoiles, et un faux mouvement de sa queue fit rouler un caillou derrière lui et le décrocha de la falaise - il l'entendit tomber sur une corniche, l'accoustique de l'abîme au-dessus leur renvoya l'echo de l'impact et le caillou poursuivit sa descente. Un cliquettis tout près, un autre plus loin, un autre, diffus... Coup de Foudre redressa les oreilles à l'entente du troisième, croyant tenir quelque chose:

— --Tu veux parler d'accidents?

Tout ces chats qui avaient sauté ne l'avait peut-être pas tous voulus ; peut-être que certaines de ces chutes avaient été camouflées en suicide. Peut-être que certaines de ces chutes avaient été provoquées par un autre chat alors qu'elles s'étaient reculées, comme lui, au bord du vide, sans plus de bout de terre où s'appuyer les pattes et elles avaient inévitablement perdu pied. Est-ce que...

Est-ce que c'était ce qui s'était passé avec Mauvaise Graine? Est-ce que Mauvaise Graine avait poussé Plume Duveteuse dans le vide et l'avait ensuite accusé lui dans le but de se laver les pattes de toute suspicion? C'était facile de l'accuser lui, il ne se défendait pas vraiment, c'est car il s'en fichait un peu, un peu car qui sait si cette chute n'aurait pas pu être évitée? Mais comme Rivière d'Émeraude disait, un accident était si vite arrivé. C'était difficile d'admettre de ne pas avoir le contrôle sur tout. Difficile de s'adapter à tout ce que nous faisait subir les caprices de la nature.

À l'instant, il eut une pensée à l'égard de Rivière d'Émeraude, comme quoi il ne lui faudrait que deux gestes pour le pousser pour de bon et le faire glisser comme le caillou. Il s'illustra dans les moindres détails la chute - le vertige de tomber - la première corniche lui fracasserait les os - vivrait-il encore? Est-ce que celles qui avaient sauté étaient mortes sur-le-champ? Est-ce que leur mort avait été plus longue, cruellement plus longue au point d'avoir tout le temps du monde pour cultiver qui sait combien de regrets?

...Aurait-il des regrets? Et elle?