Le temps des tempêtes (avec Éclat de Crépuscule) - Abandon

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'Chasse Vent' :

Le spectacle larmoyant de son meilleur ami la torturait. Il lui faisait tellement de mal. Elle était juste prête à reprendre son poste, et déjà il lui en faisait voir de toutes les couleurs ! La scène d'Albâtre lui avait fait comprendre sans le vouloir qu'elle tenait énormément à lui, et son cœur s'était gonflé d'espoir, d'espoir que tout redevienne comme avant. Puis ils avaient un peu discuté, chacun pesant ses mots, attendant une réaction de l'autre ne lui permettant pas de continuer sur le sujet. Ils s'étaient en quelque sorte redécouvert. Il avait appris sa faiblesse, l'identité de son père, l'auteur de sa cicatrice mais pourtant pas la cause. Elle avait su qu'il n'était pas apprécié chez les apprentis. Et l'un et l'autre voulaient à tout prix s'aider mutuellement, se soutenir comme ils l'avaient toujours fait, s'accrochant à l'espérance qu'ils seraient toujours ensemble, que quoi qu'il advienne leur amitié persisterait au fil des lunes. Et là était passée leur première épreuve. Si l'on omettait le passage de copain à copine à celui de mentor et apprenti. Ce qu'ils avaient survolé avec talent.

Et il venait de la décevoir une fois encore. Il avait oublié tout ce qu'elle lui avait appris dès l'instant où l'oiseau avait pointé le bout de son bec. L'excitation de ramener une proie, sûrement. Mais il ne fallait pas céder à la panique ou à la joie ainsi ! Une erreur de débutant. Il approchait les douze lunes, mais ne paraissait pas s'inquiéter plus que ça de son futur rôle de guerrier. Bien que, par terre, il semblait démoli, terrassé par cette responsabilité de chasser et d'absolument ramener quelque chose. Perdu. Il était perdu. Il lui fallait une patte droite, quelqu'un qui lui explique sans arrêt les décisions, les étapes d'une bonne attrapée, ou d'un bon combat. Mais parfois, il serait seul. Il n'aurait pas le temps de demander, de réfléchir trop longtemps. L'instinct devait parler.

Eclat de Crépuscule fixait le noiraud, qui s'éloigna de l'impressionnant bâtiment. Elle ne retrouvait rien de sa tentative précédente ici. Ni dans la technique, qui avait été, au début la bonne, ni dans le caractère. On aurait lancé un chaton ici sans mère, ni père, ni personne, ils se seraient ressemblés trait pour trait. Il marchait sans trop savoir où aller, juste pour tenter. Elle se doutait bien que ce serait plus compliqué, notamment parce que le merle avait pu alerter les autres, et Nuage Poivré aussi, en s'extirpant du buisson d'aubépines. Mais il se rendait la tâche plus complexe par sa faiblesse d'esprit. Il était faible ! La rouquine écarquilla les yeux, choquée par sa propre découverte. Au moindre échec, il redevenait un apprenti de six lunes, n'arrivant pas même à puiser dans une force mentale, à se trouver un objectif. Elle soupira. Ce serait long. Et oui, les minutes s'écoulaient, et il ne réagissait pas. Mais elle le fixait, toujours. Tentant de lui donner le courage par la force de ses yeux.

Et il s'arrêta, aux aguets. Elle s'avança légèrement, à quelques centimètres du vide, elle aussi attentive à ce qu'il se passait. Elle distinguait, les iris réduites à deux fentes, un lapin bien dodu posté à côté d'un caillou. Ils étaient assez loin, les deux. Elle était presque certaine, au fond, qu'il n'arriverait pas à le rejoindre. Trop habituée à ses défaites, elle se refusait de croire, lassée.

Et il bondit. Et une course-poursuite s'engagea entre le prédateur et la proie. Le rongeur bondissait, avec cette énergie réservée aux derniers instants d'une existence. Quand on sait qu'on n'a plus le choix, que la Mort nous suit. On s'acharne, à puiser nos dernières forces, à se dire qu'on aura toute notre vie pour se reposer, mais que l'instant est critique. Et le chat filait lui aussi, avec cette hargne qui ne le caractérisait que si peu. Ses pattes le portaient, accompagnant avec délice les courbes de la pelouse. Les venteux étaient rapides, c'était indéniable. La guerrière se redressa, suivant ce sprint sans le quitter jamais des yeux. C'était trop beau que de voir ça. Son ami rattrapait le lapin, il allait l'avoir ! Et quand il l'écrasa, un sourire sincère se dessina sur les lèvres de la rousse. Il y avait encore du boulot, énormément de boulot, mais ils mangeraient ce soir. Et c'était pour le moment tout ce qui comptait.

Il tua la bête, et se tourna vers elle, lui qui était si loin. Quand elle le regarda attentivement, sa posture lui indiqua qu'il était fier. Le bambin sûr de lui était revenu, laissant mort celui qui craignait l'échec. Elle secoua la tête avec une indignation mêlée à de la joie. Il oubliait ce qu'il venait de vivre, ce qui l'avait tant freiné dans sa traque. Il hurla presque, éclatant d'enthousiasme :
" Tu désespérais pas, hein ?! "

Elle ria, incapable de rester de marbre face à lui. Oh, il lui avait fait tant de peine ! Lui, si désespéré à l'idée de ne pas y arriver encore une fois faisait le beau, avec son lapin entre les dents. De minuscules gouttes de sang perlaient sur le pelage crème du pauvre animal. Mais elle s'en contrefichait de la douleur qu'il avait pu ressentir, en cet instant ! Même si elle jeta un œil au ciel, et murmura entre ses dents des remerciements au clan des Etoiles. Qui n'apparaîtrait que quand le soleil se coucherait. Mais ils choperaient son merci, même en plein jour. Elle le savait. D'une voix joyeuse, elle répondit :
"Inutile de chasser de nouveau ! Avec tes cris, tu as dû ameuter toute la population jusqu'au clan de la Rivière, je suis sûre ! Bon, rejoins-moi en bas, avec ton lapin, et enterre-le."

Elle redescendit une nouvelle fois, bien plus légère. Elle aurait même pu voler, tant la colère s'était évanouie ! Ils riraient plus tard, dans le campement peut-être. Mais la leçon n'était toujours pas terminée. Oh que non. Quelques planches pourries évitées plus tard, elle retrouva le sol, et n'était pas déçue. Les hauteurs n'étaient pas pour elle. Oh qu'elle aimait sentir la brise remuer ses moustaches ! Elle attendit son apprenti qui se hâtait, et l'observa en silence enterrer le gros rongeur. Puis, elle reprit, sérieuse :
"C'était un sacré bol que de l'avoir trouvé ! Je ne reviendrai pas sur la technique de ta chasse, toi-même tu sais pourquoi, hein ? On va revoir les bases. Tu en as besoin. Qu'est ce que tu dois prendre en compte quand tu chasses ?"

" Inutile de chasser de nouveau ! Avec tes cris, tu as dû ameuter toute la population jusqu'au clan de la Rivière, je suis sûre ! "

Il était parfois difficile lorsqu'une grande distance vous séparait de votre interlocuteur de percevoir certains détails lorsqu'il vous parlait. En l'occurrence, le ciel était un peu trop clair pour qu'il soit vraiment possible à l'apprenti légèrement ébloui de distinguer un geste de bonne humeur chez la belle, et sa voix, lointaine, ne suffisait pas vraiment à l'informer sur le ton de ses mots.

Dans cette situation il était tout à fait possible de supposer que la belle rouquine s'agaçait de voir papillonner l'apprenti à un moment où la chasse n'était pas tout à fait finie. Ou encore qu'elle s'inquiétait vraiment qu'il attire jusqu'à eux un renard affamé. On aurait même pu penser qu'elle gardait mille reproches dans la gorge et que ses yeux dorés étaient habités par une colère glaciale. Rien de tout ça n'était vraiment impossible, si l'on ne se fiait qu'au champ de perception limité du jeune mâle. Mais pourtant, aucune pensée de ce genre ne lui traversa l'esprit, car il se fiait, lui, à autre chose.

Cette chose, c'était de l'amour. Un amour dissimulé, un amour qui lui semblait presque aussi absurde à lui qu'il croyait qu'il l'était pour elle. Mais un amour dans lequel il ne pouvait s'empêcher de croire en secret, pour la simple raison qu'il s'agissait de son seul véritable horizon.

" Bon, rejoins-moi en bas, avec ton lapin, et enterre-le. " reprit-elle.

Il s'exécuta à toute vitesse. Il voulait montrer à la belle combien même après sa chasse il débordait encore d'énergie. Et il découvrait pendant sa course quelque chose d'étonnant : le lapin restait solidement accroché entre ses crocs. Il n'était même pas très difficile à porter. Il s'agissait pourtant d'une proie plutôt grasse, qui nourrirait au moins deux matous pour une journée. Le petit qui n'en était plus vraiment un trouvait cela bizarre, car il se souvenait que des lapins moins beaux que celui-ci avaient autrefois été très difficiles à déplacer pour lui.

Il était devenu plus grand, c'était là l'explication. Et même si cette explication ne lui vint pas en tête d'une façon limpide, il se sentit tout chose lorsqu'il rejoignit la rouquine, sa proie en gueule. C'était la première fois de sa vie qu'il la voyait aussi petite. Un peu impressionné par cette drôle d'émotion qui le prenait, il se tut et enterra sa proie sous les yeux de la belle.

" C'était un sacré bol que de l'avoir trouvé ! Je ne reviendrai pas sur la technique de ta chasse, toi-même tu sais pourquoi, hein ? On va revoir les bases. Tu en as besoin. Qu'est ce que tu dois prendre en compte quand tu chasses ? "

Qu'est-ce que je... dois prendre en compte... quand je chasse ? se força-t-il à se répéter. Il avait écouté son mentor avec toute l'attention qu'il avait pu rassembler, et le lui signifia par quelques petits sourires complces, mais sentait quand même que l'instant était parcouru par quelque chose de bizarre. Tout semblait troublant, et ça se voyait bien dans l'expression un peu ahurie que prenait l'apprenti en cherchant à comprendre le sens de cette question.

" Beeeeeeeeeeeen... " fit-il, en fixant d'un air gêné la terre qu'il avait retournée pour enterrer le lapin. " Faut être bien concentré. Là j'étais... j'ai fait un peu n'importe quoi. "

Il s'entendait parler et ne se reconnaissait pas. Où était passé le Nuage Poivré qui aurait profité de la question pour se venter une fois de plus ? Pourquoi se sentait-il si lourdaud, si lointain, si impressionné ? Il n'avait aucune raison d'avoir peur, quand même ! Il se força à retrouver un petit air insolent et s'exclama, plus gaillard :

" Mais bon, de toute façon, il était foutu, le lapin, je courais trop vite pour lui ! " puis, avec une œillade un peu plus taquine : " Tu l'aurais eu, toi ? "

Il insinuait à peine qu'il en doutait. Avec un frisson de rire, le garnement osa cette fois carrément regarder la guerrière. C'était bien moins difficile comme ça.