Alliés.- abandon

Je suivis la meneuse hors du camp, jusqu'à un endroit hors de portée des oreilles et des yeux des félins du Clan, je suppose. Étoile d'Or souhaitait me parler en privé ; moi aussi, j'avais quelques questions à lui poser, mais quelque chose me disait que la discussion m'apporterait mes réponses quoi qu'il en soit. Nous marchâmes une distance suffisante pour bien nous écarter du camp, sans toute fois tomber sur une quelconque frontière. Pendant tout le trajet, la femelle rousse ne pipa mot. Je respectai son silence, patient. Une fois arrivé dans un lieu suffisamment isolé à son goût, Étoile d'Or engagea cette discussion, seul à seul.

"Pardonne-moi cette entrevue subite, mais je crains que la situation ne presse, n'est-ce pas ?"

Je lui répondis simplement d'un petit hochement de tête, l'excusant du "dérangement" qu'elle pensait causer - en réalité, qui serais-je pour refuser cette conversation ? Comme elle le dit elle-même, la situation est pressante, et cette entrevue sans doute d'autant plus importante. Sans un mot de plus, j'attendis la suite. Cette suite prit la forme de deux questions.

"Avons-nous essuyé beaucoup de pertes ? Comment évolue l’épidémie ?"

Comme à mon habitude, je pris le temps de choisir mes mots - d'accord, peut-être un peu moins que d'habitude, puisque chaque seconde passée à ne rien faire est une seconde où l'épidémie s'aggrave peut-être, sans que nous n'y fassions rien.

"Cette épidémie... La première victime, c'était Hibou Nocturne. Pas plus de quelques jours plus tard, quelques guerriers ont commencé à présenter des symptômes similaires. Le mal s'est répandu vite, Écho des Ruisseaux n'est pas capable de traiter autant de malades à la fois."

En y réfléchissant... Je ne savais pas si qui que ce soit qui avait été touché avait réussi à guérir de cette maladie. La grande majorité de ceux qui étaient tombés malades avaient fini par en mourir. Nous n'avions apparemment pas de solution après plus d'une lune à en souffrir. L'épidémie faisait vraiment froid dans le dos. Je poursuivis ma réponse, soutenant le regard d'Étoile d'Or.

"Je ne vais pas te mentir, la plupart de ceux qui sont touchés finissent par en mourir. Nous avons déjà enterré beaucoup trop de guerriers. Mais ce n'est pas tout : la peur de tomber malade a fait fuir certains des nôtres. Ils ne semblent pas renier le Clan, mais ne veulent pas vivre au camp par peur d'être contaminés à leur tour. On raconte que certains ont trouvé refuge auprès du Clan du Tonnerre."

Je fis de mon mieux pour adopter un ton factuel, sans panique, sans angoisse. La vérité était dure à avaler, mais il fallait rester solide face à cette situation. Ce n'est pas en perdant la tête ou en se lamentant sur notre propre sort que l'on allait s'en sortir.

Visiblement, Étoile d'Or avait été dans un état plus mauvais que ce que je pensais. Certes, je savais bien que si on ne l'avait pas vue pendant ces dernières semaines, que si on était resté sans nouvelles si longtemps, il y avait une bonne raison. Mais j'aurais espéré qu'elle sache un peu de ce qui s'était passé durant sa maladie, peut-être par l'intermédiaire des rares félins qui avaient pu la voir durant ce temps. Il n'en était rien. Pendant que je l'informais des évènements récents et des pertes que nous avions subies, le regard de la meneuse couleur de flamme se perdit dans la brume environnante, réfléchissant sans doute à la marche à suivre au fur et à mesure que je lui décrivais la situation. C'était une qualité que j'avais toujours admirée chez la meneuse, dès ses premiers jours en tant que cheffe, sa capacité à prendre des décisions rapidement quand la situation le demandait, mais sans pour autant agir sur une impulsion. Prendre le temps de bien comprendre est toujours important, et sans doute plus encore lorsque l'on est à la tête d'un Clan.

Durant quelques instants, Étoile d'Or me sembla un peu perdue dans ses pensées. Je ne pouvais pas lui en vouloir. La situation était assez catastrophique, et pourtant, il fallait trouver un moyen de s'en sortir. Personne ne vit bien cette épidémie, surtout si peu de temps après la terrible canicule qui nous avait frappés, et en tant que cheffe, il était évident qu'elle était inquiète de l'avenir du Clan. Après ces quelques moments de réflexion, elle fit ce constat qui m'intrigua quelque peu, d'un ton neutre digne du mien.

"Certains ont rejoint le Tonnerre alors… mais toi, Brasier Glacial, tu es devenu père et pourtant tu es toujours là." Je l'écoutai rediriger la discussion sur moi, ce qui me mit à la fois un peu mal à l'aise, mais aussi fier à l'évocation de mes petits. Étoile d'Or enchaîna sur une question simple, mais d'importance à l'heure où beaucoup choisissaient de fuir. "Pourquoi, alors que tu as tant à perdre ?"

C'est vrai, si beaucoup s'en allaient, pourquoi pas moi ? J'avais une compagne et cinq enfants tous apprentis. J'avais autant de raisons de m'enfuir que les autres, si ce n'est plus. Et pourtant...

"Pour être honnête, je n'ai jamais pensé à m'en aller, pas une seule fois." répondis-je simplement, doucement, le temps de trouver de quoi ajouter à cette réponse. Je baissai les yeux, l'air pensif pendant quelques instants. Difficile de répondre à une question que je ne m'étais jamais posée moi-même. "Je... Je comprends pourquoi certains s'en sont allés. Nous avons passé quelques très mauvaises lunes, et beaucoup d'entre nous sont partis trop tôt."

Je trouvai soudainement un semblant de clarté sur le sujet, et relevai les yeux pour faire face plus convenablement à Étoile d'Or. "Mais il y a plein de bonnes raisons de rester, aussi. Si tout le monde s'en va, qui chassera pour les malades, pour le guérisseur qui s'occupe d'eux ? Si tout le monde s'en va, qui gardera les frontières ? Si tout le monde s'en va... le Clan de la Rivière sera-t-il encore un Clan ? Pour tout dire, je suis chez moi ici. C'est mon Clan, c'est notre territoire, et rien ne m'en chassera."

Étoile d'Or semblait m'écouter avec beaucoup d'attention, acquiesçant à quelques occasions. Je me demandais toujours pourquoi la femelle rousse me portait soudainement plus d'intérêt que la normale, mais... Une idée commençait à se former dans mon esprit.

"Alors je ne me suis pas trompée." répondit-elle alors, d'un ton déterminé et conclusif.

Les yeux de la meneuse rivés sur les miens, je crus y lire un espoir, à travers tout le sérieux de son visage. Je sentais que j'allais enfin savoir la vraie raison de cet entretien.

"Tu possèdes des qualités rares. Des qualités dont le clan a plus que besoin, tout particulièrement dans des moments comme celui ci. Museau Bleu n’est plus là pour m’aider, et j’aimerais, Brasier Glacial, que tu deviennes mon lieutenant."

Étoile d'Or s'arrêta là quelques instants. Museau Bleu... Mon cœur se serra un peu à l'évocation de la sage guerrière. Au moins, sa mort fut digne, et parmi les plus héroïques. Quant à moi... Étais-je fait pour être lieutenant ? Je ne m'étais jamais pensé bon dirigeant, et je n'enviais certainement pas la place de celle qui se tenait devant moi. J'avais vu Douce Orchidée, ma compagne, crouler sous la charge du poste. Mais peut-être Étoile d'Or avait-elle raison. Peut-être que j'avais développé les qualités nécessaires pour être un bon lieutenant. Cela dit, plus que tout, c'était mon cœur qui me hurlait d'accepter, qui me criait de prendre ce poste au moment où le Clan en avait le plus besoin.

"Ce serait mentir que de te dire que je maîtrise la situation et que tout ce passera pour le mieux. À vrai dire, je suis complètement dépassée et l’avenir m’effraie. Ce sera difficile, éprouvant et nous allons essuyer encore beaucoup de pertes, c’est pourquoi tu es libre d’y réfléchir et de me répondre par la négative. Mais je reste convaincue qu’en s’épaulant, nous pourrons réussir à franchir cette épreuve, tous les deux, avec le clan."

Bien que ce soit une évidence, j'appréciais sa franchise sur le sujet. En réalité, la situation nous dépassait tous. Mais j'espérais, comme elle, que nous allions nous en sortir. Plus que de l'espoir, j'y croyais, et je me sentais prêt à faire tout mon possible pour que ça arrive. Malgré toute la fatigue engendrée par mes efforts durant les dernières lunes, je ne m'étais jamais senti aussi déterminé.

"Je sais que tu as assez d’humilité pour comprendre qu’il n’y a rien d’attrayant à diriger. C’est un fardeau. Un fardeau que je porte sans aucune hésitation pour aider mon peuple du mieux que je peux, mais un fardeau tout de même. Alors je te présente mes excuses de te demander cette faveur à un moment aussi critique, mais le bagage est devenu trop lourd pour que je puisse le porter seule, désormais."

Étoile d'Or semblait presque déçue d'elle-même, de ne pas être capable de diriger seule. C'était pourtant normal de s'aider d'un lieutenant, et ce n'était pas une faiblesse d'en reconnaître la nécessité. Mais dans tous les cas, mon choix était déjà fait. Après un tout petit peu de temps passé à chercher mes mots, je répondis d'un ton qui se voulait rassurant, mais sérieux, tout en soutenant le regard doré de la meneuse.

"Tu n'as pas à t'excuser, Étoile d'Or. J'accepte ton offre. C'est un honneur pour moi de devenir ton lieutenant. Ensemble, je suis sûr que nous arriverons à guider le Clan vers de meilleurs jours."

Comme souvent, ma réponse restait assez concise, par rapport à l'émotion que j'éprouvais. Oui, le Clan souffrait. Oui, nous étions restés sans direction pendant beaucoup trop longtemps. Oui, tout restait à faire pour résoudre la crise. Mais aujourd'hui, c'était à mon tour de prendre ce rôle comme tant d'autres avant moi. C'était à mon tour de diriger ce Clan au côté d'Étoile d'Or, et je donnerai tout pour garder mes camarades de Clan en sécurité, et de mener la marche vers un futur plus lumineux. Je m'en fis le serment.