Parce qu'un ami ne s'oublie pas - abandon

Depuis quelques lunes, la vie au Clan de la Rivière est difficile. Ça, c'est une vérité absolue.

Ça ne veut pas dire que nous n'allons pas nous en sortir. Seulement, quand on regarde tout ce qui s'est passé depuis cet été... On en vient à se demander si l'on est pas un peu maudit. D'abord, la canicule, qui a frappé tout les Clans avec une force jamais vue de mémoire de chat. Et là où d'autres Clans ont subi des incendies, nous avons perdu une importante source de gibier et d'eau : la rivière. La rivière, dont nous portons si fièrement le nom, n'était plus. Elle a bien fini par revenir, mais le mal était fait. Ou plutôt, le mal était déjà dans le Clan.

Beaucoup de chats sont tombés malades, les uns après les autres. Nous avons eu à pleurer la mort de nombreux camarades, et notre guérisseur n'a rien pu y faire, submergé par le nombre de patients à traiter : trop de malades, trop peu de remèdes, surtout quand la forêt récupérait encore de cet été anormalement chaud et long. Écho des Ruisseaux a fini par succomber, lui aussi. Devant tant de problèmes, le Clan lui-même a peu à peu perdu de son statut. Ceux qui avaient peur de la maladie ont fui, et je n'arrivais pas à décider s'ils étaient des traîtres, ou s'ils ne faisaient que preuve d'instinct de survie. Je ne savais pas si je devais leur en vouloir ou non, et honnêtement, je préférais ne pas avoir à décider.

Cependant, au moment où la situation semblait au plus bas, nous avons reçu un signe - un nouveau guérisseur. Celui-ci n'ayant pas les connaissances nécessaires, ça ne résout pas grand chose pour l'instant, mais à présent nous avions une seconde chance. Le Clan du Tonnerre était prêt à nous aider.

Et du coup, me voilà, à chercher les quelques exilés qui ne connaissent pas encore la nouvelle. Ils pouvaient être n'importe où, ils auraient même pu complètement quitter le Clan - on ne savait rien de ce qui leur était arrivé, dans certains cas. Mais par instinct, ou peut-être par un simple espoir, je me disais qu'ils devaient encore être dans les parages. Problème supplémentaire : l'hiver était là. Les chutes de neige aussi. Ce qui veut dire que les traces de passage pouvaient facilement être recouvertes en l'espace d'une nuit, si le ciel le voulait. Déjà la veille, je n'avais trouvé personne en descendant la rivière. Alors cette fois-ci, je décidai d'aller par-delà les frontières usuelles de notre territoire, et jusqu'aux Quatre Chênes. Peut-être trouverais-je quelques exilés volontaires par ici...

Lorsque j'arrivai sur les lieux, l'endroit était silencieux, et recouvert d'un épais manteau blanc. Comme souvent ces jours-ci, pas de trace de passage - les chutes de neige se faisaient fréquentes, comme pour me contrarier. J'explorai un peu la place d'ordinaire réservée aux assemblées, et ne trouvai pas de chat, ni d'odeur particulière. En bref, c'était un coup dans l'eau. À moins que...

J'aperçus une fourrure facilement repérable dans la neige, un peu comme la mienne, en un peu plus sombre. Je ne reconnus pas ce pelage instantanément, mais j'avançai prudemment dans sa direction malgré tout. J'étais en territoire neutre, que pouvait-il m'arriver de mal après tout ? En approchant, je compris avec un peu de déception que ce n'était pas l'un des miens. Mon odorat me disait toute fois que j'avais déjà rencontré ce félin. Je m'approchai encore un peu plus et le reconnus enfin. Et ça, c'était un chat que je n'avais pas vu depuis un sacré bout de temps !

"Rusty !" l'interpellai-je, me rapprochant toujours. "Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vu." continuai-je, un peu de sympathie dans ma voix. Je n'avais peut-être pas trouvé mes camarades manquants ici, mais au moins j'étais tombé sur un félin que je considérais comme un ami. Alors autant en profiter quelques temps, pas vrai ?

Ce n'était ni au verger, ni près de la Lande qu'ils trouveraient de quoi manger cet hiver. La canicule avait été dévastatrice et plus encore l'avait été sa maladie. Trash était épuisé, lui aussi, et au moindre indice de santé Rusty était sorti de la cabane pour se rendre compte que la porte était bloquée par... ce qui devait être une hauteur de queue de neige. Heureusement, il y avait les fenêtres, et heureusement, Rusty savait encore les ouvrir, et il sortit d'un bond dans le froid de l'hiver avec bien moins de vigueur qu'au même moment le cycle dernier, mais bien plus de volonté.

Lorsqu'il était question de volonté Rusty en débordait - ni même le vent, ni même le gel, ni même la neige ne l'arrêtèrent dans ses hauts-bonds de lapin-renard aux poils cannelle pour se frayer un chemin dans la poudreuse. En espace rural il n'y avait pas de pelleteuse, ou enfin, très peu, alors les déplacements étaient plus restreints. S'il pouvait d'habitude vagabonder du verger au, par exemple, Bourbier (c'est juste un exemple!), cette fois-là il ne réussit même pas à atteindre le Chemin du Tonnerre. Les sentiers étaient tous pareils et les pistes olfactives étaient complètement balayées par le vent - il dut trouver asile dans un coin dans lequel il n'avait jamais déboulé ou presque, un coin, à cette période-ci de l'année, qui parraissait bien moins impressionnant que lorsqu'il se parait de son manteau de feuilles.

Au pied de l'un des Quatre Chênes, Rusty s'était réfugié sous une racine si grosse qu'elle se recourbait en alcove, figée dans la glace, grelottant dessous en tentant de se réchauffer. Ses deux oreilles pointèrent lorsqu'il se rendit compte qu'en (il se coucha sur le ventre) tendant juste un peu la patte (il grimaca et écarta la tête), il pouvait atteindre une (sa griffe effleura un poil) proie, qui devait être morte de froid. Il réajusta sa prise dessus et tira l'écureuil par la queue avant de le tracter dans son tout petit abri de fortune et s'empresser d'y mettre les dents, la tiédeur interne de son repas le réchauffant juste assez pour entendre s'écrier:

« Rusty ! »

Et comme un piquet sa queue se leva, et sa tête se tourna, tirant un filandreux morceau dans le mouvement, mâchant avec énergie tout en ronronnant car ceux qui connaissaient son nom étaient d'habitude--

— Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vu.
— *gloups*   Monchieur Brajier ! il avala sa bouchée avant de haut hisser son dos et l'étirer d'un tremblement, se secouer, et quitter momentanément son écureuil et son alcove pour s'avancer dans le petit chemin de neige tassée et rejoindre son ami.

Il avait bien grandi, mais il lui semblait bizarre - plus pauvre dans la stature, l'oeil fatigué, et si peu firent s'abaisser les larges oreilles de l'abyssin, qui s'en attrista. Ils avaient vus de meilleurs jours, mais l'important, c'était qu'ils en voyaient encore. ... Je veux dire par là que l'important, c'était qu'ils soient vivants.

— « Vous aussi, vous êtes aussi venus chasser? Enfin, et il tourna sa tête vers son écureuil, son sourire s'affaissant juste dans les coins. Enfin "cueillir" serait plus juste...

C'était triste, quand même, de croiser des animaux morts comme ça sans n'avoir rien pu faire. Mais on s'y habituait - la vie sauvage, c'était ça, et s'il ne mangeait pas cette proie quelqu'un d'autre la mangerait à sa place - s'il s'arrêtait pour faire une sépulture à tout ceux qui finissaient dans sa gueule il n'en finirait plus (mais surtout, Trash se moquerait de lui). (...Trash...)

Le félin au poil cannelle me répondit d'abord par un ronronnement, le son légèrement obstrué par ce qui ressemblait à un écureuil. Le solitaire avala son morceau de proie non sans bruit avant de m'appeler en retour.

"Monchieur Brajier !" héla-t-il, la bouche pleine d'écureuil - je ne m'en offusquai pas, bien sûr. Rusty s'étira, envoyant un peu de neige voleter aux alentours avant de me rejoindre pour discuter un peu. Maintenant que je le voyais de près, je constatai que l'abyssin avait un peu changé, physiquement parlant. Enfin, on pouvait sans doute dire la même chose de moi. Tous les jours, je me levais en ressentant la fatigue de mon corps - je choisissais simplement de l'ignorer jusqu'au lendemain. Et le lendemain, je recommençais. Et je recommençais encore et encore, trouvant satisfaction en me disant que tout ce que je faisais soulageait les malades et sécurisait un tant soit peu le Clan.

Avec le sourire, Rusty poursuivit : "Vous aussi, vous êtes aussi venus chasser? Enfin... Enfin "cueillir" serait plus juste..." C'était vrai que parfois, on trouvait des proies faciles, engourdies par le froid dans la neige, le matin - voire même déjà tuées par le froid et le manque de nourriture. Ce genre de proies ne nécessitait pas d'efforts, mais toute nourriture était importante pendant la saison des neiges, alors on ne les refuse pas !

"Eh, c'est vrai que les proies souffrent aussi des saisons, comme nous..." répondis-je en regardant le manteau de neige qui recouvrait le sol autour de nous. Je poursuivis : "... mais, non, ce n'est pas ce que je suis venu faire. Je cherche des chats de mon Clan que l'on a pas vu depuis quelque temps." Rusty semblait habiter non loin ; si ces chats avaient effectivement quitté le territoire, peut-être les avait-il vus ? Je décidai de lui poser la question, sachant que l'abyssin me répondrait sans doute bien volontiers.

" Je pensais qu'ils s'étaient établis ailleurs sur notre territoire, hors du camp, mais je n'ai rien trouvé, alors je cherche ici. Peut-être les as-tu vus passer récemment ?" lui demandai-je avec un petit espoir dans la voix et dans le regard. Je m'attendais à une réponse négative, mais même ça, ça m'aiderait à réduire le champ de mes recherches. Je ne serais pas venu jusqu'ici en vain !

— Eh, c'est vrai que les proies souffrent aussi des saisons, comme nous...

Lui comme l'autre suivirent les draps de blanc qui couvraient les butes et les futaies de cet endroit où les troncs d'arbres étaient corpulents comme jamais. Et qui disait "arbres-corpulents-comme-jamais" devait dire bien bon nombre de proies, il allait donc de soi que Monsieur Brasier, puisque la Rivière était gelée, était venu ici pour chasser!

— ... mais, non, ce n'est pas ce que je suis venu faire. ...Ou bien il faisait fausse-route? Je cherche des chats de mon Clan que l'on a pas vu depuis quelque temps.
— Que vous n'avez pas vu?... s'interrogea à voix haute l'abyssin, en penchant sa tête car il tassait toutes ses hypothèses d'un seul côté et elles l'alourdissait à mesure.

— Je pensais qu'ils s'étaient établis ailleurs sur notre territoire, hors du camp, mais je n'ai rien trouvé, alors je cherche ici. Peut-être les as-tu vus passer récemment ?

S'il ne manqua pas l'espoir qui colora ses mots à son ami, Rusty se sentit presque coupable de devoir lui dire que non, il n'avait vu personne, mais qu'il y avait pire encore. Il abaissa ses oreilles de chaque côté de sa tête.

— Euh, c'est à dire que, je suis tombé malade il y a quelques temps, et j'ai commencé à sortir tout juste avant-hier, ahéhé... »

Son état physique en témoignait : s'il n'avait jamais été des chats à passer des heures à se toiletter, les poils de son dos étaient gras et rebiquaient et ceux à ses joues, autrefois des petites touffes, s'étaient tellement fournies que s'y emmêlait une vieille mue. La vie sauvage n'avait ni brosse-à-dents ni cure-oreilles mais la plupart des chats claniques n'étaient pas exactement... resplandissant de santé. Il n'était pas aussi maigre que le cycle dernier, c'est vrai, mais il n'aurait pas réchigné contre une pluie d'écureuils, à l'instant. Ses oreilles pointèrent - il se rappelait quelque chose de récent, quelque chose que Trash lui avait dit.

— « Maintenant que j'y pense, Trash m'a parlé d'une ronde où il a vu des chats passer près de notre cabane, dans le verger.

Il dressa les oreilles - c'est vrai, peut-être que Brasier Glacial l'ignorait!

— Le verger se trouve dans la lande, au Nord-Ouest d'ici, il lui dit en pointant la direction du nez. Depuis le temps il avait appris à se situer. C'est une grande forêt de clôtures d'arbres sans buissons. Trash y vit depuis longtemps - je me suis installé avec lui il y a un cycle ou deux, c'est un coin tranquille, pas beaucoup de visiteurs... Rusty tenta un sourire. Vous croyez que c'était eux?

Je pouvais lire dans les yeux du félin couleur cannelle qu'il n'avait vu personne dans la zone. Il avait pris cet air embêté, un peu timide que j'avais déjà eu l'opportunité de voir à la dernière saison des neiges... Mais même si sa réponse serait sans doute négative, j'appréciais son souci de ne pas pouvoir m'aider dans ma recherche. On ne trouvait pas toujours beaucoup de compassion, hors de son propre Clan.

"Euh, c'est à dire que, je suis tombé malade il y a quelques temps, et j'ai commencé à sortir tout juste avant-hier, ahéhé..."

"Content de te voir à nouveau sur pattes, alors." répondis-je rapidement. En cette saison, le plus petit des rhumes pouvait dégénérer. Et vu ce qui traînait comme maladie, par chez nous... Honnêtement, j'étais un peu traumatisé par toute la situation. Rusty sembla soudainement se souvenir de quelque chose. Intéressé, je tendis l'oreille avec attention.

"Maintenant que j'y pense, Trash m'a parlé d'une ronde où il a vu des chats passer près de notre cabane, dans le verger."

Intéressant, intéressant... Avec un peu de chance, ce seraient des chats parmi ceux que je recherchais. Mais où était donc cette cab-

"Le verger se trouve dans la lande, au Nord-Ouest d'ici. C'est une grande forêt de clôtures d'arbres sans buissons. Trash y vit depuis longtemps - je me suis installé avec lui il y a un cycle ou deux, c'est un coin tranquille, pas beaucoup de visiteurs... Vous croyez que c'était eux ?"

Sur ces mots, l'abyssin me pointa la direction du verger dont il était question, avec un petit sourire en prime. Par là-bas donc... Ça me semblait peu probable. Les chats que je recherchais n'étaient pas vraiment susceptibles de quitter le Clan à cause de l'épidémie, je pensais plutôt qu'ils se cacheraient sur nos terres, aux Quatre Chênes, ou pour les plus téméraires d'entre eux, chez nos rivaux ou au-delà, du côté des Hautes Pierres. Vu la situation, je m'imaginais mal les voir partir dans une direction inconnue. Mais on ne sait jamais...

"Eh, je doute que ce soit eux... Mais je préfère aller voir quand même, histoire de mettre toutes les chances de mon côté. Et si jamais ce n'est pas eux, j'aurai quand même appris quelque chose."

Les Clans se connaissent bien entre eux, et certains d'entre nous ont déjà croisé des solitaires. Si jamais un nouveau groupe de chats s'établissait sur le territoire, il serait bien d'en avoir vent. Je remerciai le solitaire, et en profitai pour lui demander des nouvelles, avec un sourire poli.

"Merci pour ces informations en tout cas. Tu disais être tombé malade, c'est ça ? Tout va bien maintenant j'espère ?"