Pas chez soi || Nuage d’Escargot - abandon

Le bruit des oiseaux et du vent dans les feuilles avait été remplacé par celui des rapides et des roseaux qui se balançaient. Le bruit des chats qui s’animaient autour d’elle, en revanche, était toujours le même. Leurs voix, leurs murmures — même à leurs regards indiscrets et agressifs, elle était habituée. Le plus dur, pour elle, c’était l’absence de Foudre. C’était ne plus être dans son ombre, ne plus être rassurée par sa présence qui lui donnait l’impression qu’elle était protégée de tous les dangers de la forêt. Parfois elle se levait et le cherchait, par réflexe, pour lui raconter ce qu’il avait pu manquer. En vain. Ce n’est même pas lui qui n’était plus là : c’est elle qui n’était pas là où il fallait. Mais elle savait qu’il l’attendait, et que Queue de Lézard lui porterait ses mots.

Il y eut un très léger craquement derrière elle. Source de Secrets tourna la tête, pour poser ses yeux sur un petit chat à la queue cassée. Il n’y eut pas d’autres bruits que ceux du camp qui s’animait autour d’eux — juste le silence entre les deux chats. La guerrière étrangère se contenta de le fixer d’un air neutre, tourna une oreille pour lui signifier sans un mot : « Qu’y a-t-il ? »

L'ordinaire, ça ne se remarque pas. C'est le soleil qui se lève, c'est les roseaux qui bruissent et c'est les branches du saule qui chantent à l'aube (les oiseaux dans leur nid, l'écorce qui craquelle sous une brise). L'îlot se réveille. Les mentors vont cueillir leurs apprentis. L'eau clapote sous leurs pattes, et ils sont partis.

Nuage d'Escargot n'aspire pas à grand-chose - il laisse aux autres la place de meilleur guerrier (de toute façon, que peut-il bien accomplir avec une queue cassée?) et se laisse diriger par les autres (n'est-il pas meilleur pour suivre? Soutenir? Ou comme le font les roseaux, se plier?) et laisse aux autres choisir, parce-que les choix des nuage d'Escargot ne sont pas très intéressants. Il ne connaît pas beaucoup de jeux sinon celui de l'algue, et il n'est pas sans remarquer que les pairs de son âge se désintéressent de ce genre de poursuite. Il ne sait pas vraiment diriger car lui-même manque de direction. Chose normale pour un nuage, dira-t-on, ordinaire, mais même Nuage de Chardon semble savoir où aller, même Nuage Mordant, même Nuage Cendré a l'air de cultiver ses propres idées.

Nuage d'Escargot n'aspire pas à grand chose, sauf à être ordinaire - peut-être qu'à fondre autant dans le décor, il en fera réellement partie.

Sans rien pour démarquer sa démarche du matin, il fut toutefois freiné lorsque quelqu'un le vit et s'arrêta pour l'interroger du regard. Nuage d'Escargot, perplexe, lui rendit son interrogation en rentrant un peu la croupe, en fléchissant un peu les coudes car il n'avait pas tapé dans l'oeil de n'importe qui.

C'était cette chatte qui ne venait pas d'ici, celle qui avait réussi à sortir de son Clan - comme Petit Crocs l'avait fait avant elle. Comme Nuage d'Escargot se permettait rarement de rêver, dans ses moments plus faibles, recroquevillé sur lui-même, brûlant sous les bourgeons d'acné et sa nouvelle collection d'ecchymoses sur le dos. La douleur lui lançait encore, mais elle lui lançait tout le temps, alors c'est prudent que Nuage d'Escargot baissa sa tête et continua son chemin, gardant un oeil en biais sur l'étrangère derrière.

À force d’observer les autres, leurs habitudes et leurs honteux petits secrets, Source de Secrets savait reconnaitre les gens. Pas ce qu’ils étaient en apparence, mais ce qu’ils étaient au fond, ce qu’ils étaient en vrai, dans le plus simple appareil, sans les artifices.
Le petit apprenti devant lui était visiblement mal en point, et elle se demandait comment les chats autour de lui pouvaient ne pas réagir et laisser faire. La queue cassée, la douleur qui le lançait, le dos courbé, l’anxiété et la peur la plus pure dans le regard. Ils devaient savoir, non ? C’était assez évident — même un aveugle le comprendrait. Le petit était battu. Par qui ? Bonne question. Les apprentis qui voulaient faire leurs preuves devenaient parfois violents, passant à tabac un camarade choisi au hasard dans la tanière. Elle n’en avait fort heureusement jamais fait l’expérience, mais en avait entendu parler, et ça ne l’étonnait pas. C’était dans la nature des gens, sans doute. Mais ça ne justifiait pas de laisser un enfant être violenté par allez savoir qui.

Il traça sa route, s’éloignant même s’il avait remarqué son regard. Source de Secrets roula sous sa patte une boule de mousse perdue, qu’elle envoya vers lui. D’un signe de la queue, après avoir récupéré son attention, elle l’invita à venir la rejoindre.

Et puis soudain quelque chose s'agita. L'agitation fut beaucoup plus... petite que ce dont il avait l'habitude, avec les torrents d'énergie qui carburaient les apprentis de son âge, mais elle l'arrêta dans son mouvement et le força à baisser les yeux pour considérer...

... Une balle de mousse.

Nuage d'Escargot releva les yeux desuite sur la chatte, qui profita de son attention pour l'inviter d'un geste fluide de la queue. Il baissa les yeux à nouveau.

Elle voulait qu'il le rejoigne... avec la balle de mousse? Il tourna la tête, considéra les chats de l'îlot, ne distingua pas Griffe Blanche, la mentor qui lui avait été assignée, dans le lot. Il roula la balle sous sa patte.

La suivre, ou suivre son chemin?

C'était risqué. Il n'était pas sans savoir ce qu'on réservait à ceux qui se distançaient de la masse. D'un autre côté, outre la peur, il n'avait pas vraiment de raison de refuser son offre. Et puis, au mieux, ça lui faisait peut-être découvrir un autre jeu que celui d'où il faut prendre les algues...

Non, l'ordinaire était prioritaire. Nuage d'Escargot rasa le sol de son nez et ses moustaches, entrouvrit la bouche et c'est d'une infinie délicatesse qu'il souleva la mousse du sol. Il ne se redressa pas complètement (il était grand, quoi, c'était impoli de surplomber quelqu'un de la sorte...) et s'avança d'un pas vers l'étrangère, posant la boule, la lui roulant d'un petit coup de nez. Puis, il lui présenta son profil et imita son geste: sa queue cassée, beaucoup moins fluide que la sienne, se rangea contre son flanc dans une invitation à l'accompagner. Qu'elle ne soit pas chez elle ne signifiait pas qu'elle ne faisait pas partie du Clan. Elle devait donc participer, comme eux tous, aux tâches qu'ils se partageaient.

Elle aussi avait droit d'être aussi ordinaire que lui.

L’apprenti l’invita à le rejoindre, la tête basse. Source de Secrets se leva, et, sans demander pourquoi, l’accompagna. Le pauvre avait vraiment l’air… perdu. Autant à sa place dans ce Clan que la guerrière l’était en ce moment même. Il lui donnait l’impression que même lui se trouvait chez l’ennemi, le danger rodant autour de lui en permanence, imprévisible. La guerrière regarda autour d’elle, discrètement, cherchant du regard celui, celle ou ceux qui pourraient être les bourreaux, mais ne trouva rien. Peut-être qu’ils l’étaient tous. Ça ne serait pas étonnant non plus, que tout le Clan se choisisse un bouc émissaire. Elle l’avait vécu elle-même, avec ses anciens frères et sœurs, quand elle était petite. Payant le prix de leur naissance et du départ de Nuit Hivernale.
— Tu vois le chat là bas ? demanda-t-elle d’une voix basse en désignant au loin un guerrier massif au pelage gris-bleu. Si elle se souvenait bien, il s’appelait Poil de Galet. Il a l’air sérieux, fidèle, fort, le guerrier parfait. Mais hier je l’ai vu essayer de tromper sa compagne. Il est persuadé que personne ne l’a encore remarqué, mais moi, je sais. Vu son attitude, il n’en était pas à son premier essai.
Elle continua de marcher à ses côtés, vers… peu importe l’endroit où l’apprenti dont elle ne connaissait pas encore le nom voulait aller.
— J’étais comme toi, petite. Je le suis toujours, je crois. Je ne sais plus trop où j’en suis; enfin… je me fondais dans le décor. Et j’ai bonne mémoire. Alors j’ai apprit à observer les gens.
La Rivière n’était pas aussi facile à observer et écouter que le Tonnerre, parce qu’elle n’avait pas grandit ici. Il lui faudrait un peu de temps avant de prendre ses marques, de remarquer les schémas répétitifs du Clans et de ses membres, de repérer leurs habitudes, leurs petits secrets. Mais ça viendrait, éventuellement.
— Je vois bien que tu as mal. Tout le monde laisse faire ? Ne t’en fais pas, je ne dirais rien. Pas grand monde ne me croirait de toute façon, je pense. On m’accuserait sans doute de vouloir semer la pagaille dans le Clan et de vouloir créer des tensions… Et puis, on ne m’appelle pas Source de Secrets pour rien.

Son quotidien l'amena là où plusieurs chats s'amassaient tous les matins; au garde-manger où se trouvaient les roseaux piétinés. Mais entre-temps, l'étrangère lui parla.

— Tu vois le chat là bas ? Elle lui désigna Poil de Galet qui se dirigeait au même endroit qu'eux. Il a l’air sérieux, fidèle, fort, le guerrier parfait. Mais hier je l’ai vu essayer de tromper sa compagne. Il est persuadé que personne ne l’a encore remarqué, mais moi, je sais. Vu son attitude, il n’en était pas à son premier essai.

Nuage d'Escargot considéra Poil de Galet avec autant de circonspection qu'il avait considéré la balle de mousse. Il s'en désintéressa vite.

— J’étais comme toi, petite, poursuivit l'étrangère en se rangeant naturellement près de lui. Je le suis toujours, je crois. Je ne sais plus trop où j’en suis; enfin… je me fondais dans le décor. Et j’ai bonne mémoire. Alors j’ai appris à observer les gens.

Bizarrement, ce dont elle parlait ne lui semblait pas si étranger. Lui aussi, il se fondait dans le décor. Lui aussi, il avait bonne mémoire. Lui aussi observait les gens, mais sans vraiment se soucier de ce qu'ils faisaient. Parce-que pour lui, c'était son Clan; pour lui, c'était ordinaire. La douleur dans ses pattes, sa queue cassée et son mutisme sélectif, ça aussi c'était ordinaire.

Ils arrivèrent à la première destination. Ça fouettait, mais en bien: quand l'odeur de poisson est ordinaire, alors l'ordeur d'une douzaine de poissons qui flétrissent sous le soleil l'est aussi. La saison froide les conservait encore mieux, mais la neige n'avait pas encore commencé à tomber.

— Je vois bien que tu as mal. Nuage d'Escargot pivota une oreille vers l'arrière pour continuer à écouter l'étrangère, mais ses yeux étaient tournés vers le garde-manger et les chats qui s'y agglutinaient. Tout le monde laisse faire ? Ne t’en fais pas, je ne dirais rien. Pas grand monde ne me croirait de toute façon, je pense. On m’accuserait sans doute de vouloir semer la pagaille dans le Clan et de vouloir créer des tensions…

On parlait, on se plaignait - certains mêmes commençaient à hausser le ton pour se disputer un gros morceau aux écailles éclatantes. Nuage d'Escargot raidit son dos et d'un habile pas-de-chassé, comparable à celui d'un crabe, se décala de l'agitation pour aller chiper une queue. En tirant, les arrêtes suivirent (il restait quelques filets bien rosés), et il traîna sa prise en chaloupant de la patte, sa queue peinant à l'équilibrer comme il se devait.

— Et puis, on ne m’appelle pas Source de Secrets pour rien.

Nuage d'Escargot pressa le pas pour se distancer des chats qui avaient commencé à se battre (et des chats qui étaient venus observer). Les huées lui firent plaquer les oreilles sur son crâne, mais il hocha sa tête histoire que Source de Secrets sache qu'il ait entendu son nom.

Il tira ses restes de poisson sur quelques longueurs de queue-cassée jusqu'à ce qu'ils n'ait trop mal aux dents et ne lâche tout - sa prise rebondit entre les roseaux écrasés et lui même se laissa choir sur le ventre, rentrant ses pattes en dessous. Un soupir, un coup de langue sur le museau, et puis il se pencha pour commencer à manger, poussant la proie vers la chatte bicolore histoire de lui faire comprendre que c'était pour elle aussi.

Ça se battait plus fort, tellement qu'on en feulait, et Nuage d'Escargot dont le poil était déjà frisé gonfla avec la peur qui montait. La peur, et un peu de frustration, aussi - bien que c'était une scène ordinaire, il semblait y avoir des "ordinaires" mieux que d'autres...

— Ça s’appelle comment ?

Les dents plantées dans une rognure de filet qu'il arrachait de ses arrêtes, Nuage d'Escargot cilla, baissant les yeux sur leur bien maigre pitance. Il en manquait beaucoup dessus, comme la tête, les nageoires, toute la forme, vraiment, de ce que ce poisson avait été avant d'être pêché, avant d'être traîné ici, et avant d'être mangé par un autre avant eux. On ne voyait plus vraiment ses caractéristiques - son corps large et sa tête en biseau, avec des moustaches au nez et au menton comme les siennes (les barbillons).

Nuage d'Escargot n'était pas très doué pour se battre, pas très doué pour dirigé, et pas très doué pour choisir. Mais ce que Source de Secrets avait dit, plus tôt, avait été comme un galet jeté dans l'eau, créant maintenant une onde à la surface qui lui fit se délier sa langue:  Barbeau.

Sa patte suivit les arrêtes du dos, descendit jusqu'à la queue du bestiau. On voyait encore la fine couche séchée du naviron de sa queue: pas de doute, c'était un barbeau, mais Nuage d'Escargot haussa quand même les épaules. Le nom du poisson ne changeait pas qu'il était mangé, alors à quoi bon le savoir? Il reprit sa bouchée.

Barbeau, elle répéta, pendant qu'Escargot arrachait un autre filet et l'avalait avec peu d'appétit. Mais ce n'était pas sa place de faire la fine bouche. Qu'ils soient chatons, apprentis, ou guerriers, tous, autant qu'ils étaient, devaient manger.

Juste... inutile de se battre pour un poisson, quoi. Récemment, c'était comme ça, ou plutôt, récemment, c'était comme ça que ça commençait, et puis les batailles enflaient en de véritables concours de force. L'une de ses oreilles molles se pivota entièrement vers l'arrière. "Étoile Déchirée a dit que je suis Alpha, ça veut dire que je mange en premier!"
Nouvel ordinaire.
"C'est pour ma mère qui ne peut plus nager! Tu crois quand même pas être plus important que les anciens du Clan?!"
"Nan mais c'est révolu, l'époque du Conseil maintenant, ce qui compte, c'est la force!"
"Mais arrêtez de vous battre, c'est juste un poisson, il y en a encore plein! C'est honteux, quel spectacle vous faites aux Étoiles?"
"Mais c'est moi qui l'ai vu le premier!"

Tic, tic, tic, Escargot passa sa langue sur ses dents, recourba ses griffes dans la terre froide, s'assura de respirer très, très len te ment.

— Et ça, c’est quoi ?

Il tourna l'oeil sur ce que lui pointait son interlocutrice. Non pas le petit tumulte de chats qui s'agglutinait près du garde-manger, mais au delà, là où on venait de renifler un petit poisson avant de lui tourner le dos.

— ...Goujon, il souffla, et il l'observa une seconde manger sa propre bouchée.

Ce devait être bizarre, de n'avoir jamais mangé de poisson de toute sa vie et puis se retrouver à ne manger plus que ça (ou presque). Il se demandait si ça lui dérangeait, à Source de Secrets, de sortir de l'ordinaire.

— Ça te dérangerait, de m’enseigner ce qu’il y a à savoir sur les poissons ?

Comme toute réponse, Nuage d'Escargot haussa les épaules.

Il grugea des arrêtes, parce-que ça piquait les gencives, et puis il ferma les yeux et attendit. Autant pour que la guerrière étrangère finisse son repas, autant pour se couper à toute l'agitation non-loin qui lui faisait se tendre son dos par à-coups. On s'habituait, mais ça ne voulait pas dire qu'on était forcé d'aimer.