Sœurs || Arc-en-ciel - abandon

Le monde autour d’elle était toujours le même, et pourtant il avait changé tellement de fois. Elle était née « fille de Nuit Hivernale », et la nouvelle avait déjà été mal digérée par le Clan. Ils avaient tourné leur peur des Étoiles et des répercussions en une haine envers une petite portée de chatons trop jeunes pour comprendre. Puis elle était devenue « fille de Secret du Firmament ». Si cette nouvelle n’avait pas impliqué que la précédente guérisseuse avait été sacrifiée en vain, alors sans doute que la pilule aurait été plus simple à avaler. Mais déjà, le Clan commençait à s’y habituer, avait digéré le fait qu’aucune vengeance divine n’était venue s’abattre sur eux malgré le pêché commit. Alors ça avait été. Coup de Foudre avait prit le blâme, les avait protégé. Elle avait observé cette nouvelle portée grandir dans une atmosphère plus sereine, moins violente, malgré la mort déchirante de leur mère peu de temps après leur naissance. Tout allait pour le mieux. Puis Étoile Masquée et Jolie Abeille était venus briser ce petit équilibre si fragile.
Fille sang mêlée de l’ancien chef exemplaire, forcée de cacher au reste du monde le cadavre du défunt meneur et de sa compagne étrangère pendant des lunes, dans une vieille tanière de renard. C’était ce qui avait le plus changé son monde, parce que ça l’avait changé elle-même. Le regard des siens, froid, dur, accusateur, elle était habituée depuis qu’elle était petite. Perdre son appartenance à sa portée, à sa famille, à son sang, en revanche, avait été le coup le plus dur à porter.

Aujourd’hui, sur son visage, une cicatrice venait rappeler ses liens à Étoile Masquée, comme un écho moqueur. Il la suivrait pour toujours maintenant, c’était marqué sur sa face pour de bon.

Source de Secrets se leva. Elle n’avait jamais réfléchi à la façon dont la seconde portée de Foudre avait vécu tout cela. Elle avait toujours pensé que tout avait été plus simple pour eux, parce qu’ils n’avaient pas connu la première vague de haine brute qui s’était abattue sur sa « portée » à elle, et parce qu’elle n’avait jamais vraiment eu de mère proche pour veiller sur elle. Quand elle était petite, Secret du Firmament venait bien leur rendre visite, mais à l’époque elle devait encore garder le secret des liens qui les unissait, gardant par conséquent une distance. Ses enfants suivants, elle avait eu la chance de les allaiter. À cause de cette proximité, sans jamais se l’avouer, sans jamais l’accepter, elle avait été jalouse. Elle les avait pensé privilégié. Il était temps de se mettre à leur place.

« Je suis désolée », dit Source de Secret de sa petite voix neutre, plate, brisée par les évènements.
Le dos d’Arc-en-Ciel se tenait devant elle, joliment coloré. Elle devait avoir du succès auprès des garçons et des filles de son age. Ça non plus, elle ne s’y était jamais intéressée assez. Il était un peu tard pour essayer d’être une bonne grande sœur, maintenant.
« J’aurais aimé être ta vraie sœur. Je pensais l’être, jusqu’à… récemment. J’aurais du te dire la vérité dès que je l’ai apprit, mais je n’ai jamais eu le courage. »
S’il lui restait assez de larmes pour pleurer, elle l’aurait fait. Mais il ne lui restait plus rien.
« J’ai été lâche, et ça a brisé notre famille encore plus. Je suis désolée pour ça. Et pour ne pas avoir été présente davantage, quand il était encore temps. »
Quand elle était encore leur sœur.
La guerrière bicolore tourna les talons. Elle avait dit ce qu’elle avait à dire, même si elle aurait aimé trouver les mots plus justes. Même si elle aurait aimé ne jamais avoir à dire une telle chose de sa vie. Mais il était temps qu’elle prenne ses responsabilités — attendre et repousser toujours l’inévitable avait couté la vie de Nuage de Rossignol. C’était une de trop, inacceptable. Ça ne devait plus jamais se reproduire.

Quelque chose la retint.
— Attends ! Heu… Ciel… Heu… Je… J’aimerais te parler.
Source de Secrets courba une oreille, perplexe. Depuis quand Ciel utilisait « je » ? La dernière fois qu’elle l’avait entendue — non, qu’elle l’avait écoutée, elle avait toujours utilisé « Ciel » pour parler d’elle. Qu’est ce qu’il s’était passé ?
La guerrière bi-colore se retourna, suivant la jeune femelle sans un mot, sans un bruit. Elle ignora les silhouettes indiscrètes qui se tournèrent vers elles lorsqu’elles avancèrent vers la sortie du Clan. Elle entendit comme toujours les remarques indiscrètes, mais en fit abstraction. Des jours et des jours qu’elle en faisait abstraction. Toute une vie, en vérité.
Elle attendit — qu’Arc-en-Ciel fasse quelque chose, n’importe quoi. Qu’elle s’énerve, qu’elle parte, qu’elle parle, qu’elle feule. Elle attendit que ça arrive et attendrait aussi longtemps qu’il le fallait — pour combler toutes ces fois où elle aurait du l’attendre, où elle aurait du l’écouter et ne l’avait jamais fait. La petite écaille de tortue observait ses pattes, cherchant visiblement ses mots, anxieuse. Source de Secrets avait beau y réfléchir, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle s’apprêtait à faire, à dire. Elle qui anticipait d’habitude si bien les autres se trouvait face à rien d’autre que le vide, l’inconnu et l’appréhension.
— Je… Je te dois des excuses pour ta balafre… Désolée. Je comprendrais que tu m’en veuilles ou que tu me déteste… Ça m’a fait si mal, que tu sois pas ma sœur…
Elle aurait pu s’attendre à bien des choses, mais certainement pas ça. Source de Secrets resta figée, interdite, pendant quelques instants avant de se reprendre.
— Tu sais, Arc-en-Ciel… je ne déteste personne.

C’était vrai.
Et pourtant, elle avait tant de raison de détester les autres autour d’elle, tous autant qu’ils étaient. Les choses qu’elle avait vu, qu’elle avait entendu à leur insu alors qu’elle les écoutait sans qu’ils le sachent pour aller faire son petit rapport quotidien à Coup de Foudre. Les choses qu’on lui avait fait subir pour le simple crime d’exister.
En fait, c’était seulement en parti vrai. Il y a bien une personne qu’elle détestait : elle-même.

— Je ne déteste personne, et certainement pas toi. Encore parfois mon corps réagit et … se tend, pour anticiper une attaque, mais ce n’est qu’un réflexe, et j’y travaille. Et pour la balafre, je…

Elle passa une patte sur celle-ci, sentant sous ses coussinets la fine ligne qui rappelait celle qui brisait le masque de son père. Un rappel permanent de ses origines, pour que personne — et surtout pas elle-même — n’oublie qui était sa vraie famille.

— Je l’ai bien cherché, ne t’en fais pas. J’aurais du vous dire dès que j’ai apprit- je…

Elle s’arrêta, cherchant ses mots, reprenant son souffle. Ses yeux s’abaissèrent vers le sol de feuilles mortes, et sur son visage se dessina un sourire résigné.

— C’est une punition bien faible, par rapport à tout le mal que les chats comme moi causent autour d’eux. Je suis désolée, pour toute la souffrance que je vous cause, à tous. Toi et tes frères et sœurs méritez mieux.