Young blood Old souls || Branche Pale (puis Esprit Soucieux) - end

Contrairement à ce qu’elle avait toujours cru, la vie ne la quittait pas brutalement, en une petite fraction de seconde, comme l’écran d’une télévision s’éteint après avoir appuyé sur le bouton power de la télécommande. Grenouille sentait petit à petit ses sens la quitter — d’abord le sens des directions; elle ne savait plus si elle était à l’endroit ou à l’envers, ni où se trouvait le haut, le bas, la droite et la gauche. Elle comprenait encore les concepts, les saisissait très bien, mais ne parvenait plus à les appliquer à sa propre perception. Son ouïe, si elle fonctionnait encore, n’avait plus aucun sens. Les mots, les bruits, les fracas — tout était mélangé, confus, vide de sens. Réel, existant, mais sans contenu. Sa vue diminuait lentement, mais elle n’était pas encore assez faible pour la rendre tout à fait aveugle. L’un de ses yeux ne s’ouvrait plus, mais la vision de l’autre, couverte d’une sorte de voile noir transparent parsemé d’étoiles, l’autorisait encore à voir le monde qu’elle était en train de quitter.

Elle vit un éclair sombre sortir de nulle part, puis un autre détail, qui la foudroya toute entière d’une confusion inexplicable.

Pourquoi le foulard de Tonton était-il juste là, devant elle ?

Elle ne voyait que lui, si visible de sa couleur rouge vive sur le sol blanc de neige. Puisant dans toutes ses forces, elle tendit une patte pour le toucher. Elle pouvait le sentir sous ses doigts; la texture, et même l’odeur qui la transportait vers des temps et des lieux plus doux et chaleureux que celui-ci. Est-ce que Tonton était venu la sauver ? Il n’était pas censé être là, pourtant. C’était dangereux — si Babouin, ou même un renard l’attrapait… il ne s’en sortirait peut-être pas. L’avait-il tout simplement perdu ? Si c’était le cas, il fallait qu’elle lui ramène… c’était le cadeau de ses enfants. Il devait être dévasté, sans lui.

Mais n’était-elle pas en train de mourir ? Grenouille planta ses griffes dans le foulard de Tonton aussi fort que son corps le lui permettait, s’y accrochant comme elle s’accrochait à la vie. C’était la deuxième fois qu’elle défiait la mort, allongée dans la neige — qu’elle refusait les Étoiles qui venait la cueillir. Était-ce vraiment correct ? Les chefs n’étaient-ils pas les seuls à avoir neuf vies ?
La différence, se rappela Grenouille, c’est que les chefs mourraient pour de vrai puis revenaient à la vie. Leur esprit quittait leur corps, suivait les Étoiles jusque là-haut, puis redescendait par la force de la gravité propre aux vivants. Elle, elle n’était jamais vraiment morte. Elle frôlait dangereusement le territoire du Clan des Étoiles, mais ne franchissait jamais la frontière.
Et cette fois-ci, c’était dur. Terriblement dur. Tout son corps lui faisait mal, son œil pulsait sous l’effet des battements ralentis de son cœur qui en dégageaient du sang dans une tentative délicate de cicatriser ses nombreuses plaies au plus vite. Elle sentait les muscles de sa patte fatiguer, la supplier de lâcher prise. Derrière elle, les voix vides de sens de fantômes disparus depuis trop longtemps, qui lui promettaient enfin la paix et la douceur. Il lui suffisait juste de fermer les yeux, de se laisser aller, et elle n’aurait plus jamais mal.

Elle refusa à nouveau.

Elle devait rendre son foulard à Tonton.

HRP: