Le Bonheur des Uns, le Malheur de l'Autre [Libre - Clan du Tonnerre]

Depuis l’aube, Nuage du Ciel avait été prise de contractions. Pierre Plate, qui dormait parfois avec elle depuis qu’elle était coincée dans la pouponnière, avait été cherché les guérisseuses. Elles avaient fait vite pour venir, et quand l’apprentie vit le museau colorée de la guérisseuse intermédiaire, elle mit un puissant coup de patte au visage, l’interdisant de s’approcher.

Jolie Rafflésie prit le temps de réflexion mais finit par accepter la requête. Inutile de la stresser d’avantage. Elle recula donc jusqu’au seuil de la tanière, s’arrangeant pour ne pas empêcher à la lumière d’entrer et elle donna ses instructions à son apprentie. Seule, elle aurait trouvé un moyen de la contraindre, mais puisqu’elle pouvait se montrer plus maligne que la future mère, elle n’allait pas se gêner.

La mise bas fut longue et résultat sur deux chatons, une femelle blanche et rousse et un mâle brun. Toujours sur le seuil de la tanière, la guérisseuse ordonna l’administration d’un fortifiant à la mère et appela le père à venir voir les petits également. Quand elle réalisa enfin qu’elle fut mère, Pierre Plate se mit à pleurer de joie. Tache de Poire renifla les chatons avec intérêt mais ne put effacer le sourire béat de son visage. Quant à Nuage du Ciel, son visage n’exprimait… pas grand-chose. La guérisseuse mit ce manque d’émotion sur le compte de la fatigue. Mais contre toute attente, la femelle tricolore se leva dès que les petits furent endormis. Surprise, Jolie Rafflésie l’interpella :

- Tu ne devrais pas bouger et plutôt te reposer, la mise-bas à été compliquée.
- Ciel n’a pas de compte à te rendre.
- Allons, Ciel, Jolie Rafflésie sait ce qu’elle dit. Et puis, il faut nommer les petits.
- Vous vous débrouillerez bien sans Ciel.
- Tu n’as pas une préférence pour les noms, au moins ?
- Des noms de couleur. Ciel n’acceptera rien d’autre.

La nouvelle reine eût juste le temps d’entendre ses compagnons soupirer d’amusement avant de sortir. Elle détestait être enfermée ici, elle ne s’y sentait pas à l’aise. Elle souhaiterait pouvoir respirer ne serait-ce qu’un instant et se dirigea vers la sortie du camp. Malheureusement, Ciel se fit barrer le passage par Griffe d’Ours, vite rejoint par le père de ce dernier, Tempête de Suie, quand elle commença à hurler sur le jeune guerrier. Le vétéran n’hésita pas à lui mettre des coups de pattes pour l’empêcher de sortir.

Dépitée, la femelle alla alors prendre une pièce de gibier, installée près de la pouponnière. Elle écouta les ronrons, reconnu celui particulièrement puissant de Pierre Plate et arracha la viande de son déjeuner.

Elle était confuse, dans ses sentiments. Elle les avait voulu, ces chatons, pour les élever avec Pierre Plate, et pourtant, là, elle n’en était pas heureuse. Comme pour Ciel Noir, elle n’éprouva pas de joie à avoir donner la vie. Ciel pensait que ça la rendrait plus heureuse, et pourtant, ce n’était pas le cas.

Elle n’était pas heureuse. Elle n’éprouvait pas d’amour particulier pour ses enfants. Elle se sentait de trop. Leur bonheur n’était pas le sien. Elle ne savait pas ce qu’elle pouvait faire pour y prétendre. Et pendant qu’elle mangeait, une idée la frappa, ce fut fugace, comme un éclair, mais cette idée laissa trace.

Peut-être que les étoiles estimaient qu’elle n’avait pas le droit au bonheur.

Voilà quelques jours qu'il était rentré. Pour l'heure, Serre de Chouette et Jolie Rafflésie le gardaient en observation au camp. Plusieurs chats s'étaient interrogés sur son œil : comment avait-il pu être enlever pour ne laisser qu'un rien ? Pas une cicatrice, même pas un trou béant là où ses paupières avaient un jour été. Rien d'autre qu'une couche fine de peau, recouverte d'un léger duvet qui avait commencé à repousser quelques jours avant qu'il ne soit libéré des bipèdes. Lui-même ne pouvait apporter aucune réponse. Chaque fois que les bipèdes étaient venus le chercher pour lui faire quelque chose, il était resté inconscient tout le long. A toutes ces interrogations, il s'était contenté de sourire bêtement, quitte à couper court à la conversation par quelques rires forcés et un haussement d'épaule. Qu'y avait-il à dire, après tout ? Il ne comprenait pas ce qui lui était arrivé, là bas, et ne le comprendrait sans doute jamais.

Et il y avait bien d'autres choses plus importantes à régler.

A mesure que le temps passait, Crinière de Glycine ne pouvait que faire face à une réalité quelque peu troublante. Qu'importe ce qui était arrivé le jour où les bipèdes l'avait enlevé : l'ancien lui était bien mort, quelque part, remplacé par celui qu'il était aujourd'hui. Le peu qu'il avait entendu de la personne qu'il avait laissé derrière lui lui semblait... étrangère. Il fronça les sourcils, puis se retourna, comme s'il avait senti une présence. Mais il n'y avait rien, sauf peut-être un nuage de poussière porté par le vent.
Cet ancien Glycine, qui était mort, manquait-il à des chats, ici ? Personne n'osait lui dire, évidemment. On se réjouissait surtout de voir l'un des nombreux disparus de ces dernières lunes (la crue n'avait pas été tendre avec le Clan du Tonnerre) revenir vivant. Avec quelques pièces manquantes, mais vivant quand même.

Troublé, le jeune guerrier décida de profiter un peu du soleil pour se changer les idées. Il s'étira, annonça aux guérisseuses qu'il s'en allait dans la clairière pour profiter des rayons, et se mit en marche.
Le camp n'était pas très actif. Beaucoup de guerriers étaient partis en patrouille, accompagnés par leurs apprentis.
Il y avait bien cette chatte écaille de tortue, près de la pouponnière. Il savait qu'elle venait de mettre bas, et qu'elle était apparemment sa tante. Il avait tout oublié d'elle, sauf ce sentiment d'amertume et de malaise lorsqu'il posait son oeil sur elle. Pouvait-il seulement s'y fier ? En l'absence de tout souvenir, tout était à reconstruire.
Alors Crinière de Glycine décida d'essayer de rattraper ce "temps perdu". D'en savoir plus sur cette vie qu'il avait vécu, mais ne connaitrait jamais vraiment. Il emporta une musaraigne, et se dirigea vers la pouponnière. Il la posa devant la nouvelle Reine, qui, s'il avait bien retenu ce qu'il avait entendu des guérisseuses la veille, s'appelait Nuage du Ciel.
Elle n'avait clairement pas l'âge d'être apprentie, pourtant, mais il décida de laisser cette interrogation pour plus tard.
- Salut, miaula-t-il en déposant sa proie près d'elle, avant de s'installer.
Il tendit le cou pour observer l'intérieur de la pouponnière, pour n'y voir de loin que quelques petites masses mouvantes. Il ne les voyait pas très bien, mais il était coutume de complimenter les nouveaux nés, non ?
- Haw, ils ont l'air mignons. Tu les as appelés comment ?