Curiosity killed the cat - abandon

Enfin la journée était terminée. Le grand mâle soupira en montant le long des prairies vers les chutes et leurs falaises vertigineuses. Chacun au clan savait désormais qui serait du parti de guerre. Les novices trop inexpérimentés pour être envoyés au feu du combat avaient néanmoins été chargés d'aider aux préparatifs, notamment en collectant toiles d'araignées, plantes, racines, fortifiants. Les guerriers se reposaient afin d'être aussi frais que possible le lendemain. Il s'était organisé pour que les patrouilles soient maintenues. Tout devait donner l'air de la normalité avant l'attaque. Et tout le donnerait.

Le ciel s'assombrissait d'instant en instant, sa silhouette se mêlait sans problème avec celles des ombres de la berge découpées par les derniers rayons d'un soleil écarlate disparaissant sur les terres arides du territoire du Vent. Il était arrivé aux falaises. Il s'assit, les yeux fermés, le museau levé. L'air était calme, à peine parcouru par quelques insectes. Il sentait sous lui le vide vertigineux, l'appel d'air et la fraîcheur de la cascade grandie par les neiges fondue se fracassant en contrebas. C'était l'endroit parfait. Un croissant de lune était déjà visible et bientôt apparaîtraient les premières étoiles. Il prit une inspiration, puis sa prière monta calmement, comme un ronronnement.

Ô ancêtres de la Rivière, écoutez ma prière,
Voyez le courage de votre descendance
Voyez leur pureté telle l'eau coulant de sa source
Voyez comme ils gardent votre code avec constance
Et donnez-nous votre force, décuplez notre vaillance
Que nous soyons tel le torrent printanier, que rien n'arrête dans sa course

Ô Étoile de la Rivière, étoile du sud, toi qui la … la première fendit … fendit les flots …

Il fronça les sourcils, ses oreilles se tournant vers un bruit persistant. Ce n'était pas le bruit normal du courant, ni celui d'un poisson en quête de nourriture. Il rouvrit les yeux, sa queue battant d'agacement. Il ouvrit la gueule et renifla l'air. Ça sentait beaucoup trop la poussière et le lichen, même aussi près de la frontière. Le Clan possédait les deux rives, il se releva, rampant presque le long de l'eau, fouillant du regard pour trouver l'intrus. Il ne lui fallut pas longtemps pour saisir un éclat de fourrure blanche et rousse entre deux touffes d'herbes. Il remonta bien en aval, comme s'il n'avait pas vu son adversaire, puis il se coula dans l'eau. Aidé de quelques coups de pattes, le courant l'emporta tout droit vers sa victime. Il lui fondait littéralement dessus. Il ne lui fallut que peu d'effort pour jaillir des eaux sombres au derniers moments, emportant l'intrus avec lui dans l'eau. Lui qui avait l'air de s'y intéresser de près.

À l’image de toutes ses longues journées, Fierté du Cerf n’avait encore une fois pas fait grand chose. Enfin si, il avait apporté de la mousse propre et saine aux apprentis pour qu’ils changent celle des anciens. J’espère que vous n’aviez tout de même pas cru qu’il allait changer leur litière, il n’allait pas se souiller pour une tâche si pitoyable.
Actuellement, il parlait d’un mâle de son clan qu’il ne pouvait pas voir, son beau-frère. Fierté du Cerf était un excellent orateur, mais surtout très bon menteur. Alors il répandait à toutes oreilles naïves qui voulaient bien l’entendre que Vent Hivernal était un connard, hypocrite, machiavélique, trompeur enfin bref, vous avez compris la chanson. Il le haïssait de tout son être. Il le jalousait d’être aussi … sans défauts ?… Le grand Cerf sait parfois se remettre en question, surtout vis-à-vis de sa sœur. Sa sœur était un des seuls êtres qu’il prenait en considération (avec lui bien entendu). Il en était fou. Et quant il voyait Vent Hivernal lui faire de grands sourires, ça le foutait hors de lui, alors il faisait ce qu’il savait le mieux faire : commérer.
Alors, comme tous les jours, il le taillait en compagnie de son club de sales langues.

« Je vous jure, il a un regard dégoûtant. Fit-il. Il m’horripile. »

Il attendait une réaction de ses « amis », mais rien ne vint hormis un regard effaré. Mon dieu, qu’ils sont cons, pensa le matou. Ce qu’il détestait par-dessus tout, c’est qu’on ne lui réponde pas. Vraiment.

« Je trouve que tu as la jugeote facile, Fierté du Cerf. »

Oh, il avait reconnu cette voix douce, semblable à celle d’un ange. C’était celle de sa sœur. Il se retourna et vit le beau pelage gris et noir de la Colombe. Un grand sourire se dessina sur le visage du beau félin. Il déchanta aussitôt quant il vit la mine énervée de cette dernière. Il détourna le regard, gêné.

« Va prendre l’air, je pense que tu en as besoin. » Cracha t-elle. Il tenta vainement un dernier sourire charmeur, rien n’y faisait. Il sortit, penaud et honteux. Sa sœur était la seule qui avait du pouvoir sur lui. La seule. Même les femelles dont il était éperdument amoureux ne pouvait rien y faire. Il n’allait pas rester devant le camp à poireauter tel un vulgaire chaton. Il allait se balader un peu au gré du vent.
La colère avait remplacée la vexation. Il fouettait l’air de la queue tout en avançant nerveusement vers les falaises. Il arrivait à sa destination aléatoire. Il se posa dans un coin non loin de l’eau. Quelques poissons folâtraient ici et là. De haine, il balaya d’un coup de patte un gros caillou dans l’onde pure. Les animaux fuirent. Il s’allongea et ferma les yeux quelques instants. Il les rouvrit se sentant tirer vers le courant sombre par un chat massif. L’eau glacée le figea instantanément. Il tentait de sortir sa tête, il n’allait pas le noyer, tout de même, lui le grand Fierté du Cerf.

« Bordel de merde, de merde ! » Fit-il avant que sa tête ne retombe dans le courant. « Lâche moi saleté de … » Des bruits de bulles. « De poisson ! » Il voyait déjà le tunnel vers la mort. Il était foutu il le savait pertinemment. Il avait envie de dire à sa sœur à quel point il l’aimait, qu’il était désolé, qu’il voulait être tonton…

Il serra bien les dents alors que sa grosse proie se débattait chaotiquement. Il tempêtait, hoquetait, paniqué. Rivière Sombre le garda encore un peu, juste assez pour lui faire boire la tasse puis il commença à nager vers la rive, où il tira le chat écaille-de-tortue comme s'il s'agissait d'un vulgaire poisson, avant d'entreprendre de le traîner jusqu'au territoire du Vent. Sa place.

Il s'assit ensuite, léchant son pelage dégoulinant d'eau. Il perdait un peu de sa superbe avec sa longue fourrure plaquée contre ses flancs, montrant bien les muscles roulant en dessous. Il dominait néanmoins toujours le jeune noyé.

On croirait qu'à ton âge, tu connaîtrais les frontières de ton territoire. Etoile de Sable se laisse aller. grinça-t-il avant de regarder en face le noyé, le transperçant du regard. Il n'avait pas l'air très fier non plus, mouillé puis traîné à terre. Grand et maigre, comme tous les chats du Clan du Vent, il était fait tout en pattes. Une face de lièvre, jusqu'aux oreilles oblongues.

Que fais-tu ici. cingla-t-il enfin.

Le gros mâle serra davantage les crocs sur la peau de Fierté du Cerf qui se retenait de gémir de douleur et de peur. Il détestait l'eau, ce liquide qui rendait n'importe quel pelage hideux. L'autre le tira sur la rive. Il commença à le traîner et l'écaille-de-tortue se laissa faire, trop mort de peur pour faire quoique ce soit. Le riveux le lâcha enfin, et le beau félin, avec un sursaut de vie, se redressa instantanément. Il lécha son beau pelage pour tenter de le remettre en place. Il fit un grimace en sentant ses poils lui coller à la langue. Beurk.

« On croirait qu'à ton âge, tu connaîtrais les frontières de ton territoire. Etoile de Sable se laisse aller. »

Bla, bla, bla … Pensa Fierté du Cerf. Il se foutait complètement de ce que disait l'autre. Le guerrier du Vent revenait peu à peu à lui, oubliant aussi vite ses sueurs froides et ce moment terrible qu'il venait de passer en compagnie de cet ignoble mâle. Monsieur regarda l'autre un peu mieux. Il n'aimait pas particulièrement le physique musculeux de ce matou et, se préférait largement. Il l'avait déjà vu aux assemblées … C'était le lieutenant de la Rivière, oui.

« Que fais-tu ici. »

Le ton froid du mâle ne surprit guère le matou. Il leva les yeux au ciel, s'en fichant royalement de sa remarque. Il lui fit un grand sourire, dévoilant ses jolies dents blanches. Un flash lui revint. Son nom était Rivière Sombre, eh bien. Quel nom affreux, songea t-il. Il le regarda droit dans les yeux, un peu hautainement.

« Eh bien, je me balade un peu ! Fit-il, innocemment. Et que fait le beau lieutenant de la Rivière, les lieutenants, vous êtes pas censés bosser, normalement ? »