Pavot, Ouvre-toi! [Prio Esprit Soucieux] - end

Les odeurs des plantes d'Esprit Soucieux lui emplissaient la truffe et la gueule. Elle était devant son antre, pourquoi déjà? Elle ne se souvenait pas de ce qu'elle avait a y faire. C'était le matin et d'habitude, à cette heure là, elle était dans le marécage à chasser des grenouilles. Elle était déstabilisée.
Alors que la guerrière venait de s'asseoir, indécise, le guérisseur déboula sur le pas de la porte, lui intimant de manger des graines et lui parlant de sa tension. Le goût des petites graines noires n'était pas très fort au final et elle machouilla dans le vide en se détournant de la fourrure grise d'Esprit Soucieux. Quand la bouillie devint informe dans sa gueule, elle questionna platement:
"Est-ce que je dois avaler?"
Peut-être venait-elle de le couper dans une phrase, elle ne l'écoutait pas.

Serpentaire m'avait prévenu qu'elle viendrait. Elle, Fleur Noire, celle qui cause moins qu'un muet et qui est aussi éveillée qu'un vieillard grabataire sous morphine. En parlant de ça, je sens qu'on va traiter son apathie au pavot, qu'elle dorme bien le soir - apparemment elle ne dort que le jour, comme si la douceur réconfortante de nos Étoiles l'empêchait de trouver le repos. Appelez ça de l'insomnie, j'appelle ça un rejet de la foi. Et les hérétiques, moi je les aime pas trop.

Sitôt rentrée, je la fais s'asseoir - ok kiddo, elle s'assoit seule, elle a pas l'air d'en avoir quelque chose à foutre de ma pomme - et commence à la renifler. Pas de signe d'infection. A vue d’œil, pas de boursouflures ou cicatrices récentes. Elle n'a pas l'air de souffrir de la faim, et reste bien au chaud dans la tanière du chef. Ça doit être la tension, ou les nerfs.

Ou une malédiction.

– Bon, Fleur Noire, t'as rien d'anormal a priori, sans doute du stress. Tiens, tu vas mâcher puis avaler ces graines, ça va te détendre. Je sais, on est que le matin et elles risquent de favoriser ton endormissement immédiat, mais dans l'idéal, faut que tu dormes la nuit.

En expliquant mon diagnostic, je lui donnais des graines de pavot. Elle les prit d'un air morne et mécanique, et les porta à sa bouche. Elle n'avait pas décroché un mot, ni ne m'avait jeté un regard. Pourtant, en toute objectivité, je suis plutôt pas mal comme chat. Et puis elle fait partie du harem, elle devrait être une sale dévergondée, le stupre dans la tête et des foetus dans le ventre.

– Bon, maintenant que tu as réduit le tout en bouillie, tu avales s'il te plait, puis tu vas te coucher, dans ma tanière ou...
– Est-ce que je dois avaler ?

Wow. Un putain de zombie c'est pas vrai. Qu'est-ce qui m'a fichu des guerriers pareil. Je cligne de l’œil droit, plusieurs fois. Ça m'irrite. Quand tu vas voir le guérisseur, t'as un seul truc à faire, c'est l'écouter, juste un simple truc, même les chatons le comprennent, mais là, non, ça lui passe au dessus de la truffe à la dépressive de service.

– Ouais ouais, avale. Au pire t'en bouffes trop et tu rejoins ton compagnon, ce serait peut-être pas plus mal vu ton état...

" Ouais ouais, avale. Au pire t'en bouffes trop et tu rejoins ton compagnon, ce serait peut-être pas plus mal vu ton état..."

Fleur Noire avala, elle sentit la mixture lui couler dans la gorge puis disparaitre en sensation tiède et peu stimulante. Des fois, quand l'eau est froide, on la sent passer le long de l'oseophage puis tomber dans l'estomac, c'est un peu mieux. Le vent était froid lui aussi d'ailleurs, une rafale glissa le long du flan droit de la féline. Une autre volute glacée lui venait de face cette fois; Esprit Soucieux s'impatientait, mais elle ne mesura pas cette tension. Sans s'apercevoir qu'elle faisait perdre un temps précieux au félin sombre, elle regarda à nouveau aux alentours. La matinée était bien entamée, à cette heure, elle rentrait souvent se coucher après avoir chassé une bonne partie de la nuit. Sauf aujourd'hui où elle s'était retrouvée ici, dans cette grotte, sauf aujourd'hui où elle s'ennuyait. Elle voulait aller dormir. Mais contrairement à tout à l'heure, elle avait lointainement entendu ce que lui disait Esprit Soucieux.
Au pire t'en bouffes trop et tu rejoins ton compagnon, ce serait peut-être pas plus mal vu ton état...

"Est ce qu'un guérisseur doit dire ça?" questionna-t-elle aussi mollement que précédemment.
Ses yeux vert clair croisèrent un instant le regard du guérisseur, plus par erreur de trajectoire que dans un réel but de le regarder. La féline crème ne tentait en rien de défier le matou, elle voulait juste savoir s'il lui avait bien dit sciemment d'aller mourir. En ce cas, elle pourrait rentrer se blottir dans sa couche, elle pourrait s'expliquer de ne pas être restée chez le guérisseur. Fleur Noire ne se rappelait strictement pas pourquoi elle y était allée, mais cela devait forcément venir de son meneur. Ce dernier, ayant horreur qu'on lui désobéisse, il lui faudrait une excuse en béton pour éviter l'altercation. Hors, les scènes de brimades sont assez désagréables pour elle et l'ambiance électrique l'empêchent pendant plusieurs jours d'aller se coucher quand elle le souhaite, jusqu'à ce que la mauvaise humeur de son chef soit passée.

Et merde. Elle avait entendu. Pour une fois qu'elle prêtait attention à quelque chose, c'était bien ma chance. Faut vraiment que j'apprenne à la fermer. Et à mentir vite et bien pour rattraper les bourdes.

Sur le fond, par contre, elle posait une vraie question. Puis-je lui dire ça ? Pas de loi pour l'empêcher de dire la vérité - c'est même ce qu'on attend de moi. Éthiquement, serait-ce une incitation au suicide ? Peut-être bien. Est-ce que j'en ai quelque chose à foutre qu'une trainée apathique aille pourrir six pieds sous terre ? Sûrement pas. Mais je suis pas franchement convaincu que le reste du Clan comprenne mon cheminement d'esprit ; je fais ça pour la pureté de l'Ombre, pour notre grandeur, pour l'amour de nos ancêtres - ils désapprouvent ce genre de comportement, ce harem fétide, et je suis intiment persuadé qu'ils vilipendent de même Dernière Danse. Rien que de penser à ma catin de sœur, ma fourrure s'hérisse un peu dans ma nuque, et je me force à la faire redescendre, que Fleur Noire ne pense pas que je lui sois particulièrement hostile. Amour sur tous les chats, maman du Clan, c'est moi.

– Je pense à toi tu sais, Fleur Noire, je sais que la vie a été rude avec toi, et je comprendrais ton désir de rejoindre ton compagnon. Mais tu te méprends, je parlais ainsi de retrouvailles en rêve : Serre de Grive a rejoint les Étoiles, et le pavot tend à favoriser la communication avec nos ancêtres, car il induit un état de relâchement musculaire et cérébral intense.

C'est pas vraiment un mensonge. Après tout, le pavot a bien des effets. Et d'aucuns l'ignorent, mais il signifie le plus souvent l'oubli, un truc dont la chatte crème qui me fait face aurait bien besoin en ce moment. Ça ou la mort. Parce que putain, elle me tape sur les nerfs à glisser son regard sur moi avant de fixer un caillou dans mon antre. Merde, quand un guérisseur parle, écoute.

La fourrure de la nuque de Fleur Noire s'hérissa un instant, par mimétisme, mais le guérisseur se reprit aussitôt. Le sentiment de vide de la chatte crème s'accentua encore, il semblait pire qu'avant. Ce qui, contre toute attente, était possible. Elle baissa la tête comme pour s'étirer le cou avant de s'ébrouer mais le mouvement ne vint pas. Comme trop lourde à relever sa tête demeura en piqué vers le sol. "Je pense à toi tu sais, Fleur Noire, je sais que la vie a été rude avec toi, et je comprendrais ton désir de rejoindre ton compagnon."

Le mouvement d'ébrouement arriva, il serait difficile d'être sûr que c'était une réaction à la compassion d'Esprit Soucieux. En fait, de ce qu'avait comprit la reine, c'était de la pitié: le pire ressentiment que l'on pouvait avoir à l'égard d'un chat de l'ombre. La fierté de l'ombre, même si elle était sans doute défunte et très profondément enterrée dans le coeur de la guerrière, venait d'avoir un spasme de vie. Mais le pelage crème et brun retomba aussitôt, terne et comme ébouriffé par le froid. Elle avait relevé la tête mais semblait avoir du mal à la garder en place, ses yeux étaient mi-clôts désormais.
"Mais tu te méprends, je parlais ainsi de retrouvailles en rêve : Serre de Grive a rejoint les Étoiles, et le pavot tend à favoriser la communication avec nos ancêtres, car il induit un état de relâchement musculaire et cérébral intense.
- Je ne rêve pas de lui"répondit-elle sans émois,
Pas une seule fois". Elle avait aspiré le mot fois, comme une faible pointe de regret. Pendant un instant, elle s'imagina voir Serre de Grive, là en face d'elle, à la place d'esprit Soucieux. L'amour et la désillusion montèrent en elle en même temps, s'entrechoquèrent et disparurent tous les deux. Cet instant de lucidité la poussa à tenter de comprendre les paroles du guérisseur et la situation. Il la détestait. Ce n'était grave en rien, mais alors qu'elle allait parfaitement bien tout à l'heure, sa fausse pitié l'avait faite souffrir.
"Le pavot me fera le voir en rêve?"
Avant qu'il n'eut le temps de répondre, elle enchaina :
"Je préfère quand tu ne mens pas." Elle aurait pu dire °Ne me mens pas°. Mais les sentiments provoqués s'estompaient déjà, elle ne savait plus si c'était bien ou mal, elle s'en fichait de nouveau.

Elle continuait de mâcher, le regard vide et morne, plat comme un trottoir de rue.

- Je ne rêve pas de lui, pas une seule fois. Le pavot me fera le voir en rêve ? Je préfère quand tu ne mens pas.

Elle avait tout enchaîné trop vite, j'ai pas pu en placer une. D'ailleurs, c'est plutôt étrange vu l'apathie générale de la donzelle. Enfin, donzelle, elle est plus vieille que moi. J'avale ma salive, me préparant à lui répondre. Avec un peu de mauvaise foi, parce que causer dans le vide, c'est pas ma passion, et je suis pas persuadé qu'elle ne se mette à fixer un caillou en lieu et place de mon pauvre corps, et que mes explications lui glissent dessus comme la pluie sur les feuilles de houx.

Et puis je suis sûr qu'elle est un peu maudite, si elle ne peut pas rejoindre son compagnon dans ses rêves. A moins qu'il n'erre dans la Forêt Sombre ? Dans ce cas damnation éternelle et souffrance morale, beau programme pour les traîtres et félons. Tiens, de quoi est-il mort d'ailleurs, son compagnon ? Bah, qu'importe.

- Si tu ne rêves pas, alors c'est que le Clan des Étoiles en a décidé ainsi. Dans ce cas, tout le pavot de Cerfblanc n'y pourra rien, tu as dû offenser nos ancêtres pour qu'ils te privent de sa vision. Par contre, t'es sympa tu n'insinues pas que je mens. Voie des Étoiles, voix de nos ancêtres, un peu de respect.

Je la contourne et viens lui masser la gorge, pour lui faire accélérer l'ingestion, puis lui désigne une couche de malade de la queue. Elle la prendra si elle le veut.

Si tu ne rêves pas, alors c'est que le Clan des Étoiles en a décidé ainsi...
Le petit éclat d'espoir né à l'évocation de Serre de Grive s'étouffa , Fleur Noire leva les yeux vers le plafond de l'antre, des baies y pendaient. Il y avait de tout, les seules qui lui disaient quelque chose étaient les baies de sucre. Les préférées de ses fils. Un petit sentiment de soulagement la saisie. C'était comme si Patte de Lion et Petit Zenith étaient là, Petit Zenith tentant d'escalader la paroie pendant que son frère se plaçait en dessous des baies pour les réceptionner. C'est sans doute ainsi qu'ils auraient fait.

L'odeur et le contact soudain du guérisseur lui crispa la gorge, son imagination perdant de la force face au présent. Mais elle fit comme si c'était Serre de Grive qui la touchait et la douceur revint. Après quelques instants, le mouvement de queue d'Esprit Soucieux attira son regard. Elle s'avança vers la couche, mes mais pattes étaient vraiment très lourdes. La féline beige et brune s'arrêta pour renifler le confortable amas d'herbes et de bruyères. L'odeur des herbes étaient différentes de celles des couches du clan, bien plus agréable. Fleur Noire posa une patte dessus, puis la seconde, encore plus lentement. Elle la huma de nouveau avec application. Finalement, elle ouvrit la bouche au maximum et croqua dans la couche. La guerrière releva la tête, une bonne quantité d'herbes dans la gueule et se dirigea vers la sortie. Il était temps qu'elle aille se coucher bien au chaud dans l'antre d'Etoile du Serpentaire.

HRP:

Et là, il se passe quelque chose de bizarre. Vraiment. Fleur Noire vient bouffer la couche que je lui présente. Même les chatons font pas ça. Je la regarde, interdit, tandis qu’elle se tourne vers moi, la gueule emplie d’herbes, et trace sa route vers la sortie. Elle passe devant moi, lente, avec son butin. Ça, je sais pas ce qu’elle va en foutre dans l’antre du chef, de son trophée herbu. Elle a pris le remède que je lui préconisais, c’est l’essentiel, je peux considérer mon travail comme achevé. Alors qu’elle s’apprête à passer le seuil de mon antre, je l’interpelle – une dernière fois sans doute, vu l’intérêt qu’elle portait à mes propos, il y a des chances qu’elle ne me réponde pas.

─ Fleur Noire, si tu penses que le Clan des Étoiles t’a envoyé une malédiction, j’aimerais que tu viennes me revoir.

On ne sait jamais, si elle est réellement maudite, il faut le savoir. Il faudra l’amener à la Pierre de Lune, la purger, la réintégrer au Clan. Et puis, pour bouffer de la bruyère comme ça, faut pas être net. Et j’ajoute à voix basse.

─ Et puis pose ce ballot d’herbes, tu te ridiculises.

+:

─ Fleur Noire, si tu penses que le Clan des Étoiles t’a envoyé une malédiction, j’aimerais que tu viennes me revoir.

Impossible. Elle n'avait jamais rien fait pour cela. Peut être que le problème était là, elle n'avait su protéger personne, et c'était bien trop tard. La guerrière eut l'impression qu'il disait quelque-chose d'autre, mais plus bas. Elle ne pu comprendre, sans doute n'avait-il rien dit. Elle ne saisissait plus grand chose, le pavot faisait effet, rendant tout son corps lourd, elle d'ailleurs peinait à garder les yeux ouverts.
Les graines noires calmaient aussi la douleur psychosomatique qui la prenait régulièrement aux tripes. C'était la souffrance inexprimée qu'elle avait dans la tête qui se vengeait sur son corps. Elle la tailladait de l'intérieur, Fleur noire sentait comme des griffures qui lui auraient ouvert les organes et qu'un peu de sang en coulait en continu. Le mal n'était généralement ni vif ni intenable, il subsistait au long cours, ténu et oppressif. Là, il ne restait plus que la vague sensation tiède du sang qui coulait toujours, mais sans douleur, ne faisant que refroidir un plus son corps exangue et la plongeant dans une douce torpeur.

Elle leva légèrement la queue pour remercier son guérisseur de cette sensation et marcha paisiblement en direction de l'antre d'Etoile du Serpentaire. Finalement elle arriva jusqu'à sa couche, celle qui était la plus au fond et se pelotonna dessus puis y lâcha ses herbes. Elle songea un instant à les répartir partout sur son nid mais n'en eut pas le courage et s'endormi la truffe dans la bruyère.

HRP: