Quand on arrive en ville

Le solitaire vient de poser sa question, espérant enfin obtenir une réponse sur ce mystérieux symbole. Vincent ne semble pas comprendre de quoi il veut parler puis porte le trousseau à hauteur de ses yeux, la lune rouge pend bien au reste des clés, reflétant la lumière orangée du lampadaire. Le grand brun lève les épaules, presque ennuyé de devoir expliquer l’origine de l’objet mais au grand plaisir de Lukas il lui fait signe de le suivre. Ça devient intéressant! pense le jeune homme. Il emboîte le pas de Vincent en pensant qu’un peu de marche va les réchauffer et ce n’est pas pour lui déplaire car il commence à avoir sérieusement froid avec son blouson trempé.

L’espace d’un instant son cerveau lui indique qu’il n’est pas prudent de suivre un gars qui l’a projeté contre un mur et poussé par terre mais le jeune homme est bien trop intrigué, il sent une certaine sympathie cachée sous une bonne couche d’animosité. Lukas est plutôt bon pour sentir ses choses là, il sait que dans le fond son interlocuteur n’est pas mauvais, c’est juste une forme de protection comme une autre. J’aurai dû faire des études de psychologie plaisante-t-il pour lui-même. Le jeune homme jette un œil à sa droite où Vincent marche, il ne sait même pas où ils vont mais ce n’est pas dérangeant, le solitaire connaît cette ville par cœur. Le brun a repris son air moqueur et déclare.

« Je t'ai blessé princesse? Pauvre choupette je suis désolé de t'avoir vexé. Ce porte-clef appartient à la Lune Rousse, un groupe qui s'est installé en ville, il n'y a pas si longtemps que ça.»

Ignorant les surnoms dont Vincent l’affuble Lukas réfléchit à la Lune Rousse, il lui semble avoir déjà entendu ce nom sans savoir exactement où. Alors comme ça le zonard nocturne est un membre des groupes qui se sont installés en ville, cette simple information mérite de s’y pencher un peu plus. A ses côtés le jeune homme ralentit le pas, Lukas fait la même chose, comme il l’avait prévu son dos lui fait mal mais il se garde bien de s’en plaindre à haute voix. Pendant qu'il se perd dans ses réflexions sur la Lune Rousse et ses lombaires, Vincent fatigue et décoche un long bâillement.

« Non sérieusement, désolé. Merci d'avoir rattrapé mes clefs. J'aurais ragé comme un boulet devant la porte de mon appartement sinon, tu viens de me sauver d'un bon coup de flippe. »

Enfin un remerciement s’enthousiasme le solitaire, et des excuses en prime ! Lukas est ravie de voir enfin sa bonne action récompensée mais dans le fond le contraire ne l’aurait pas étonné, rares sont les gens dotés de bonnes intentions à Cerfblanc, sûrement car ils finissent tous vidés de leur sang au détour d’une ruelle. Il ne fait pas bon être trop gentil par les temps qui courent et pas avec n’importe qui. Néanmoins Lukas fidèle à lui-même répond du même ton.

« De rien Schatzi, c’est la moindre des choses. »

Il sait pertinemment que Vincent n’a aucune notion d’allemand autrement il aurait déjà entendu le léger accent dans sa voix, après tout peut-être qu’il l’a remarqué mais Lukas n’en a rien à faire, c’était bien trop tentant de rentrer dans son jeu de surnom et de le nommer ainsi. Le jeune homme sourit légèrement dans la pénombre et ajoute d'un ton taquin.

« Je te raccompagne, faudrait pas que tu paumes tes clés une deuxième fois. »

Vincent croise les bras réprimant manifestement un frisson, en entendant les mots de Lukas il semble se laisser un peu aller et s’accorde un répit, le masque de protection que le solitaire soupçonnait est tombé, Vincent n’a plus cette expression dure tapis dans ses iris. Le plus petit est ravi de le sentir plus détendu. Cependant, lorsque Lukas lui indique qu’il souhaite le raccompagner chez lui le jeune homme hausse un sourcil dans une grimace tout à fait inédite sur ce visage si sérieux au cours de cette dernière heure, cette vision fait sourire Lukas de plus belle.

« Tu suivrais un inconnu sérieusement? Après tout... Je t'ai fais danser alors bon. » s’amuse t-il avant de rire tranquillement.

On n’achète pas Lukas avec une danse, qui plus est un simple pas suivi d’une gamelle dans la boue mais le solitaire prend le temps d’y réfléchir et adresse un petit clin d’œil à son interlocuteur, sans rien ajouter de plus. Vincent accélère un peu le pas et passe une main derrière sa nuque. On arrive bientôt pense Lukas. Comme pour ponctuer et appuyer ces réflexions le membre de la Lune Rousse s’arrête à quelques pas, devant la porte d’un immeuble. Lukas, un peu à la traîne, le rejoint en quelques foulées, son souffle s’élève vers le ciel en nuage de vapeur.

« T'as pas besoin de m'accompagner. Et puis tu sais ma mignonne, à la grande surprise du solitaire il caresse délicatement sa joue du dos de la main, je sais me débrouiller je suis grand. Enfin c'est surtout qu'on est déjà arrivé chez moi. »

Lukas ravale sa salive et ouvre des yeux ronds, ce Vincent est plein de surprises, peut-être même un peu trop, le solitaire n’a aucune envie de se faire traiter comme une jeune fille en pâmoison devant son chevalier servant. L’homme ne remarque pas l’étonnement du jeune allemand et s’en va déjà en souriant et en agitant la main, Lukas le voit disparaître dans la pénombre comme une impression de déjà-vu lorsqu’il a aperçu sa silhouette sous le lampadaire. Le solitaire reste là jusqu’à entendre la porte de l’immeuble se refermer, il ne fait pas un seul geste, partagé entre le désir de prolonger le moment et celui de rentrer sécher ses vêtements. Vincent est particulier, c’est indéniable et bien sûr il se permet des surnoms dont Lukas a horreur mais dans sa bouche tout sonne plus vrai, le solitaire est intrigué et à la fois touché par cette attitude qui en dissimule tant. C’est décidé il faudra qu’il revoit son danseur.

Lukas sort de sa rêverie et marche en sens inverse jusque chez lui, il empreinte les mêmes rues qu’à l’allée mais avec un tout autre état d’esprit. Bien sûr il ne préfère pas s’emballer, qui sait, ce Vincent veut peut-être s’amuser avec lui et le laisser tomber. Cerfblanc n’est pas un lieu réputé pour ses habitants de bonne foi ou pour sa tolérance, Lukas affiche ouvertement son choix de vie mais il sait que cela déplaît à plusieurs. Pourtant, lorsqu’il atteint la porte de son appartement il ne peut s’empêcher d’imaginer une prochaine rencontre, c’est plus fort que lui, peut-être fonce t-il tout droit dans un piège mais il se doit de le vérifier. Lorsqu’il ferme enfin les yeux, de retour sur son oreiller, dépouillé de ses habits sales, son réveil indique en chiffres rouges 03:25.