Monde de brutes (avec Museau Bleu) - end

Museau Bleu était accoutumée à toutes sortes de réactions, de paroles, de petites piques, même. Elle était habituée aux plaisanteries et à l'ironie qu'elle partageait avec son ami Matin Embrasé, par le passé, habituée au sarcasme et à la voix insidieuse d'Eos qui hantait encore ses songes certains soirs, habituée aux reproches, aux délations, aux moments blessants qui l'opposaient à certains adversaires d'autres Clans. La princesse de l'eau était vétérane, après tout, et pouvait faire une liste de ce qu'elle avait du affronter dans sa vie; du reste, née dans un groupe misogyne, elle avait grandi en devant faire face à bien des commentaires... Mais la suite des paroles de Crocs Nacrés ? C'était une attaque sournoise, un coup bas, qui la blessa davantage que tout ce que les jumelles de la lune avaient pu dire pendant l'Assemblée écarlate. Une attaque envers elle, envers ses camarades, aussi - et le jeune guerrier ne pouvait pas dire ça; elle ne le permettrait pas.

« Je me doute que vous ne devez pas être habitués à voir un adulte s'inquiéter pour un jeune par chez vous, vu ce que vous leur avez fait subir cet hiver, mais chez nous, c'est différent. Occupez-vous de vos propres problèmes, vous devez en avoir bien assez comme ça. Nuage du Vent ne s'en portera que mieux, et ça vous évitera beaucoup de... peine. »

La fille de l'eau était loin d'être stupide, au contraire - son intelligence, sa loyauté, son courage, son agilité, sa force et son grand cœur étaient connus, dans son Clan; elle savait qu'elle devait s'éloigner de l'apprenti qui était devenu, quelque part, "son enfant", parce qu'elle était la grande et devait s'assurer qu'il ne gâche pas sa loyauté au Vent. Il irait mieux, sans devoir cacher des rencontres secrètes, et du reste, le peuple des landes, où il avait vu le jour, était connu pour le plus intransigeant au sujet des étrangers. Bien sûr que Museau Bleu choisirait de s'effacer, juste pour le protéger ! Sur ce point, et sur celui-là seul, elle était d'accord avec le tigre gris qui, hérissé, se tenait devant elle. Mais le reste du message... Ça ne passait pas. Ne pas être habituée à voir un adulte s'inquiéter pour un jeune ? L'amie de la rivière, des souvenirs plein la tête, sentit se raviver certains fragments de passé, qui lui serraient le cœur: la détresse d'Eau Turquoise, l'inquiétude de Jolie Abeille, le malaise de Matin Embrasé, empli de culpabilité, ses propres bouleversements, à elle, qui avait du tout cacher. Les enlèvements leur avaient fait bien du mal... Et quand il avait retrouvé Petite Opale, si jeune, au bord de la rivière en plein hiver, du reste, Étoile de Pierre était en deuil, Douce Orchidée seule, et les guerriers s'occupaient de nourrir le Clan, d'aider leur jeune lieutenante... Petite Opale était partie en profitant de l'épuisement d'Eau Turquoise, trop innocente pour réaliser ce qu'elle avait fait. Museau Bleu n'en voulait à personne de son Clan; c'était une erreur, voilà tout.

Je me doute que vous ne devez pas être habitués à voir un adulte s'inquiéter pour un jeune par chez vous, vu ce que vous leur avez fait subir cet hiver, mais chez nous, c'est différent.

Crocs Nacrés venait de raviver bien des blessures: l'enlèvement des petits par le Tonnerre, la disparition de Blaireau aux Lunar Pods, la triste veillée sous les étoiles voilées qui avait été accordée à la petite silhouette fine et glacée de Petite Améthyste. Le jeune guerrier n'avait pas le droit de se servir de tout cela contre eux... Museau Bleu bondit sans lui laisser le temps de réagir pour le plaquer au sol. Elle était grande, plus massive que lui, du fait de leurs Clans; c'était comme voir un chaton clouer au sol un papillon - sauf que les chatons ne sortaient pas les griffes.

« Cet hiver ? » souffla-t-elle avec un amusement amer. « C'est drôle, j'ai souvenir du Blizzard, moi, cet hiver. Et oui, vous êtes différents. Vous vous inquiétez pour vos jeunes, le Clan de la Rivière en prend soin. Elle est là, la différence. Ce qui arrive parfois... Petite Opale a été un peu aventureuse. Il y a eu des attaques, c'est vrai. Mais au moins, chez nous, aucun apprenti n'a été dire à un étranger qu'il aurait préféré être né ailleurs ! »

C'était bas, ça aussi. M'enfin, il fallait bien arriver à sa hauteur !
Museau Bleu, le cœur soudain lourd de peine, repensa à Nuage du Vent.
Clan des Étoiles, il aurait fallu tellement, tellement mieux qu'eux pour cet enfant.
Parce qu'elle ne respectait pas le moins du monde Crocs Nacré, après tout ça...
Et pourtant, à cet instant, elle n'avait pas l'impression de valoir mieux que lui.

« Patte Bleue ! Regarde-moi, regarde-moi ! »
L'intéressée avait tourné la tête vers son frère, prunelles de jade rieuses, l'observant sautiller et lui rendre son sourire. Jumeaux, les deux chatons avaient toujours tout fait ensemble, en compagnie de leurs deux autres compagnons de portée, et s'amusaient souvent, à faire les quatre cent coups et mille et une découvertes. Ce jour-là, le petit sautillait dans les flaques d'eau, mais ce n'était pas ce qu'il voulait lui montrer, pas plus que les arc-en-ciels qui s'irisaient dans les gouttelettes de rosée sur les fleurs, les feuilles, les branches; il brandissait, du bout d'une griffe, un petit papillon coloré, qu'il était parvenu à attraper... Sa sœur s'était mise à rire, ravie, impressionnée, aussi, avant de se jeter sur lui pour une petite bataille à la douceur de leurs fourrures, de leurs coussinets, et remplie de toute l'affection du monde. Ils roulaient ensemble sur le sol et riaient... Patte Bleue était heureuse de partager ce moment avec son petit frère, son jumeau. Et ce jour-là, elle se promit qu'ils seraient toujours ensemble...

Les lunes avaient passé, depuis ces souvenirs d'enfance, et la situation avait bien changé; son frère avait rejoint le Clan des Étoiles, elle était passée de chatonne à lieutenante, et le papillon qu'elle clouait au sol à présent, la bataille qu'elle menait ce jour-là, n'avaient plus rien à voir avec ces petites choses innocentes, colorées, joyeuses et pleines de vie. Au fond d'elle-même, à cet instant, en voyant Crocs Nacrés se débattre sans succès pour la repousser, sa carrure de nageuse lui permettant sans peine de le maintenir plaqué sur l'herbe au bord du Chemin du Tonnerre, elle était simplement peinée et souffrait de tout ça. Elle n'aimait pas se battre ou faire couler le sang pour rien, et surtout, surtout, elle lisait dans les prunelles d'ambre une réalité qu'ils avaient tous deux ignoré jusque-là, et qui pourtant, sonnait comme une évidence: il était comme elle, un de ces cœurs brisés, à la douce ou plus ardente folie. Il y avait de la colère, de la peur, aussi, dans les yeux d'or; elle, ses orbes verts n'exprimaient rien, sinon une pointe de regrets, et une grande lassitude. Haineux, le jeune guerrier venteux siffla malgré sa position, à son intention:

« Je te déteste. »
« Quelle tristesse. »

Sa voix n'était pas le moins du monde emportée, à présent; elle voyait bien les masques se briser, la confiance en lui de son cadet des landes disparaître - elle n'y trouvait aucun plaisir. C'était simplement un gâchis... Un monstre passa à toute allure, sur la roche noire comme le remords, à côté d'eux, sans paraître les voir, ce qui valait mieux; un monstre qui reflétait peut-être un peu ce qu'ils devenaient, et qui les ignorait comme une métaphore de la futilité de ces gestes. Museau Bleu se promit, à cet instant, de ne jamais devenir ce monstre qui avait failli faucher sa vie à Nuage du Vent: elle avait dit qu'elle le protégerait. Toujours. Contre les griffes du blizzard, les crocs de la tempête, les étreintes de la haine, de la détresse, de la peur, de la mort. Contre ces enchanteresses de douleur et de peine. Parce qu'il ne méritait qu'une vie de soleil, et s'il avait la pluie, les couleurs d'arc-en-ciel. Elle lui souhaitait toutes les étoiles du monde... Tout ce qu'elle et Crocs Nacrés ne pouvaient mériter. Paisible malgré le torrent déchaîné en elle, comme la rivière gelée qui ne dormait pas, sous sa fine couverture gelée, la lieutenante recula, laissant son adversaire se relever, montrant clairement qu'elle ne le faisait que parce qu'elle l'avait décidé; l'air suffisant du jeune chat s'était évanoui comme neige au soleil, sans qu'elle ait la moindre envie de s'en réjouir. Elle avait triomphé, pour perdre une part d'elle-même.

Je vais devoir renoncer à Nuage du Vent.

Cette pensée, plus que le reste, lui brisa le cœur.
Alors elle lâcha, simplement:

« Je ne t'apprécie pas plus que tu ne m'apprécies. Mais Nuage du Vent, oui. Alors prends soin de lui. »

Elle ne lui donnerait pas la satisfaction de la voir pleurer.

Spoiler:

Ils se tenaient là, à présent, silhouettes grises et glacées contre le paysage d'automne paré de mille couleurs, de vert, de brun, d'or, de feu et de lumière, comme deux âmes en peine prisonnières de ce rêve qui tournait au cauchemar. Ils étaient deux êtres brisés, deux monstres qui finiraient par abîmer l'ange qui leur avait été confié... Museau Bleu, le cœur gros, observait simplement le guerrier face à elle, ses grands yeux vert jade détaillant le visage aux prunelles d'ambre qui, désormais plus neutres, brillaient au milieu de traits impassibles; il ne méritait pas son adorable apprenti, et elle non plus - Nuage du Vent était bien trop gentil. La brise les entourait encore, formant ça et là des tourbillons de feuilles mortes qui tombaient en jolis tas au pied des grands arbres, jouant dans les fourrures, en une caresse de douceur, de tendresse: la lieutenante des Riveux pouvait presque voir son enfant de cœur sourire et rire, dans ces feuilles embrasées, en lançant d'un coup de patte quelques-unes de celles-ci dans sa fourrure de sable et d'écume, chassant les pensées tristes, avant de venir se blottir tout contre elle. Tout ça lui manquerait... Je suis tellement désolée. Elle espérait simplement que Crocs Nacrés réalisait la chance qu'il avait, d'avoir cette petite étoile pour novice, et qu'il la protégerait - la réponse du mâle face à elle la décevait.

« Je ferai comme d'habitude. »

Comme d'habitude, sans que rien ne change
Comme d'habitude, sans qu'elle ne dérange
Il n'avait pas besoin d'énoncer cette évidence
Et elle, elle voyait s'envoler sa dernière chance
Comme d'habitude, ne pas trop s'en faire
Malgré les Chutes, la rivière, le Chemin du Tonnerre
Comme d'habitude, ne pas veiller sur son cœur
Alors que l'enfant méritait de ce monde tout le bonheur
Comme d'habitude, en oubliant là les pus beaux des trésors
Comme d'habitude, en ignorant les étreintes de la mort

Museau Bleu eut un pincement au cœur, en hochant simplement la tête, la gorge nouée, tentant d'imaginer une nouvelle constellation se mettre à scintiller; s'il arrivait quoi que ce soit à l'adorable enfant, elle ne se le pardonnerait pas... Elle ne lui pardonnerait pas. Parce qu'il ne semblait pas comprendre qu'elle craignait les amitiés interclans du petit chat, les réactions de son Clan, et surtout, les pensées tristes qui pouvaient l'avoir chassé de sa maison pour se retrouver face à un monstre écarlate, ces mêmes pensées qui lui avaient fait avoué qu'il aurait préféré être né ailleurs. Tous ces détails trahissaient la détresse, le malheur et la peur! Le petit n'était pas à l'aise, auprès du Vent, et sa maman ne pouvait rien faire, à présent... Ne le laisse pas seul. S'il te plaît ! Mais elle ne pouvait pas dire ça. Alors elle souffla, simplement:

« Et je lui souhaite tout le bonheur du monde. »

Elle ne sut pas s'il l'avait entendu - probablement pas.
C'était mieux. Ce n'était pas à lui qu'elle souhaitait ça.
Au fond... Elle confiait ce message à la brise qui riait.
Parce que pour son protégé, c'était ce qu'elle voulait.
À elle, il resterait les regrets, la douleur et les larmes...
À Crocs Nacrés, il restait la peur, celle qui nous désarme.

Un rictus ironique, empli d'amertume, accompagna les derniers mots du guerrier.
En réponse, elle n'eut qu'un sourire tristement amusé. Il était temps de se séparer.

« Merci. »

Le regardant s'éloigner un instant vers les landes, la vétérane, amie de la rivière, fille et princesse de l'eau, lui tourna ensuite le dos, peinée par le choix qu'elle venait d'exécuter, puis se mit à marcher, à pas lents, en direction du vieil érable qui avait veillé sur sa rencontre avec Nuage du Vent. Elle s'assit sous les branches aux feuilles colorées, silencieuse... Et là, elle laissa simplement son cœur se briser et les masques tomber. Plic. Ploc. Muette, elle se mit à pleurer; se faire arracher ses enfants, un à un, était une torture infinie - elle se sentait brisée. Clan des Étoiles, dites-moi, que vous ai-je fait ?

Wishing you were somehow here again
Wishing you were somehow near
Sometimes it seems if I just dreamed
Somehow you would be here...