Uh uh — Tonton - end

Elle avait réussi ! Ah ! Elle les avait bien eu, ces maudits guerriers qui pensaient pouvoir la garder confinée aussi longtemps dans le camp ou la pouponnière alors que son ami était en danger, là, quelque part. Les patrouilles ne parvenaient pas à le retrouver mais elle, elle y arriverait. Même si ce n’était qu’un chaton, même si la peur lui faisait hérisser tous les poils du dos, même si elle ne connaissait rien de ce qui l’attendait dehors. Petite Grenouille, elle, connaissait Petit Croc. Elle avait grandit avec lui, reconnaîtrait son odeur et sa voix criarde de chaton entre mille.

Au début, elle se retournait régulièrement pour vérifier que le camp était toujours à portée de vue, mais aussi que personne ne la suivait. Quand elle ne vit plus les familiers buissons de ronce censés les protéger, elle s’arrêta. Est ce que c’était une si bonne idée ? Et s’ils avaient raison et qu’un rapace avait emporté Petit Croc ? Ses yeux se levèrent vers le ciel. La grandeur des pins lui donnèrent le vertige et la forcèrent à se soumettre face à eux et à baisser la tête. Elle poursuivit sa route, prenant soin de repérer sur le chemin des éléments qui l’aideraient à retrouver son chemin. Une roche à la forme singulière, un tronc à la mousse jaunie, des champignons à l’allure étrange…

La curiosité prit rapidement le dessus, et Petite Grenouille en oublia la peur, mais aussi ce pour quoi elle était venue. Tout autour d’elle était nouveau, jusqu’à l’odeur : même si elle gardait quelque chose de familier, ce n’était plus l’odeur forte et lourde du campement. Celle ci était plus boisée et plus humide, teintée de sève, beaucoup plus fraîche. Elle croisa le chemin d’un oiseau noir au bec crochu, d’un rongeur qu’elle avait définitivement déjà vu sur la pile de gibier, de fleurs aux couleurs vives, allant du bleu ciel au rouge vif. Dans ses yeux verts pétillaient des milliers d’Étoiles.

Elle sautilla dans les feuilles, riant à chaque craquement, sauta de racine en racine… puis plaqua ses longues oreilles sur son crane, « gonflant » son fin pelage bouclé, la queue enroulée sur le côté, sautant sur le côté comme un crabe et crachant furieusement quand elle tomba nez à nez avec un chat à l’apparence et à l’odeur inconnue.

Ce n’était pas un renard. Ce n’était pas non plus un ours, et certainement pas un rapace. C’était un chat. Petite Grenouille le regarda, les yeux grands ouverts au point de s’empêcher de les cligner. Il s’abaissa, lui signalant qu’il n’était pas menaçant. Et comme si de rien était, elle se détendit. Pourquoi se méfier de lui alors qu’il avait l’air gentil ? Jusque là, tous les gens à l’air gentil qu’elle avait croisé avaient toujours été effectivement gentils. Dans sa tête, il n’y avait donc pas d’exception à la règle possible. S’il avait l’air cool, alors il était cool !

— Pardon, je voulais pas te faire peur.
— EUUUUH, j’ai pas eu peur !! s’offusqua Petite Grenouille.

Elle ? Peur ?! Ja-mais. Elle était sans peur, la plus courageuse du Clan de l’Ombre. Bon, elle avait bien été effrayée par un asticot, mais c’était il y a trois jours. Autant dire que tout ça, c’était derrière elle. Rien d’autre que du passé.

— Comment ça se fait que t'es toute seule?

La petite pencha la tête, alignant les mots de la phrase dans sa tête, essayant de se rappeler ce qu’elle faisait là. Elle était ici pour une raison et elle l’avait sur le bout de la langue, mais… Ah ! Ça lui revint.

— Je cherche mon copain, il s’appelle Petit Croc ! Il est grand comme moi mais il est tout noir avec le poil plus long et il a des yeux jaunes. Tu l’as vu ?

Elle regarda autour d’elle, pour vérifier s’il ne se cachait pas dans le coin. Rien. Puis elle loucha sur l’étrange… chose, autour du cou du matou. Ça, c’était une chose étrange ! Elle le savait, parce qu’elle ne l’avait jamais vu avant. Et elle n’en avait jamais entendu parler non plus.

— C’est quoi que t’as là ? demanda-t-elle en le désignant d’une patte. Tu l’as eu ou ? J’veux le MÊME !!

Elle s’imaginait déjà explorant ce que l’on appelait « la ville ». Dans la tête de Petite Grenouille, elle ressemblait à une pinède où tout était démesuré, avec des espèces d’arbres aux troncs angulaires et géométriques qui poussaient par-ci par-là. Les chiens y régnaient en maitre (parce qu’après tout, pourquoi ne le feraient-ils pas ?) et tout le monde avançait sur un long chemin noir puant sur lequel passaient des monstres dont elle ignorait encore tout de l’apparence, mais elle savait qu’ils courraient très vite et ne quittaient jamais leur route.

— Tu sais, la ville est très loin d'ici, lui expliqua Tonton.

Petite Grenouille lui répondit par une grimace amusée. Tant mieux si c’était loin ! Elle découvrirait encore plus de chose et ce serait comme une aventure ! Peut-être même qu’elle verrait ces fameux monstres, ou des moutons ! On lui avait dit que ça ressemblait à des nuages avec des pattes et des cornes qui ressemblaient à une étrange racine tordue.

— Je pense que ta famille s'inquiéterait beaucoup si tu partais là bas... Ils doivent déjà être en train de te chercher.
— Pffff, mais nooooon ! J’suis une grande moi ! Et puis j’ai vérifié, je suis partie quand ils étaient occupés ! Mais dis, si c’est si loin, comment t’es arrivé ici ? C’est ta femme qui surveille tes bébés ? Est ce que tu as déjà vu des MONSTRES ? Ils sont grands comment ? Comme les sapins ? Comme un- comme un renard ?

Parce que Petite Grenouille, elle était trop intelligente. Eh ouais. Elle avait fait croire qu’elle jouait à cache cache à son frère avant de partir. Comme ça, en plus de pouvoir se balader hors du camp, elle gagnait une partie de cache-cache en même temps parce que personne ne la retrouverait avant son retour ! Quel génie.

Tonton lui racontait des choses définitivement archi plus cool que toutes les histoires qu’elle avait déjà pu entendre dans la pouponnière ou dans la tanière des anciens. Certes, les batailles épiques, les chats légendaires, les prophéties… c’était cool et tout, mais c’était du passé. Quelque chose de révolu, qui n’arriverait plus jamais, qu’elle ne vivrait jamais en dehors des contes qu’on lui racontait et de son imagination. Quelque chose qu’elle ne pourrait jamais voir de ses propres yeux, étudier, comprendre… alors que les monstres ! Les monstres, elle savait qu’un jour elle pourrait les voir, les entendre, les sentir, même !

— Les monstres, il y en de toutes les couleurs, toutes les formes et toutes les tailles. Ceux qu'on voit par ici, ils sont déjà grands, un peu moins qu'un sapin, mais beaucoup plus qu'un renard. Mais dans la ville d'où je viens, j'en ai déjà vu qui étaient aussi hauts que les tanières de bipèdes.

C’est toute la toison argentée qui pétillait dans les yeux de Petite Grenouille. De toutes les couleurs, sérieusement ? Sous elle ses pattes s’agitèrent d’excitation. Elle regarda autour d’elle — ça voulait dire qu’il y en avait une marron comme le tronc de cet arbre ? Une rouge comme ce champignon ? Ou même une verte comme la mousse sur la pierre ? C’était incroyable ! Elle ne savait pas que des animaux pouvaient avoir autant de pelages différents. Les créatures les plus colorées qu’elle avait rencontré, c’était les oiseaux. Ou des fleurs, mais c’était moins bon à manger.

— Comment tu t'appelles, au fait ?

Petite Grenouille se tourna vers lui. Elle ne lui avait pas dit ? Ah bon ? Elle se positionna, les pattes postérieures tendues et se mit à sauter. Elle était persuadée de bondir vraiment haut, mais en réalité, elle décollait à peine du sol.

— Moi c’est Petite Grenouille !! Parce que je saute méga trop haut t’as vu ?

Toute fière de sa démonstration, elle se roula sur le sol dans ce qu’elle imagina être une technique d’esquive infaillible, et se redressa les muscles tendus et le pelage ébouriffé, comme une fière guerrière.

— Mais bientôt, ce s’ra Nuage de Grenouille, parce que je vais devenir apprentie et être la plus forte du monde entier ! Et toi, t’es déjà un guerrier toi ? T’étais Nuage de Tonton avant ?

Difficile pour elle de concevoir que tous les chats ne passaient pas par l’étape chaton, apprenti puis guerrier : c’est ce qu’elle avait connu toute sa vie.