Trespassing and Reuniting - end

Parti une poignées de dizaines de minutes avant que la pluie ne tombe, c'est la nuit des sens qui s’abat sur mon odorat. Je n'arrive plus à sentir les plantes, et je cligne des yeux comme un lampadaires défectueux sous l'averse, incapable de repérer le mauve douteux d'une lavande ou le vert palot d'une pousse d'aloe vera. Dans la boue du Charnier, les rats se pressent, redoutant l'eau et préférant les immondices. Les formes se meuvent vite, et je vois comme au travers d'un brouillard aqueux, l'eau ricochant avec une violence toute contenue contre on maigre corps et mes oreilles trouées.

Soudain, mouvement sur ma gauche, une odeur particulièrement forte me vient aux narines. Je tourne la tête, mes pattes suivent la danse.

Tata ?

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Elle m'a manqué.

C'est la première chose à laquelle je pense quand je vois sa sale gueule, si similaire à la mienne. Esprit Envolé, la seule qui me comprenne, qui aime autant les Étoiles que moi, ma tante, mon sang, mon mentor, elle a trifouillé mon cerveau à défaut de jamais ô grand jamais toucher un corps. Ma tata.

Il pleut, j'ai l'air défracté, elle se moque de moi avec sa voix qui grince, j'avance vers ce sac d'os, ce putain de sac d'os qui m'a vraiment, vraiment manqué. Putain. J'en aurais les larmes aux yeux, mais ça fait un peu pédé. J'avance vers elle, la pluie me rabat les oreilles. Les siennes sont dans un état pire que les miennes, je ne croyais pas ça possible. Quand je la regarde, il me semble plonger le regard dans un miroir venu du fond des âges, archaïsme futuriste et autre caillou magique, trou de ver spatiotemporel, mon reflet dégradé, fractal. Je vois le futur.
Mon futur.

Tata, mais qu'est-ce que tu fous ici ? Tu sais bien que tu peux plus, depuis, euh, ta retraite. Eh puis c'est Esprit Soucieux hein... Mais tu parles de la Rivière ? T'es allée voir ces petites salopes de bouffeurs de poissons ? Ils t'ont fait du mal ? S'ils t'ont touchée, putain, tu sais bien que je suis guérisseur, mais je vais les dé-fon-cer, marque mes mots Tata...

Comme d'habitude, la vieille chose ne m'écoute pas - j'aime à penser qu'elle écoute plutôt les Étoiles, et pas juste la voix chevrotante de la sénilité. Enfin, je l'aime ma tata, même si elle n'a plus toute sa tête. Elle cause, elle cause, ses paroles ricochent dans mes oreilles, je remue mes moustaches pour en déloger les gouttes d'eau, la pluie nous offre une accalmie. Avec nos pelages détrempés et nos oreilles tombantes, on est vraiment pas beaux à voir. On dirait presque qu'elle est ma mère, si proche de moi, si semblable, mon double, mon miroir. Bien plus intelligente que ma mère, bien plus pieuse. J'ai passé tant de temps avec elle, des lunes et des lunes, elle m'a vu naître et m'a éduqué, elle m'a confié son travail et sa foi.

Un grand sourire me déchire la face, même si elle me raconte ses mésaventures, même si elle a frayé avec les Bipèdes crasseux, les bouffeurs de poisson dégénérés, même si elle a mangé leur nourriture immonde. Je la regarde avec de l'amour dans les yeux.

Tu m'as tellement manqué tata...

Une balade, une balade, Esprit Envolé n'est plus vraiment le sens du temps... Eh puis putain, moi qui me suis castré par amour des Étoiles, on peut bien me laisser aimer ma tante - ma mère au fond, bien plus proche de moi que Coeur Blanc, bien plus intéressante, fine, dévote. Et puis niveau gueule, y a pas photo. J'en croirais presque ces conneries d'âme sœur platonicienne, elle est la partie de moi qu'on a coupée lors de la chute du monde divin. L'autre bout de mon androgyne originel.

Et je sais bien qu'un jour sa vieille carcasse percluse de maladie, mort et ver partira pour toujours.
Je secoue la tête.
Elle colle la sienne sur mon corps maigre et trempé.

Oh, Tata... Tu sais, les lunes ont eu le temps de danser la valse depuis ton départ, et les chefs se sont succédés : Balbuzard après Fumante, mais elle a eu un accident, et là c'est Serpentaire et je l'aime pas trop je crois qu'il est impie mais s'il est là c'est que les Étoiles sont d'accord dis moi que j'ai raison Tata je suis perdu...

Son rire habituel meurt doucement au fond de sa gorge, quand enfin nous abordons le vrai sujet, le seul qui importe. Nos Étoiles, leurs messages, leurs buts, comment les satisfaire. Avec nos grandes oreilles trouées, nous captons bien leurs voix stellaires. Ma mine d'enterrement lui inspire une tranquillité plus sérieuse.

Justement Tata, elle restent de marbre, mais je le sens, quelque chose ne va pas... Tu ferais quoi à ma place ?

Je ne suis plus un chaton, ça non, et mon apprentissage remonte à bien des lunes, mais la vision de notre ancienne guérisseuse me réconforte, panse les plaies de mon cœur, colmate les brèches de ma foi. Je frissonne, et ma queue bat nerveusement l'air humide autour de nous. Mes oreilles se couchent progressivement sur mon crâne trempé, en soulignant la forme osseuse, rendue bien visible par mon poil ras détrempé. Je la regarde par en dessus, comme quand elle me montrait comment faire un cataplasme. Elle va trouver une solution.

Elle doit trouver une solution.

Parfois je ne suis que Petit Souci, le chaton le plus faible de la portée, et j'ai besoin d'une présence pour m'aider à apprendre à marcher. J'ai besoin de sa présence. Putain, mais pourquoi tu t'es faite exilée...