Le poisson et l'oiseau - end

Sale temps pour les albatros, la nuit claquait ses crécelles dans les tanières et les apprentis devaient sentir la pleine lune à s'agiter dans tous les sens. Ayant le sommeil léger, la princesse de porcelaine ouvrait un œil sur ses compatriotes avec un soupir. D'une démarche déterminée, elle n'hésita pas plus longtemps avant de sortir. C'était la quatrième nuit d'affilée que ses collègues l'empêchaient de dormir avec leurs mouvements. L'apprentie finit par se demander si c'était elle, qui avait le sommeil décidément trop fragile ou si ses camarades sentaient quelque chose qu'elle ne sentait pas. Etaient – ils tous contactés par le Clan des Etoiles sauf elle ? Esprit Soucieux, le guérisseur de l'Ombre, lui avait dit qu'elle était maudite. Un rictus se peignait sur son visage. Bien qu'elle feignait le détachement, chaque provocation du genre la tourmentait pendant des jours, tandis qu'elle se posait de sérieuses questions sur son identité propre. A écouter les félins des autres clans -et même du sien-, elle se résumait par son physique. Toutes ses capacités propres, son caractère semblaient compter pour du beurre, et c'était avec la plus grande des surprises qu'elle remarquait qu'être une garce n'y changeait rien. Nuage d'Albatros s'était persuadée qu'être peste ou fille modèle, elle serait constamment jugée par la couleur de ses yeux ou son pelage.
Elle agita la tête. Elle comptait sur la nuit pour justifier ce genre de pensées. D'habitude, elle pensait moins. C'était décidément le moins dangereux, dans un monde régi par la xénophobie et l'homophobie. Elle préférait suivre des ordres et tuer l'esprit critique sous l'étendard de l'ordre. C'était plus sain pour elle. C'était moins compliqué. Elle n'avait qu'à apprendre des paroles et des discours puis les recracher tel quel. L'avantage était que, désormais, elle avait bonne mémoire, ou bien son esprit était si malléable que chaque parole s'était ancrée dans son cerveau, si bien qu'elle avait fait de leurs paroles la sienne.

Sans réellement penser, Nuage d'Albatros franchisait les portes du camp en laissant un regard en arrière. Ravalant sa salive, elle avait conscience que sortir le soir sans guerriers était dangereux. Les faucons volaient près de son territoire, et elle pouvait être prise d'un seul coup. Petite, c'était presque du suicide pour elle. Elle décida de hausser les épaules et franchit les quelques pas fatidiques. L'idée de l'interdit remplissait son cœur à ras-bord d'une douce adrénaline. Elle se dit que ça faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas sentie, cette adrénaline. La dernière fois, c'était lors de ses combats avec Toucan. La seule évocation mentale de ce nom lui donna un coup au cœur, et elle préférait passer sa route pour gommer l'individu de son mental. Il n'existait pas sur les Terres du Vent. Il paraissait que la Rivière était belle, de nuit. C'était ici la frontière avec le Clan de la Rivière. Elle avait besoin de voir de la beauté, pour le moment. L'apprentie prenait conscience qu'en regardant l'eau, elle y verrait son reflet, et c'était avec amertume qu'elle refusait d'approcher la rivière. Il ne fallait pas polluer la beauté, après tout.
Une odeur habituelle flottait dans l'air. L'albinos se redressa d'un coup, les sens en alerte, les oreilles redressées et les yeux écarquillés. Son cœur s'emballa. Et si c'était un blaireau ? Elle avait entendu parler de cette légende qu'était le blaireau, un animal massif noir et blanc. Certains guerriers portaient cet animal en guide de nom, car le colosse était connu pour être vorace et furieux au combat. Nuage d'Albatros priait les Etoiles pour que cette légende en reste une. Elle refusait de croiser un blaireau ici. Elle refusait de mourir ici. Qui sait, peut – être que l'animal tirerait son corps quelque part et que jamais on ne la retrouverait.
Elle se rendit compte que mourir l'importait peu, tant qu'on la pleurait.

C'était une apprentie. Elle était belle. C'était du moins ce qui frappa Nuage d'Albatros. Les yeux rosés de l'albinos se braquèrent sur elle, observant chacun de ses mouvements. Elle était élégante, aussi. Elle semblait maîtriser chacun de ses mouvements. Tentant de s'approcher, la maladroite du Vent craqua une brindille. Son cœur s'emballa davantage, tandis qu'elle baissa la tête et plaqua son corps au sol. Tremblante, elle espérait ne pas avoir été vue. La femelle marbrée continuait son ascension vers la victoire, poursuivant la souris.
La souris sortit vainqueur, se moquant des chats. Dommage.
Tandis que la souris passait devant son regard, Nuage d'Albatros sentit ses pupilles se dilater. C'était sa chance. Souriant, elle bondit sur la souris pour l'attraper. Un sentiment de déception l'emplit en sentant ses griffes se refermer sur le vide. Cette souris n'avait pas fini de se jouer de la race féline.
Les oreilles tombantes, l'albinos sortit des fourrés tandis que l'apprentie de la Rivière frappait la surface de l'eau avec rage. Elle se mit à l'envier. Elle pouvait avoir un contact avec l'eau sans l'humilier avec sa laideur. Penaude pour la première fois de sa vie, elle ignorait si c'était le contact avec un apprenti respectable d'un Clan opposé ou la nuit qui la rendait si nerveuse. Elle en conclut que c'était certainement un mélange des deux. Elle avait été rassurée que la femelle rousse n'était qu'un chat, et non un gigantesque blaireau.

« Toi aussi, tu dors pas ? »

Admirez ici un compliment de l'albatros. C'était rare. Etait – ce le lavage de cerveau à la lessive appelé tolérance de Toucan qui commençait à faire effet ? Ou bien la nuit qui rendait la blanchâtre plus sympathique.

Spoiler:

Dans ses habitudes, Nuage d'Albatros avait toujours eu peur de parler à des inconnus. L'albinos n'avait jamais songé à penser par elle-même, espérant continuellement que devenir un calque des avis préconçus allait la rendre heureuse. C'était avec déception qu'elle s'était rendue compte à l'Assemblée que c'était faux. Elle avait eu tord, et commençait à paniquer à l'idée de grandir. Être guerrière, c'était s'émanciper de la tanière des novices, aller dans la chambre des grands, et ne plus pouvoir se draper dans son innocence enfantine pour se cacher de toute responsabilité. Elle n'allait plus pouvoir hurler pour appeler à l'aide, ou menacer d'aller tout dire aux adultes quand Toucan la frappait.
D'ailleurs, Toucan ne la frapperait plus jamais. Elle ne pouvait plus le voir, c'était un ennemi désormais. Il n'avait jamais été de son Clan, donc leur relation avait toujours été dangereuse. L'idée qu'il fasse parti du temps changeait tout. Maintenant, il avait une autre famille, celle de l'Ombre. Il avait leur sale odeur de marais, et leur mentalité de charognard. D'y penser, la novice avait la gorge serrée. Elle ne voulait pas qu'il puisse imaginer sans vie sans elle, ni même qu'il ait une famille ombreuse avec une autre personne qu'elle.
Il la trouvait laide. Tant pis.

L'apprentie de la Rivière se présentait. Nuage d'Albatros entendait vaguement son nom à travers les insomnies déclarées. Elle préférait connaître ses états d'âme plutôt que son prénom. Certes, le nom « Nuage d'Ecailles » l'interpella, car c'était digne de la Rivière. Là où les albatros volaient, on voyait peu d'oiseaux à écailles.
La novice se mit à se demander pourquoi la rousse n'arrivait pas à dormir. Les belles femelles n'avaient pas de soucis, car elles avaient l'amour de leur prochain. Du moins, c'était ce que la laide s'était toujours dit. Les jolies n'avaient pas le droit d'être malheureuses, car des mâles voudront d'elles. La pensée néfaste de Toucan lui revint en tête. Peut – être que le sol... Le mâle de l'Ombre aurait voulu d'elle si elle n'avait pas eu ses yeux de cadavre et son teint de squelette. La nuit rendait moins introvertie, et c'était l'air nocturne qui rendait la jeune Nuage d'Albatros bavarde. Une fois le jour tombé, chaque chat lui semblait digne de confiance.
Tout chat semblait digne de confiance pour la naïve qu'était l'albinos.

« L'Assemblée m'a beaucoup travaillé, à vrai dire … Ca date de … Quoi, 3 jours, et j'arrive pas à m'en remettre … J'aurais préféré ne pas y être. »

Elle se souvint que la Rivière avait envahi le Tonnerre, et elle ne put s'empêcher de penser que Nuage d'Ecailles était peut – être une espionne poissonneuse. Et si elle était ici pour marquer son territoire et faire un rapport sur la forme des chats du Vent ? Quoiqu'il arrive, les yeux rougeâtres de l'apprentie se mirent à scanner l'autre.
Au cas où un jour, le destin les opposait.
Etoile de Suie avait décrit Etoile du Corbeau comme un chef avare et riche de nouveaux territoires. C'était effrayant.

Nuage d'Albatros releva la tête. En devenant guerrière, elle avait promis fidélité à vie à son Clan. L'idée d'être une paria la terrifiait plus que n'importe quel rejet, et l'idée d'un groupe uni d'individus prêts à oeuvrer pour une même cause lui paraissait trop louable pour être mauvaise. Elle faisait partie d'une communauté à but positif, et elle allait devenir un pion parmi les pions. L'albinos ne pouvait s'empêcher d'espérer être un jour le cavalier de la reine, voire prendre à son tour la place sur le trône. Elle nourrissait au fond d'elle cette vengeance absurde contre un monde trop divers et vaste pour clairement identifier son ennemi. Elle était à la fois reconnaissante de tout le monde, tout en haïssant le monde entier pour l'avoir humiliée mainte et mainte fois plus jeune. Les jacassements de Petite Rafale lui restait en mémoire, et c'était avec espoir qu'elle avait espéré prendre exemple sur les Etoiles des Clans lors de l'Assemblée. Elle fut forcée de constater qu'ils étaient, pour la plupart, loin d'être exemplaires, et c'était avec ses espoirs et ses rêves que son adolescence se brisait progressivement. Alby était terrorisée à l'idée de rentrer dans la vie active. Elle se sentait supérieure à l'infiniment petit et aux autres Clans, tout en étant fondamentalement effrayée par leur nombre et leur puissance. Perdue entre l'infiniment petit et l'infiniment grand, l'apprentie ne trouvait pas sa place, et n'arrivait pas à se positionner parmi les autres guerriers. Dans quelques lunes, le mentor qu'elle avait eu n'aurait plus aucune importance, et il lui fallait trouver une autre unité de mesure que sa capacité à courir aussi vite que les guerriers. Elle allait être un guerrier. Elle allait devenir une unité de mesure. Son cœur s'emballa.

Elle ne voulait pas devenir une guerrière.

« Beaucoup de nouvelles pour une seule soirée, hein… ? »

Nuage d'Albatros se contenta de fermer les yeux en hochant la tête d'un air penaud. Elle avait apprit en une soirée qu'être chef n'était pas drôle mais enviable, que la vie ne fonctionnait pas comme elle le voulait et qu'ô combien elle priait les Étoiles pour le rétablissement d'Etoile de Sable, ces dernières étaient capricieuses quand il s'agissait de faire régner la paix sur une Assemblée. Autre que le point de vue religieux, elle avait apprit que les autres Clans n'étaient pas que méchants, et que c'était souvent les chefs qui prenaient les mauvaises décisions. Même si elle ne la connaissait pas, elle imaginait mal Nuage d'Ecailles aller demander l'annexion des Rochers. Elle espérait ne pas se tromper.

« J’ai eu l’impression que… que la trêve n’était qu’une illusion. En réalité, les chats des 4 clans ne l’ont, selon moi pas respectée, et j’ai du mal à croire que nous n’avons pas fâché le clan des Étoiles… Tu crois que là-haut, ils se font aussi la guerre ? »

Elle déglutit. Elle aussi avait eu ce sentiment de trahison. On lui avait inculqué des valeurs de justice et de paix lors des assemblées. Elle avait vu une mascarade, avec des fous du roi qui se battaient pour avoir de l'attention, avec Toucan en tête d'affiche. Elle ne pouvait pas se résoudre à l'appeler Chant du Toucan. Il n'était pas l'un des leurs. Elle aimait le solitaire, moins l'ombreux. Son intégration restait un mystère pour elle.

« S'ils se font la guerre, c'est sûrement à cause de nous. J'ose même pas imaginer ce que nos proches partis au ciel pensent de nous … J'imagine qu'on doit leur faire honte. » dit – elle, inquiète. « C'est vrai qu'entre Toucan qui parade fier comme un paon de son intégration et les diverses accusations, on ne peut pas dire que c'était une trêve … J'ai peur que les Étoiles nous en veulent et décident de se venger. Tu penses que c'est des esprits vengeurs ? »

Elle s'inquiétait, car à leur place, elle se serait vengée. Les accusations d'Etoile de Suie tournaient dans sa tête. Un jour, Nuage d'Ecailles serait son ennemie, et cette idée lui glaçait le sang. Elle refusait de devoir abîmer son physique, car elle, elle était belle, et qu'Alby était laide, donc que son pelage soit déchiré, elle s'en fichait. De toute manière, Toucan s'amusait bien à lui déchirer les épaules, alors pourquoi pas les autres ? Désormais, les solitaires pouvaient intégrer les rangs des guerriers, plus rien ne l'étonnait.

« Est – ce que … » Elle prit une grande inspiration, osant. « Est – ce que tu penses qu'un jour, on devra nous aussi se faire la guerre ? »

Un faible sourire sincère et amical se peint sur son visage. La gêne enveloppait son corps d'une aura palpable, si bien que son petit corps cherchait à se tenir debout face à la sensation de regards de jugement qui l'entourait. Elle se savait maladroite, et pour soutenir cette douloureuse impression de malaise, elle s'assit, son regard cherchant une échappatoire qu'elle trouva dans l'eau paisible. Elle ne se sentait pas affronter Nuage d'Ecailles après cette question, tandis que son cœur devenait lourd.
C'était ça, aussi, être une clanique. Elle faisait partie de sa famille, qui la comblait, mais nier l'existence et l'humanité d'autrui lui semblait parfois dur. C'était la deuxième fois qu'un tel phénomène la secouait, la première fois était avec Toucan.

Son sang se glaçait. Devenir guerrière consistait – il aussi à devenir indépendante et penser par soi-même ?

Spoiler:

HRP:

La question de la rouquine déstabilisa la petite albinos. Des nouvelles d'Etoile de Sable ? C'était peu commun de voir l'ennemi s'inquiéter de la santé de la meneuse adverse. En général, on l'avait nourri avec l'affection de la souffrance adverse, dans le but de l'écraser, voler son territoire, ses terres. A Cerfblanc, il n'y avait pas de morale, mais une question de survie. Loin de pouvoir juger d'un point de vue éthique leur comportement, c'étaient des animaux qui tentaient par tous les moyens de se nourrir et de se soigner avec leurs maigres connaissances. Dans tous les cas, Alby avait été nourrie au « marche ou crève », et l'enseignement des meneurs lui avait forgé une forte loyauté au Clan. Maintenant, elle était une presque adulte. C'était de son devoir de savoir si Nuage d'Ecailles était digne de confiance ou pas. Bien qu'affaiblie par l'ambiance nocturne et son cœur tout flétri, Nuage d'Albatros esquissa un sourire crispé de coin. Dans cette barre de fer coincée dans la commissure de ses lèvres, on lisait un « désolée ». Elle aurait voulu lui faire totalement confiance. L'apprentie restait un potentiel ennemi. Si demain, Etoile du Corbeau décidait d'envahir le Vent pour prendre ses Terres comme il l'avait fait avec le Tonnerre, elle devrait la combattre, elle et sa famille. Elle trouvait préférable de mentir, de garder la situation secrète. Non. Etoile de Sable n'allait pas bien, et tandis que la lune s'inhibait l'albatros, elle décida de se stopper à la frontière entre la loyauté et la confiance. Elle était plus loyale que confiante, bien qu'extrêmement naïve.

« Ah, Etoile de Sable, oui. Elle va mieux, beaucoup mieux. »

Soudainement stressée, l'albinos enfila un visage impassible pour faire avaler ses couleuvres. Elle espérait que l'autre la croit, sans quoi elle comprendrait sa méfiance. Nuage d'Albatros s'en voulait d'être sur ses gardes, mais le discours d'Etoile de Suie restait ancré dans son cerveau. Le Vent était affaibli, et il était hors de question que la Rivière vienne leur prendre un bout de territoire. Elle défendait son Clan, coûte que coûte, quitte à vendre son honneur et son honnêteté au passage.

De toute manière, Nuage d'Albatros s'y était habituée. Elle n'aurait jamais de libre arbitre et elle était un gentil soldat qui suivait les ordres. En temps d'affaiblissement, le Vent avait passé un accord tacite concernant la santé d'Etoile de Sable. Il ne fallait pas en parler. Il était plus simple de suivre les accords que d'improviser pour se créer un avis propre. C'était dans cette philosophie que Nuage d'Albatros enchaînait sur les potentielles guerres.

« En espérant que nos chefs ne soient pas aussi impies que pendant l'Assemblée, alors. Je ne doute pas de leur croyance au Clan des Etoiles … Enfin … Sauf concernant certains. »

L'image d'Etoile du Serpentaire lui venait en tête. Il avait bafoué les lois en rameutant Toucan dans ses rangs et n'avait pas jugé bon de se justifier devant les Etoiles. L'apprentie s'était étonnée de ne pas voir un nuage passer devant la lune, ou au moins un symbole de désapprobation de leur part. Les Etoiles étaient muettes, et ce constat l'inquiétait. Après le blizzard, ils n'avaient eu aucun signe, étaient – ils soudainement abandonnés ?

« Mais le ciel est resté dégagé pendant l'Assemblée … A croire que les Etoiles nous ont abandonnées. La Rivière a eu des signes ou rien du tout ? »

Spoiler: