I Can't Bear It Anymore - end

Scène de nuit, j'entends au loin le hululement lugubre d'un hibou, son cri répétitif, lascif, se mêlant à la mélodie du vent agitant les épines de pin. Une basse planante de respirations apaisées constituent le cœur de l'ambiance sonore de mon si beau Clan quand je sors de l'Antre de nos Anciens - un d'entre eux avait des soucis de digestion qui nécessitait mes soins, Nuage Ensoleillé étant de garde dans la pouponnière, où la santé de fleur Noire m'inquiétait quelque peu.

Enfin.
Pas autant que celle de Douce Ancolie.

Queen Bee a perdu de sa superbe, et la couronne risque de lui glisser de la tête, qu'elle porte encore haute mais qui se décharne de jour en jour. Ses yeux jaunes s'injectent de sang, un air malsain est allumé dans son regard, ses côtes saillent, elle ne dort pas, mais n'est plus vraiment avec nous. Elle erre, s'occupe de ses enfants, ne quitte que rarement la pouponnière et semble souffrir le martyr quand elle s'y trouve, comme un papillon épinglé vif, notre Christ en croix, agrafée pour cause d'amour sordide.

Je secoue la tête ; j'aimerai me faire des idées. Mon auguste crâne bien fatigué roule des yeux quand je pénètre mon ombre si douce, si chaude, si parfumée. Seul ce soir. Croyais-je.

Bonsoir Douce Ancolie, tu as besoin d'aide ?

Pupilles noires et peau parcheminée, Douce Ancolie se délite, fond sous mes yeux. Elle est mal, elle transpire le malaise. Je suffoque. Je l'aime bien, en tout bien tout honneur, platoniquement, d'un amour christique, divin. Stellaire.

Je suis exténuée. Et il est temps que cela s'arrête.
Oh, attends j'ai du...
Laisse moi partir, s'il te plait.

Des tremblements s'emparent de mes pattes, je respire de manière saccadée, des taches noires obscurcissent peu à peu ma vision, je ploie sous le poids de ce qu'elle me dit. Elle veut, elle veut, non, non, on ne peut pas, les Étoiles ne le permettraient pas ─
Mais elle est si éteinte et malheureuse et si et si, et si déjà morte ─
Et je ne sais pas, je ne sais pas quoi faire, je pense à Serpentaire qui n'est plus là, ombre de lui-même, cloitré dans sa tanière, je pense à ses gamins, je je je pense à Naange et Lenlen et la mort et son odeur et sa forme et sa couleur odeur saveur horrible ─

Et les enfants ?

Elle se délite devant mes yeux. Je le sais, je le sens, ce n'est plus la peine. Princesse sans couronne, sans amour, sans fils, il ne lui reste qu'une détermination implacable, froide, mortelle. Je peux au moins l'aider en ce sens, lui rendre la tâche moins difficile, moins douloureuse. Notre Clan n'a pas besoin de l'agonie d'une nouvelle Madame Bovary, femme délaissée, désillusionnée. Plus de point virgule pour Douce Ancolie, on en arrive au point final de son existence.

Je la comprends -
Juste un peu hein -
Vivre isolé c'est blessant, j'en fais les frais des mois durant. Seul dans mon antre, je réchauffe mes os à la lumière de Nuage Ensoleillé, mais jamais au grand jamais un autre corps ne me consolera ; marié aux Étoiles depuis l'enfance, je suis l'épouse soumise et le mari protecteur, je suis une binarité religieuse, je suis dévoué corps et âme, j'ai vendu mon cœur, mon sexe, je suis la nouvelle Vierge de notre Clan.

Ils auront toujours besoin d'une mère, mais pas d'une ombre. Un rayon de soleil te chasserait, ils ont besoin de plus consistant. Les ombres ne reviennent que dans les rêves... Coup de chance pour toi, c'est bien à ça que je sers, être le corps grand guignol sur lequel ils s'appuient.

Question difficile. Enfin, la réponse est assez simple, mais dure à entendre - je sais bien, du moins, j'imagine, que Douce Ancolie n'a pas envie que je lui dise qu'elle va souffrir mille morts, que ses intestins se gondoleront, qu'ils grouilleront, tas de vers informes, qu'elle exhalera son âme et ses sanglots. Cela ne la fera pas reculer, non, mais rendra son départ plus difficile. Petit crocodile, je me peins un sourire de circonstances, Pierrot lunaire au visage triste sous le maquillage.

Ce sera le plus rapide possible, Douce Ancolie, mais ce que le Clan des Étoiles a fabriqué avec amour ne peut être dissolu sans haine...

Je porte mon regard verdâtre sur mes étagères, les cavités dans la roche. Du pavot, oui, beaucoup de pavot, qu'elle parte l'esprit apaisé. Et de la digitale, rare, précieuse, mortelle. Moi qui ai choisi la voie de la vie, je suis décontenancé. Jamais je n'avais imaginé devoir donné la mort.

Que mes Ancêtres guident mes pas, et accueillent l'esprit égaré de la belle de l'Ombre.

+:

Je la regarde prendre les graines noires de l'oubli, la mort dans l'âme. Ça me rend triste. Je ne pense pas qu'un chat doive en venir à de telles extrémités, et je pense que son âme subira quelques tourments dans la Toison Argentée - ils ne sont pas prêts à la recevoir si vite, elle a avalé le temps qui lui restait - ainsi que son corps, affaibli par la digitale, pendant le lent arrêt de ses fonctions vitales. Des larmes commencent à poindre, elles vont noyer mes pupilles. Je me détourne, et essaye de cacher les tremblements de ma voix sous une toux qui sonne faux.

Maintenant tu dois mâcher la digitale, et en avaler la pulpe.

Je renifle, écrase mes lacrymales sur mon poitrail rachitique, et me tourne de profil, les yeux dans le vague, fixant les entrelacs d'herbes sur le sol de mon antre. J'aimerais y lire un autre chemin pour apaiser Douce Ancolie, mais je ne verse pas dans ces conneries divinatoires.

C'esst d'accord, ce sera une crise cardiaque foudroyante.