[LP] Laisse faire le temps, et les grands - end

Lovées l’une contre l’autre, les deux femelles partageaient un instant spécial. Petit à petit, elles s’ouvraient, se rendant compte de toutes les merveilles qu’elles pouvaient mutuellement s’apporter. Et en ces temps de crise, ce soutien était le bienvenu.

« Je me sens surtout très fière de t'avoir comme marraine, Écaille d'Or. Tu es comme une mère pour moi. » Miaula la petite, profitant de l’instant pour se dévoiler.

Et tandis que l’une et l’autre plongeaient leurs yeux embués d’émotion dans le regard de l’autre, Écaille d’Or se sentit si honoré de partager ce lien spécial avec la fille de feu son amie. Petite Émeraude, qui à son habitude cachait ses sentiments derrière son hyperactivité se révélait aujourd’hui être étonnamment calme et la guerrière rousse était touchée de la voir se confier à elle aussi facilement.
L’attitude de Petite Émeraude lui mettait un peu de baume au cœur, pansant la tristesse et la culpabilité d’être impuissante face à l’enlèvement des chatons qu’elle avait promis de protéger. Faute de ne rien pouvoir faire actuellement pour Petite Améthyste et Petit Quartz, elle se rendait compte qu’il lui restait toujours Petite Émeraude, Petite Opale et Petite Jaspe, qui eux aussi avaient besoin de réconfort face à la disparition de leurs frères et sœurs. Et si la rouquine se sentait si en confiance en sa compagnie, alors sa mission était au moins en partie réussie.

La guerrière tendit le cou pour venir lisser le derrière des oreilles de sa filleule, en signe d’affection. Elle aussi était fière d’avoir une filleule comme elle. Mais avant de pouvoir la complimenter de nouveau, la petite se détacha d’elle pour venir se placer en face, désireuse de poursuivre leur conversation.

« Pourquoi Étoile du Corbeau n'a-t-il pas su voir ce que valait ma mère ? Est-ce qu'il savait ce que toi tu valais ? » Demanda-t-elle, curieuse.

Écaille d’Or s’accorda un instant de réflexion. La question était délicate car la politique sexiste d’Étoile du Corbeau crevait les yeux, de son vivant, Aigue-Marine n’avait pas été la seule à en faire les frais. Pourtant, Écaille d’Or ne s’était jamais vraiment sentie comme une moins que rien, face à l’ancien chef, et ce dernier lui avait même fait l’honneur de l’entraîner après la disparition de son père.

« Une femelle naît généralement avec une taille plus petite et avec une musculature moins développée que celle d’un mâle ; et il est possible qu’elle soit amenée à quitter son rôle de guerrière pour mettre bas et allaiter des chatons. » Commença Écaille d’Or, tentant de se mettre dans la peau de feu son ancien chef. « De cette façon, Étoile du Corbeau ne considérait pas les femelles comme les égales des mâles, jugeant qu’ils étaient destinés naturellement à accomplir des tâches différentes : les mâles pour le combat et la chasse, les femelles pour assurer la descendance et élever les chatons... Je pense que c’est pour cela qu’il n’a pas su déceler le talent qu’abritait ta mère. »

Elle marqua une pause, se laissant aller à ses vieux souvenirs, puis reprit :

« Avec moi, c’était particulier. » Miaula-t-elle de nouveau. « J’ignore pourquoi Étoile du Corbeau ne m’a jamais traitée de façon discriminatoire. Après la disparition de mon père, il a même continué mon entraînement, car Lapis Laz- Étoile de Pierre, ton père, était occupé après sa gradation en tant que lieutenant. » Elle s’autorisa un nouvel instant de réflexion. « Peut-être était-ce parce qu’il était proche de mon père, et moi aussi. Si Étoile du Corbeau ne l’a jamais vraiment dit, et qu’il est toujours resté impassible par rapport à ça, sa disparition l’a sûrement affecté, à lui aussi. Peut-être que cet entraînement était une sorte de patte tendue, de lui à moi... »

Tout cela n’était que des suppositions, elle ignorait le pourquoi exact qui avait poussé Étoile du Corbeau à se conduire de la sorte, en sa compagnie.
Mais toute cette histoire avait en tout cas une morale, qu’Écaille d’Or comptait bien enseigner à Petite Émeraude. Alors, plantant un regard déterminé dans les yeux de la petite, elle lui miaula :

« Nous, les femelles, nous devons sans cesse fournir deux fois plus d’efforts que les mâles pour être considérées comme leurs égales. Mais écoute moi, Petite Émeraude, ne te laisse jamais marcher sur les pattes : tu as autant de valeur que tes frères et tu dois rester maîtresse de ta vie en toutes circonstances. Ce n’est pas parce que nous sommes formées pour enfanter que cela devient une obligation, ce n’est pas parce que nous sommes moins musclées que nous ne pouvons pas devenir des guerrières hors pair… tout est possible et à ta portée à partir du moment où tu t’en donnes les moyens. »

Son ton n’était plus doux, mais volontairement ferme pour discuter de ce sujet si important à ses yeux. Jamais une femelle ne devrait avoir à se soumettre à un mâle de même niveau hiérarchique.

Enrober la vérité de miel, l’embellir, l’adoucir pour la faire avaler sans mal aux chatons, la rendre délicieuse. Écaille d’Or savait que ces méthodes étaient employées par bien des reines, notamment Eau Turquoise. Mais d’un naturel franc et direct, la guerrière rousse n’était pas du genre à tourner autour du pot, c’est pourquoi elle parlait à la petite comme on parle à un adulte. Peut-être était-ce parce qu’elle manquait de fibre maternelle mais Petite Émeraude allait bientôt devenir apprentie, et en tant que marraine, Écaille d’Or se devait de la préparer à la dure réalité de la vie. Et puis après tout, si la petite recherchait sa compagnie, c’était sûrement qu’elle appréciait qu’on la traite comme une grande, avec les avantages et inconvénients que cela incombait.

« Eh bien moi, je jure que je me battrai contre cette injustice ! » Se révolta soudainement sa petite pierre précieuse.

« Je n’en attendais pas moins de ta part. » Ronronna la guerrière alors que Petite Émeraude se frottai tout contre elle en guise d’au revoir, répondant à l’appel d’Eau Turquoise.

Et Écaille d’Or la regarda s’éloigner, ses babines s’étirant en un large sourire qui en disait long : la détermination de sa filleule n’était pas sans lui rappeler celle d’Aigue Marine. Elle était si fière, et ne doutait pas que sa défunte amie avait assisté à la scène, de là-haut, et qu’elle ressentait la même chose...