Systèmes isolés ☼ Déchet - end

Un mélange de colère et de tristesse l'agitait constamment. C'était sans doute cet étrange cocktail molotov qui la tenait en vie, qui lui donnait le courage d'avancer - elle ne voyait pas comment les émotions positives, avec leur énergie de moucherons pourraient lui donner cette force. Elle chassait mal mais n'avait pas vraiment faim non plus. Elle s'était faite chasser déjà quelques fois par des Bipèdes, car c'était là qu'elle avait élu domicile. Elle avait songé qu'on n'irait pas la suivre là-bas, les chats de Clan évitaient cette destination comme la peste - comme elle-même il n'y avait pas si longtemps que ça ...

Tout lui semblait irréel. Elle n'arrivait pas à croire ce qui lui arrivait. Elle sentait un mélange d'intense culpabilité aussi bien qu'un gonflement d'espoir dans son cœur. Chaque soir, elle rêvait de Nuée d'Alcidés et de toute sa famille, souffrant profondément de leur absence, tout en découvrant les délices de mener sa vie de façon aléatoire, presque chaotique, redécouvrir le monde comme un nouveau-né.

Et puis, son nom. Perce-Neige. Elle adorait le murmurer, pour s'imprégner de sa réalité. Après tout, elle n'avait bien plus que ça : l'espoir d'un avenir meilleur, où elle serait plus heureuse, plus épanouie, plus libre. Une petite silhouette apparut alors non loin d'elle, et Cœur Fleu- ... Perce-Neige se dirigea vers elle, pour asseoir plus encore sa nouvelle existence, se convaincre qu'elle n'avait pas fait le pire choix de sa vie.

« Bonjour ! Tu te promènes, mon petit ? Je m'appelle Perce-Neige. Et toi ? »

Elle n'avait pas réellement envie de rencontrer quelqu'un, elle voulait plutôt s'exposer, s'imposer, se sentir exister par elle-même. Elle voulait tant qu'on la valide, elle en avait besoin.

Perce-Neige fit un pas en arrière en entendant le cri du jeune. Ses yeux ronds le fixèrent, comme si c'était elle qui venait de se faire surprendre. Et pour cause : elle se sentait bafouée dans sa nouvelle identité. Elle était censée être plus ouverte, plus avenante, moins à cheval sur les différences culturelles, on devait avoir envie de lui parler, de lui sourire, de lui offrir l'hospitalité, et lui, lui ce petit, ce tout-petit qui ressemblait un peu à Nuée d'Alcidés, il lui criait au visage.

Elle oublia de sentir le danger, de laisser les effluves l'alarmer, de comprendre que ce petit n'était pas un errant mais bien un Lunar Pod. Elle oublia, parce qu'une seule chose occupait ses pensées : je suis Perce-Neige, je suis Perce-Neige, ne me renie pas toi aussi !

« N'aie ... N'aie pas peur, je ne veux pas te faire de mal, je suis juste une solitaire, je viens de la forêt. Tu es perdu ? »

Ses yeux effarés ravivaient cette impression de similarité : il ressemble tellement à Alcy ... Si seulement j'avais encore Alcy ... Lui, il voudrait bien que je sois Perce-Neige ... Elle secoua tout doucement sa tête, pour ne pas faire peur au jeune félin. Elle commençait à dire n'importe quoi, à regretter que son neveu ne soit pas là pour la soutenir, quelque chose qu'elle n'aurait jamais désiré auparavant. Mais est-ce que les choses étaient vraiment comparables à avant ... ?

L'écaille fit un pas en arrière, la surprise au visage. Inquiet, je plaquai mes oreilles contre mon crâne, et m'aplatis au sol, dans une posture de soumission, pour lui montrer que je n'étais pas un danger, et qu'il ne fallait pas m'attaquer. Mes yeux étaient toujours écarquillés par la stupeur et l'angoisse. Je déglutis difficilement.

« N'aie ... N'aie pas peur, je ne veux pas te faire de mal, je suis juste une solitaire, je viens de la forêt. Tu es perdu ? »

J'hochai timidement la tête. Tout mon visage était d'ailleurs enfoncé au plus profond de mes épaules, comme pour disparaître derrière elles. Je donnai l'impression de m'enfoncer sous terre, comme si cela allait me protéger... ou du moins, comme si cela m'empêcherait de la gêner. Cela montrait mon côté le plus pitoyable, le plus misérable, avec mes cotes saillantes qui ressortaient, ces griffures et morsures mal guéries, et cet air apeuré.

L'écaille ne semblait pas être agressive. Mais parfois, cette réaction n'était qu'un masque. Même si sa voix était douce, je n'avais pas changé de posture, je ne m'avais pas même détendu un seul muscle.
Hé oui, je ne pouvais pas me douter que la gentillesse, sincère, existait. Dans mon monde, je n'avais pas même accès à ce vocabulaire. Ce qui s'en rapprochait le plus était le terme hypocrite, c'est-à-dire faire semblant de ne pas être méchant et fort pour mieux faire mal après.

Et moi, j'étais si loin de chez moi, si loin des miens... si... perdu. Je n'avais plus aucun repères, j'étais à la merci de tous. Le fait qu'elle ne soit pas un chat de clan me rassura quelque peu. La Lune n'avait rien contre ces chats, donc je n'avais rien contre eux. Mais avaient-ils quelque chose contre la Lune?
Je secouai la tête, désespéré.

Elle remarquait seulement les marques sur le corps du jeune félin - des morsures, des griffures, des entailles qui semblaient toutes mal cicatriser. Cette vision lui fit froid dans le dos. Elle n'avait jamais, de sa vie de guérisseuse, vu autant de blessures différentes sur un seul et même corps. Elle les détailla de loin, et en conclut qu'elles provenaient toutes de félins. Son sang se glaça dans ses veines. Les chats des villes étaient donc si cruels entre eux ?

Le petit l'apeurait et lui faisait pitié. Un animal blessé s'attaquait plus facilement à plus fort que lui pour ensuite prendre la fuite, mais elle ne savait pas à quoi s'en tenir avec celui-là. Tendu, apeuré, il semblait prêt à exploser, tout en affichant ostentatoirement une attitude de soumission. Perce-Neige ne savait vraiment pas quoi faire. Elle se voyait une fois de plus démunie face à un problème qui la dépassait.

Il secoua la tête, et l'esprit torturé de Perce-Neige y vit une ouverture : elle aurait vu une ouverture dans n'importe quoi.

« Tu ... Tu as des blessures partout et il y en a deux qui s'infectent ... Je sais soigner les gens. Est-ce que tu me laisserais t'approcher ? Pour te soigner ? Tu ne peux pas vivre avec ça sur la peau ... »

Elle fit un timide pas en avant, consciente du danger qu'elle avait pris en révélant qu'elle savait soigner les gens. S'il voulait échanger l'information avec des félins moins bien intentionnés, elle serait si facile à repérer ... Mais c'était plus fort qu'elle. Tout jeune félin en détresse était un avatar de Nuée d'Alcidés, et elle ne pouvait réprimer cette envie dévorante de l'aider, le sauver.

La dame semblait inquiète. Elle miaula :

« Tu ... Tu as des blessures partout et il y en a deux qui s'infectent ... ... Et alors? Je sais soigner les gens. Soigner? Comment ça soigner? Interloqué, je levai un sourcil, écoutant la femelle avec une toute nouvelle attention. Est-ce que tu me laisserais t'approcher ? Par réflexe je reculai. Pour te soigner ? Pourquoi tu me soignerais? Tu ne peux pas vivre avec ça sur la peau ... »

Elle se mit alors à avancer, prudemment. Dans un premier temps je la laissais faire, en me repliant sur moi-même à mesure que l'écaille s'approchait, ce, sans jamais rompre le contact visuel sur la solitaire. Je la surveillais. Je surveillais ses moindres gestes, l'expression de son visage, pour détecter ne serait-ce qu'une once de menace. Si j'en venais à en percevoir même l'esquisse... ce serait la fuite assurée. Pour le moment, j'étais comme envoûté par la démarche de la solitaire, comme si tout libre arbitre m'avait abandonné. Je ne pouvais pas bouger. Je ne pouvais pas parler. Je ne pouvais que la regarder, avec crainte, mais aussi avec espoir.

Je ne repris mes esprits que lorsqu'elle fut toute proche de moi, prête à examiner mes blessures. J'eus un mouvement de recul violent, empreint de peur. Je puais à plein nez la peur. Mon poils était collé sur mon corps à cause de cette sueur froide que la terreur continuelle dans laquelle je vivais procurait. Je fixai la femelle, droit dans les yeux, la toisant, pesant le pour et le contre. Étrangement, elle m'inspirait confiance. Une aura bienveillante émanait de celle qui se proclamait soigneuse. J'avais envie d'y croire. J'avais besoin d'y croire. Contre toute attente, je me risquai à murmurer quelques mots si faibles qu'ils seraient imperceptibles si l'on n'y prêtait pas attention:

"Pourquoi?"

Pourquoi me soigner? Pourquoi as-tu engagé la conversation? Pourquoi tu t'intéresses à moi? Pourquoi j'étais loin de chez moi? Pourquoi la Lune m'avait-elle permis de la servir lors de combats violents, alors que j'étais faible? Pourquoi avais-je frappé un félin? Pourquoi on m'infligeait cela? Pourquoi me soigner?
On ne s'occupe pas des faibles.

"Je suis faible."

Cela sonnait comme une évidence. Une affirmation que j'avais emmagasiné dès ma naissance.

"Pourquoi tu me... soignerais?"

C'était une interrogation sincère. C'était une réelle stupeur qui peignait mon visage à présent. Une incompréhension totale, due à l'interaction de deux mondes si différents, que tout séparait. Dans mon esprit, cela valait de soit qu'on ne prenne pas en considération un faible comme moi. Mourir n'était pas un problème, presque même un cadeau que je faisais aux forts de leur éviter cette corvée de m'avoir dans leur champ de vision. Ainsi, l'attention particulière de la féline me perturbait.

Elle allait presque pouvoir examiner ses plaies quand le petit recula brusquement. Perce-Neige fit un petit bond en arrière mais se calma bien vite en voyant l'attitude terrifiée du félin. Oh mon petit, qu'est-ce qu'ils ont bien pu te faire ? ... songea-t-elle, le cœur serré. Finalement, il lui sembla qu'il murmurait quelque chose, mais elle ne comprit pas. Puis un son parvint au creux de son oreille :

« Je suis faible. »

Elle l'observa, étonnée. Il était plutôt chétif, il n'y avait pas à dire. Mais survivre à de telles blessures, être capable d'avoir encore des réactions si énergiques ... Il fallait être sacrément costaud pour résister à ça. Tous les félins de Clan auraient depuis longtemps passé l'arme à gauche ...

« Pourquoi tu me... soignerais? »

L'écaille sourit d'un air mélancolique, puis répondit :

« Parce que c'est ce que j'ai fait toute ma vie : soigner des gens ... »

Prudemment, elle approcha son nez des blessures les plus à vif, fronça le nez en sentant l'odeur âcre des infections qui rongeaient sa chair. Elle aurait tout donné, à cet instant, pour avoir des plantes à disposition ... Mais, s'il la laissait la toucher sans risquer de lui décocher un coup de patte, elle trouverait bien de quoi désinfecter un minimum le plus urgent. Comment peut-il tenir debout comme ça ?

« Il y a des chats, de là où je viens, qui seraient morts avec tant de blessures. Mais toi, tu es encore debout ... Tu n'es pas faible. Elle releva le nez, histoire d'avoir sa tête au même niveau que lui. Est-ce que ça te dérange si je touche ? Si tu es d'accord, il faudra m'aider à trouver quelques plantes. »

« Parce que c'est ce que j'ai fait toute ma vie : soigner des gens ... »

Je remuai les oreilles, mal à l'aise. C'est avec grande méfiance que je la laissai approcher son museau.

« Il y a des chats, de là où je viens, qui seraient morts avec tant de blessures. Mais toi, tu es encore debout ... Tu n'es pas faible.

Je secouai la tête. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle était une solitaire après tout. Et puis, souvent, c'était les faibles qui se soutenaient entre eux. Sauf que chez moi, les faibles ne survivaient pas. Je levai mes yeux vers elle, intrigué. Etait-elle aussi une faible comme moi? Pourtant, en étudiant bien son corps, il n'y avait aucune marque de blessure, sauf une petite récente à la limite. Seul les forts s'en sortaient ainsi, et encore il fallait être sacrément balèze. j'ai fait ça toute ma vie: soigner des gens. Je ne comprenais pas ce que cela impliquait. Soigner.

Un léger grognement de protestation s'éleva, mais en réalité il n'était là que pour la forme. Je pouvais la laisser me toucher, de toute manière, si elle décidait de me faire du mal finalement, je pouvais encore m'enfuir.Si tu es d'accord, il faudra m'aider à trouver quelques plantes. »

Plantes? L'image de Cyanure apparut devant moi, et je devins livide. Etait-ce donc cela son métier? Soignait-elle comme Cyanure ?? Avec des plantes aux goûts abominables, qui tordent l'estomac et font vomir toutes nos tripes??? Je fis un bond en arrière en secouant la tête frénétiquement.

"Pas de plantes! "

Je montrai alors mes crocs en feulant, le pelage hérissé. Elle ne m'approchera pas!

Une fois de plus, le petit fit un bond en arrière, les yeux fous et le visage tiraillé par la peur, s'exclamant :

« Pas de plantes! »

Frustrée et attristée, elle abandonna toute tentative de s'approcher une fois de plus physiquement de lui pour l'instant. Elle songea un court moment à le laisser seul avec ses blessures. L'écaille se rendait tout doucement compte qu'ils n'appartenaient pas du tout au même monde. Elle ne savait pas comment trouver un langage qu'il comprendrait, comment saisir cette détresse qu'il exprimait, ils ne souffraient pas des mêmes blessures. Perce-Neige avait eu la chance d'avoir une famille qui la soutenait, un Clan qui lui faisait confiance, des amis qui l'avaient faite se sentir bien. Était-ce une erreur d'avoir abandonné tout cela ? De toute manière, même si je regrette, je ne peux plus faire marche arrière ... Vava me tuerait, pensa-t-elle avec un sourire mi-figue mi-raisin.

« D'accord, pas de plantes ... »

Elle s'assit, enroulant sa queue autour de ses pattes, lui montrant qu'elle ne forcerait plus le petit à être si proche d'elle.

« Tu voudrais quand même bien me dire ton nom ? »

« D'accord, pas de plantes ... »

Je me détendis un peu, sans cesser de la fixer. Elle était bien différente de Cyanure. Lui, il m'aurait obligé. Elle, elle m'écoutait. C'était un sentiment... particulier. Que j'avais rarement ressenti. Celui d'être écouté.

Elle s'assit alors, sans bouger. Je préférais garder mes distances pour le moment, et rester à une bonne longueur de queue si ce n'est deux. L'écaille respirait la tranquillité. La patience. Pas une once d'aggressivité n'émanait. Cela me perturbait. A la maison, tous ceux qui se comportaient ainsi... eh bien, ça existait pas en adulte. Peut-être je lui ressemblais un peu. Parce que ma famille n'avait pas réussi à développer chez moi un sens de l’agressivité... jusqu'à cette fameuse bataille.
Y repenser me noua la gorge. Plus jamais ça. Plus jamais ce sang sur mes griffes. Pourquoi la Lune voulait-elle une chose pareille?ordure!!! La voix de celle que j'avais combattu résonnait dans mon crâne. ordure!!! ordure!!! ordure!!! ordure!!! vordure!!!

« Tu voudrais quand même bien me dire ton nom ? »

Sa douce voix m'arracha à mes songes. J'hochai prudemment la tête, et miaulai d'une petite voix:

"Je.... je m'appelle Dé...chet. Déchet." et pensai pour moi-même et je suis une ordure.