Systèmes isolés ☼ Déchet - end

Home, Passenger

« Ça doit être bien avoir des amis... »

L'écaille sourit, amère et attendrie. Avoir des amis, c'est prendre le risque de les perdre ... Elle avait perdu Etoile Fauve, ami mais aussi tyran, qui n'hésitait pas à exécuter ceux qu'il considérait comme criminels dans l'ombre. Ensuite, elle avait perdu Feuille de Cèdre, ce félin qui l'avait troublée dans sa jeunesse, et avait finalement lâchement abandonné leur Clan dans leurs temps les plus durs. Un peu comme moi, somme toute, songea-t-elle en se rappelant à quel point elle avait été choquée de son geste. Elle avait vu tant de personnes qu'elle aimait disparaître !

Petite Rafale, ce chaton un peu difficile, qui avait vécu dans la pouponnière quand Petit Alcidé et Petit Albatros n'étaient que de tous petits enfants ... Disparu. Petit Lin, sage boule de poils toujours attentive à ses leçons sur les plantes ... Morte. Et encore tous ces proches et moins proches de son propre Clan qu'elle ne pourrait plus jamais regarder dans les yeux : Force de l'Ours, félin qui avait remué bien des doutes en elle, Nuage de Guépard, enfant si compliqué mais attendrissant, Nuage Nacré, si volontaire et bienveillant, Tâche d'If, qu'elle aimait encore de tout son cœur malgré leurs incompréhensions, Etoile de Sable, meneuse sur laquelle elle avait compté, Nuage de Mousse, passionné des plantes et si attendrissant, Nuage Fatigué, apprenti éreintant mais aussi tellement amusant, Éclat d'Argent, guerrière casse-cou au cœur d'or, et puis toutes ces flopées de malades qu'elle avait soignés ...

Et enfin tous ceux qu'elles avait croisés au détour de la vie et qu'elle ne reverrait peut-être jamais : écœurant Toucan, simple Trash, curieuse Esprit Lent, agaçant Esprit Soucieux, troublante Cœur de Neige, tendre Songe Lunaire, étrange Fleur de Minuit, et tous ces chats de la Lune ...

Tout ça, elle l'avait perdu à tout jamais.

Mais elle avait quelque chose de nouveau devant elle, non ? Elle pouvait reconstruire sa vie. Elle pouvait se réinventer. Et tout cela prenait naissance ici et maintenant.

« C'est un risque à prendre, mais c'est une aventure qui vaut la peine d'être vécue et te laisse de merveilleux souvenirs. »

L'ex-guérisseuse tendit une patte tremblante vers le petit, avec un sourire un peu tordu de sincérité et d'angoisse.

« Tu voudrais bien que je sois ta première amie, Déchet ? »

Dis oui ...

Nous restons ainsi muet, à regarder dans le vague, plongés dans nos pensées. Les miennes étaient confuses, les unes entremêlées avec les autres.
Je finis par lever les yeux vers le ciel, en me demandant qu'est-ce-que c'était qu'un ami. Etait-ce quelqu'un qui empêchait les autres de te taper? Etait-ce quelqu'un avec qui tu tapais d'autres gens, comme les jumelles faisaient? Qui est-ce cette personne qui semble si importante pour la colorée mais dont on ne parlait jamais dans ma famille ? Était ce parce qu'un ami est inutile ? Parce qu'avoir un ami c'est être faible ?

« C'est un risque à prendre, mais c'est une aventure qui vaut la peine d'être vécue et te laisse de merveilleux souvenirs.

Je la fixai, toujours aussi perplexe. Des merveilleux souvenirs? Dans sa bouche, la perspective de l'amitié semblait si ... idyllique.

« Tu voudrais bien que je sois ta première amie, Déchet ? »

Je levai des yeux plein d'espoir, soudain parcouru par une adrénaline nouvelle. Sa patte se tendit vers moi. Je restai un bon moment bloqué à la regarder. Ma raison me criait de dire non de rentrer chez moi parce que ça n'était pas bien. Mais tout le reste de mon corps, et ce petit cœur qui était bien là, bien vivant, me poussait à saisir cette opportunité. Comme si elle serait la dernière que je pourrais saisir. Alors, je secouai la tête pour chasser mes pensées et m'empressai de tendre ma patte en signe d'accord.

Ce contact tendre, doux, me fit frémir. D'une voix timide, je demandai :

"Comment on fait alors pour pour être ami?"

Mystery of love, Sufjan Stevens

Le cœur battant à tout rompre, Perce-Neige guettait la réaction de Déchet. Un éclair de surprise parcourut le regard de l'écaille quand le petit secoua la tête, jusqu'à ce que leurs deux pattes s'effleurent. Elle sourit sincèrement.

« Comment on fait alors pour pour être ami? »

Elle posa à nouveau sa patte au sol. Sans avoir l'air inquiète, elle était préoccupée : comment expliquait-on l'amitié ? Fallait-il commencer par cette confiance infaillible qu'on aimait accorder à l'autre ? Ou fallait-il plutôt s'intéresser à ce lien particulier qui s'établissait entre deux êtres, de mille façons différentes ? Non, il fallait commencer par dire ...

« Eh bien, c’est un peu particulier à dire mais … je ne sais pas encore. Chaque amitié est nouvelle, et c'est ensemble qu'on découvre comment on peut être amis. Mais je suis sûre d’une chose : c’est que tout se passera bien. »

Elle pencha la tête sur le côté, le regarda droit dans les yeux, puis sourit à nouveau :

« En tout cas, moi, j’y crois. »

« Eh bien, c’est un peu particulier à dire mais … je ne sais pas encore. Chaque amitié est nouvelle, et c'est ensemble qu'on découvre comment on peut être amis. Mais je suis sûre d’une chose : c’est que tout se passera bien. »

Une onde apaisante me traversa tout entier. Je me sentais, oui, confiant, pour la première fois de ma vie. Mes barrières étaient tombées, les unes après les autres. Je lui faisais confiance. Était-ce l'innocence de l'enfance qui permettait à un enfant de vouer une confiance adulte à autrui, ou un véritable sentiment plus profond encore? Comme si elle était celle qui pouvait m'ouvrir à un monde dont j'ignorais l'existence...

« En tout cas, moi, j’y crois. »

Je souriai, puis hochai timidement la tête.

"Je... moi... aussi. "

Soudainement intimidé, je baissai la tête, en me balançant d'une patte à l'autre. Cet apaisement soudain raviva des douleurs que j'avais appris à oublier. En réalité, à chaque minute qui passait, mon corps était en feu.
Je grimaçai et soupirai, la gorge serrée:

"J'ai mal..."

Je n'étais pas loin d'éclater en sanglots, de libérer ces larmes que j'avais depuis trop longtemps contenues, de laisser mon âme s'exprimer enfin...

« Je... moi... aussi. »

Ses pupilles étaient deux morceaux de soleil qui scintillaient dans la nuit de son esprit.

« J'ai mal... »

Elle eut un regard inquiet, puis se ravisa en voyant que sa douleur n'avait sans doute rien de physique : au bord des larmes, sa gorge devait être serrée. Il devait avoir appris à se taire et cacher ses émotions, là-bas ...

« On apprendra à être amis. Tous les quatre jours, je serai ici, du crépuscule jusqu'au petit matin. Si tu ne peux pas venir, ce n'est pas grave. Je suis patiente, et je serai toujours contente de te voir, même dans vingt jours. »

Elle parut hésiter, brûlant de continuer à lui parler et d'obtenir sa confiance, mais elle en avait sans doute assez fait aujourd'hui. Si elle tirait trop sur la corde, elle se briserait. Déchet devait déjà avoir bien trop de choses auxquelles réfléchir dans sa toute petite tête de chaton. Elle devait laisser du temps au temps, laisser à Déchet le choix de venir ou non - on avait dû lui laisser si peu de liberté jusqu'à présent ! Elle devait lui laisser de la place pour penser. Elle ne tenta pas de le toucher, elle ne tenta pas de le convaincre. Il devait se faire sa propre idée, comprendre que la décision lui appartenait. Elle pencha la tête sur le côté et ondula de sa queue secouée de spasmes, puis souffla doucement :

« A une prochaine, Déchet. Ne perds jamais espoir, il y aura toujours des jours meilleurs. »

Avec une démarche lente, elle s'éloigna, sourire aux lèvres. Elle était convaincue qu'il reviendrait.
Il le fallait.

HRP:

Son regard devint inquiet. Mon coeur se serra. Non plus de douleur... mais cette sensation était étrange. Nouvelle. Je ne la comprenais pas. J'ignorais jusqu'à son existence avant ma rencontre avec cette femelle colorée. Elle semblait non pas voir le chaton qu'il fallait battre car là était son utilité. Ce chaton que je croyais être. Mais elle semblait me voir, moi. Moi, et non pas ce que je montrais.

« On apprendra à être amis. Tous les quatre jours, je serai ici, du crépuscule jusqu'au petit matin. Si tu ne peux pas venir, ce n'est pas grave. Je suis patiente, et je serai toujours contente de te voir, même dans vingt jours. »

J'hochai la tête, retenant ces informations. Pour l'heure, je ne savais que penser. Tout était mélangé dans ma tête, flou. Et je ne me sentais soudainement plus en sécurité. Il me fallait rentrer très vite ou... J'imaginais déjà les autres dire que je n'étais pas rentré.

« A une prochaine, Déchet. Ne perds jamais espoir, il y aura toujours des jours meilleurs. »

Elle se mit à tourner les paroles. De mon côté, je détalai, sans un autre regard en arrière, la queue entre les pattes, le corps frôlant le sol. Je galopai loin de celle qui avait chamboulé toutes les bases sur lesquelles je pensais m'être construit. Celle qui remettait tout en doute. J'avais besoin de retrouver mon univers familier.
Mais ce qui m'attendait n'était que coups et insultes.

Fin !