Sous la surface ◊ LP ◊ ft Beille -end

Depuis le retour de Matin Embrasé et Petite Hyène, qui avait annoncé un nouvel enlèvement à cause de l’imprudence bien intentionnée du félin roux, laissant la jeune féline prostrée et des blessures dans les cœurs du Clan, Museau Bleu avait l’impression constante qu’une part de son âme lui avait été volée, déchirée sans pitié, et elle s’était lancée à corps perdu dans les recherches, choisissant de rejoindre aussitôt la patrouille menée par Douce Orchidée en compagnie de son ami à la pelisse de flammes et de Brasier Glacial, pour tenter de retrouver Petit Blaireau – en vain, bien sûr. Agir pour ne pas penser, se montrer forte pour ne pas s’effondrer. Et pourtant, dès l’annonce, elle n’avait eu qu’une envie : craquer, comme Eau Turquoise ; crier, comme Petite Émeraude ; pleurer, comme Petite Edelweiss. Mais personne ne savait pourquoi en elle tout se brisait… Alors elle avait gardé un silence respectueux de la douleur des autres, renfermant la sienne, trop vraie, pour éviter de devoir s’expliquer, malgré l’amour sincère, éclatant, lumineux, qu’elle gardait dans son cœur pour son fils disparu.

Et silencieuse, elle avait suivi sa lieutenante à la pelisse de neige et de cendres. Des cendres d’espoir et des flocons d’amour. Silencieuse, également, elle rentrait au camp, féline de sable et d’écume : le sable du temps et l’écume des larmes. Sa démarche souple rendue lente par le chagrin, elle se détourna cependant de la tanière des guerriers – où elle n’avait qu’une volonté, se réfugier en boule dans son nid de mousse décoré pour pleurer – pour s’approcher de la pouponnière, y glissant un regard : Petite Edelweiss dormait, sans doute épuisée par la peine. A ses côtés, sa grande sœur veillait… Jolie Abeille posait un regard tendre sur sa cadette, et en d’autres circonstances, Museau Bleu en aurait souri ; mais cette fois, ses yeux de jade ne pouvaient s’illuminer. Pourtant, en la voyant, la jeune guerrière se leva, et, désireuse de continuer à fuir ses fantômes, la vétérane ne put que lui proposer, d’une voix douce :

« Tu viens chasser ou pêcher avec moi ? »

Elle aurait voulu dissoudre sa peine dans les flots, se perdre dans les remous, s’enfoncer sous la surface, fermer les yeux, et ne les rouvrir que quand tout irait bien. Elle aurait voulu que les soucis glissent autour d’elle, sur sa pelisse beige et grise bleutée, comme l’onde sur les écailles des poissons qui étaient leurs proies de prédilection – mais même son mets préféré n’avait plus de goût à présent, et le monde avait perdu ses couleurs. Pensive, Museau Bleu se mit à marcher, aux côtés de sa cadette : elle espérait pouvoir les sortir toutes deux de leurs idées moroses, mais était-ce possible ? Peut-on sortir quelqu’un de l’eau alors qu’on est en train de se noyer ?
Sauf qu’elle fonctionnait comme ça ; quand elle avait mal, elle se concentrait sur les autres pour oublier. Toujours. Oublier le visage enfantin imprimé dans sa rétine, le nom gravé dans sa tête en lettres de feu, le rire un peu maladroit qui la hantait et la gangue de glace qui enserrait son cœur. Elle avait froid – un froid que son épaisse fourrure ne pourrait jamais chasser. Elle avait froid à l’âme. Et le peu de chaleur qu'elle conservait, c'était aux autres qu'elle l'offrait. C'était stupide... Mais à cet instant précis, tandis qu'elle marchait avec la fille de celui-ci et retenait des sanglots pour leur enfant, Étoile du Corbeau lui manqua.

Les larmes avaient séchées, mais le coin de ses yeux rougies, posées sur sa jeune sœur endormie était toujours humide. Jolie Abeille regardait Petite Edelweiss avec tendresse, dans le sommeil elle ne pourrait pas penser à ce qu'il se passait. Si du moins, il l'épargnait des cauchemars, peut-être même pourrait-il lui donner de beaux rêves réconfortants.

Entendant des pas, elle leva la tête, et en apercevant Museau Bleu, le reste du corps suivit.

« Tu viens chasser ou pêcher avec moi ? »

Sa bouche comme fermée, elle se contenta d'hocher de la tête. Occuper son corps pour s’occuper l'esprit. Bouger pour éviter de ne rien y faire et laisser aux pensées sombre l'occasion de se manifester. Elle lécha la tête de la petite et suivant son aînée, sortit du camp en sa compagnie. Elles marchaient côté à côte, en silence, partageant la même douleur. Elle aurait voulu dire quelque chose pour rassurer sa camarade, et elle en passant mais elle en était incapable. Elle avait dit à Petite Edelweiss qu'elle retrouverait un jour ses frères et sœurs, mais n'avait jamais dit quand. Elle avait bien trop peur que la réponse au où soit: au clan des Etoiles. Repensant aux événements qui s'étaient enchaînes, elle se rappela que celle qui l'avait remplacé pour la patrouille de recherche, qui était restée infructueuse, se trouvait à côté d'elle en ce moment même. Brisant le silence, d'une voix faible comme si elle avait peur d'être entendue par une autre personne que l'autre guerrière, elle murmura, toujours ses yeux fixés sur ses pattes:

"Merci beaucoup de m'avoir remplacée pour la patrouille. Sans ça, je... je n'aurais pas pu parler avec Petite Edelweiss."

HRP:

Les deux guerrières marchaient en silence, à pas lents, fatiguées, peinées et semblant porter un fardeau trop lourd à porter; elles étaient toutes deux immensément chagrinées par la disparition de Petit Blaireau, mais voulaient de surcroît prendre soin des personnes qu'elles aimaient... La fille d’Étoile du Corbeau, sa pelisse blanche et noire soulignant son regard bleuté empli de douleur, marchait aux côtés de son aînée, pensive, mais cette dernière, de ses yeux jade, pouvait aisément lire le visage de sa camarade et le manque d'espoir perceptible en elle. Museau Bleu, elle, avait mal, dans son cœur, son âme, déchirée, au plus profond d'elle-même, mais voir ses cadettes - elle n'oubliait pas les cris et les larmes des chatons - souffrir ainsi la blessait. C'était injuste. Et, tout en marchant, la vétérane cherchait un moyen de ramener un sourire sur le visage de la grande sœur de son fils; en d'autres circonstances, tu aurais pu être ma fille... La voix de l'intéressée, estompant les pensées de la plus grande et la ramenant à la réalité, au présent, se fit alors entendre, très faible, timide :

« Merci beaucoup de m'avoir remplacée pour la patrouille. Sans ça, je... je n'aurais pas pu parler avec Petite Edelweiss. »

L'acte semblait si naturel qu'un moment, Museau Bleu ne comprit pas pourquoi Jolie Abeille la remerciait. La place de la féline bicolore était auprès de sa fleur des neiges à cet instant, tandis que la fille de la Rivière à la pelisse de sable et d'écume s'épuisait, se meurtrissant les pattes et le cœur dans une recherche qui ne donnerait rien, sachant bien que les fleurs avaient fané, que les fruits avaient disparu, et que seul l'hiver qui semblait éternel continuait de l'entourer, figeant son âme dans une glace douloureuse, les mille éclats gelés la blessant comme mille poignards. Elle avait simplement fait ce qu'elle devait... Et jamais elle n'aurait refusé pareil service; jamais elle n'aurait privé la chatonne immaculée d'une présence rassurante, aimante, à ses côtés dans les moments difficiles - à une époque, c'était Étoile du Corbeau qui avait été présent pour elle afin de surmonter... Elle brisa le flot de ses pensées, horrifiée par le parallèle qui s'était créé en elle: son meilleur ami l'avait aidée à travers un deuil...
Et Petit Blaireau est vivant, se répéta-t-elle. Mon fils, notre fils, est vivant. Avec douceur, la vétérane répondit simplement:

« De rien, c'est normal... Comment va-t-elle ? Et comment vas-tu, toi ? »

Avec tact, elle ne lui imposa pas le poids de son regard, attendant patiemment une éventuelle réponse. Elle était un peu inquiète pour les deux félines de la famille de Petit Blaireau, de même que pour Eau Turquoise; la reine, maman adoptive de son fils, avait été la seule à connaître son secret, et, merveilleuse, chérissait tous ses chatons de la même manière... C'était le plus beau cadeau qu'elle puisse faire à la mère de sang ayant du abandonner ses trois chatons; seulement, aujourd'hui, elle en était tout autant blessée que si elle les avait mis au monde. Pauvre, pauvre Eau Turquoise. Museau Bleu la revoyait s'effondrer, en larmes. Elle revoyait les cris et les pleurs de Petit Edelweiss, la dispute avec Petite Émeraude, l'attitude de Jolie Abeille pour sa sœur. C'était injuste. Et sa propre peine se rappelait à elle.

« Tu sais, toi aussi tu as droit à une présence pour t'écouter... »

HRP:

Jolie Abeille ne voulait pas lever le regard vers Museau Bleu, par peur de découvrir dans ses yeux la même angoisse, la même tristesse qui lui étreignait la gorge. à cet instant. Certes, elle n'avait aucun lien avec Petit Blaireau, ni même avec les chatons victime de l'enlèvement du clan du Tonnerre, que cet épisode rappelait douloureusement. Mais les liens d'affections n'étaient pas toujours crées par ceux du sang. Et les petits avaient le bénéfice de toucher tout le monde, car ils étaient l'avenir du Clan.

« De rien, c'est normal... Comment va-t-elle ? Et comment vas-tu, toi ? »

Que répondre? Ni elle, ni sa sœur ne se portaient bien. Petite Edelweiss s'était effondrée de fatigue, causée par toutes ses émotions. Et elle... Elle avait peur, terriblement peur. Peur de ce qu'il pourrait advenir à son petit frère qui n'aurait jamais du subir cette épreuve. Elle se sentit si inutile, si... faible.

« Tu sais, toi aussi tu as droit à une présence pour t'écouter... »

La guerrière lui proposait de l'écouter, d'être sa confidente. Tout déballer, partager ses sentiments, ses craintes, ses peurs. Avant qu'elle ne décide quoi faire, elle s'assit comme si ses pattes arrières étaient incapables de porter le poids de la confession qu'elle allait faire. Alors, elle parla, raconta, retenant tant bien que mal ses larmes qui n'attendaient qu'un moment de faiblesse pour apparaître. Sa voix était faible, étranglée, n'admettant qu'à demi toutes ces paroles:

"J'ai peur, si peur! Et s'il lui arrivait quelque chose? S'ils lui faisaient du mal? Et si, en ce moment, il était blessé, on ne sait où? Avec personne pour l'aider? Entouré de chats cruels? Et, et..."

Ses yeux étaient à présent pleins d'eau, rendant sa vision floue. Puis celle-ci glissa, créant des sillons d'humidité sur son pelage, pour s'écraser entre ses pattes tremblantes, tandis que d'autres larmes venaient, installant ainsi un manège qui tournait en boucle, sans s'arrêter. Elle hoquetait, à cause des sanglots, en imaginant, et donnant à voix hautes, des dizaines de "et si", tous plus catastrophiques les uns que les autres. Pour arriver à la pire éventualité, où elle leva son regard bleuté et anéanti vers son ainée:

"Et s'il ne revenait pas?"

La plus jeune des deux félines s’était assise en silence, comme apeurée à l’idée que ses pattes se dérobent sous elle, à cause du poids de son angoisse et de sa peine, ce que l’autre comprenait parfaitement, offrant du même coup à cette dernière un échappatoire et lui permettant de s’installer elle aussi, dissimulant le tremblement léger qui commençait à l’animer sous sa chaude et épaisse fourrure ainsi que sa posture droite. Seule la tête de la vétérane, un peu inclinée, un peu basse, mêlait inquiétude, compassion et tristesse… Et elles restaient là, yin et yang, sable, écume et eau, leurs pelisses, l’une de jais et de neige, l’autre grise bleue et beige, les protégeant du vent extérieur sans parvenir à étouffer la tempête en elles. Museau Bleu, ses yeux vert jade peinés et attentionnés, attendait, avec gentillesse et patience, que s’ouvre le cœur de sa cadette ; cela prenait parfois du temps, mais une fois lancé, le flot était inarrêtable. Et la déferlante, emportant Jolie Abeille, frappa du même coup son aînée, flèche droit dans le cœur. Elle sentit sa gorge se nouer, ravalant ses sanglots, reprenant son air tendre, amical et certes triste, mais pas désespéré. Elle ne pouvait pas craquer. N’oublie pas… Tu n’es pas leur famille, à leurs yeux.

« J’ai peur, si peur ! Et s’il lui arrivait quelque chose ? S’ils lui faisaient du mal ? Et si, en ce moment, il était blessé, on ne sait où ? Avec personne pour l’aider ? Entouré de chats cruels ? Et, et… »

Les yeux de la jolie guerrière bicolore, saphirs parfaits, s’étaient emplis de larmes, brouillant sa vue et dessinant sur son corps noir et blanc des œuvres d’art et de désespoir. Museau Bleu se sentait perdre pied, face à toutes ces questions, et son cœur tombait un peu plus chaque fois.
S’il lui arrivait quelque chose ? Non. Non. Non. Il ne lui arrivera rien. Clan des Étoiles, pitié, tout mais pas lui… S’ils lui faisaient du mal ? Ils l’ont enlevé pour son courage, ils ont laissé Hyène en arrière parce qu’elle était trop frêle. Ils n’enlèvent pas les chatons pour leur faire du mal, ils veulent des jeunes forts pour la Lune… Et si, en ce moment, il était blessé, on ne sait où ? On te retrouvera, c’est promis, tiens bon je t’en prie… Malgré tout, imaginer son enfant, son petit Blaireau, seul et sans défense face à des adultes douloureusement méchants, la brisait intérieurement. Les scénarios envisagés par la fille d’Étoile du Corbeau devenaient de plus en plus catastrophiques, mais Museau Bleu se refusait à y croire, et elle tenta de se montrer aussi rassurante que possible quand elle croisa le regard anéanti de sa protégée du jour, qui balbutiait une dernière idée.

« Et s’il ne revenait pas ? »

Il y avait une telle douleur dans ce sanglot que Museau Bleu ne sut, tout d’abord, quoi répondre. Puis, elle se rapprocha en silence de la jeune guerrière, et, sans un mot, pressa sa fourrure contre la sienne, couvrant sa fourrure de coups de langue apaisants, comme lors de la cérémonie du partage. En l’occurrence, elles partageaient leur peine… L’aînée laissa les larmes qui secouaient sa cadette se calmer un peu, puis, doucement, lui murmura :

« Aie confiance, Jolie Abeille. Il reviendra. On le retrouvera. Ils n’enlèvent pas les chatons pour leur faire du mal… Pour les tuer. » Sa voix se brisa. « Je ne peux pas savoir pourquoi exactement, mais s’ils les gardent pour la Lune, ça nous laisse le temps de le retrouver. Et de le sauver. Il reviendra, je te le promets. »

Elle pleurait, en chuchotant ce serment, des pleurs que sa cadette ne pouvait peut-être pas comprendre, des pleurs qui semblaient peut-être un peu trop pour une guerrière normale sans lien avec l’enfant qui leur était enlevé. Jolie Abeille poserait-elle la question ? A elle, la fille de la Rivière expliquerait la vérité, si d’aventure elles venaient à en parler, mais au fond, elle espérait quand même que sa protégée du jour ne commente pas sa peine. Museau Bleu se concentra de toutes ses forces sur la promesse qu’elle avait faite, à la belle guerrière aux prunelles saphirs autant qu’à elle-même, avec ses grands yeux jade : elles retrouveraient Petit Blaireau, et il reviendrait, parmi sa famille, son Clan. Là où il aurait toujours du être.

Présence rassurante à ses côtés, Museau Bleu se pressa contre elle et couvrit son pelage de coups de langues apaisants, comme une mère toilettant son petit. Peu à peu, les larmes se calmèrent, atténuées par le réconfort bienveillant, presque maternel, que lui offrait de son aînée.

« Aie confiance, Jolie Abeille. Il reviendra. On le retrouvera. Ils n’enlèvent pas les chatons pour leur faire du mal… Pour les tuer. Je ne peux pas savoir pourquoi exactement, mais s’ils les gardent pour la Lune, ça nous laisse le temps de le retrouver. Et de le sauver. Il reviendra, je te le promets. »

Les larmes cessèrent de couler, l'intensité et la quantité ayant diminuées mais s'accumulèrent sous les yeux rendus brillants par les pleurs, telles des poches d'eaux. Des paroles rassurantes, celles que l'on voulait entendre, elle en avait fait des similaires à Petite Edelweiss. Pourtant la différence était flagrante. Alors que les siennes étaient dites pour donner l'espoir sans y croire, celles de la guerrière était comme un baume, une vérité. Non seulement par ses arguments qui étaient véridiques mais aussi par la détermination qui s'en écoulait.

Yeux dans les yeux, saphir dans émeraude. Jolie Abeille regarda la beige et grise, qui pleurait à présent, comme un miroir de sa propre tristesse.

Que les larmes coulent, pour former un espoir, une rage de retrouver Petit Blaireau. Brisée, désespérée, elle ne servirait à rien, serait totalement inutile, comme elle l'avait été jusqu'à maintenant.

Voir ses yeux jades donnaient naissance à des pleurs, ceux de celle qu'il l'avait écouté, épaulé éveilla en la bicolore de la bienveillance, sans doute semblable à celle qui avait envahi sa confidente. Certes, elle n'avait aucun lien familial avec le disparu mais sa peine était là, réelle.

"Toi aussi, tu as le droit d'être écouté."

Situations inversées crées par un angoisse et un chagrin partagés.

Museau Bleu n’avait pas su retenir ses larmes… Elle sentait les gouttes d’océan tomber en cascade sur ses joues, en une douce pluie de tristesse exprimant le torrent tourmenté de son cœur, la tempête dans son âme, et si elle aurait préféré se montrer forte, n’être que douceur, réconfort et tendresse, elle était aussi infinie détresse. Elle voulait croire qu’il reviendrait, mais à cet instant précis, Petit Blaireau lui manquait. Son fils lui manquait. Terriblement. En silence. Elle n’avait pas le droit d’exprimer ses sentiments parce qu’elle était Ulysse face à Polyphème : Personne. Elle n’était pas sa famille… Et pourtant, c’était son sang qui coulait dans les veines du petit chat, la même tache de naissance que la sienne sur le nez de Petite Méduse, et ses yeux qui s’étaient posés les premiers sur Petite Ambroisie. Elle était leur maman. Éternellement. En silence. Elle ne les avait pas élevés, certes. Elle ne les avait jamais entendus l’appeler par ce mot doux qui scintillait comme les étoiles et produisait le doux son d’une clochette céleste, mélodie simple que les parents entendaient d’ordinaire sans forcément y accorder d’attention. Mais elle avait été là, à leurs côtés, présente, aussi, pour Eau Turquoise. Secrètement. En silence. Elle avait été égoïste de succomber à ses sentiments, à l’allégeance de son cœur pour Étoile du Corbeau, et le destin l’avait punie ensuite… Mais ce sacrifice, pour l’honneur de son amant, était simplement cruel : Clan des Étoiles, pourquoi ? Cet enlèvement était-il aussi une punition pour elle ? La guerrière à la pelisse de sable et d’écume eut un pincement au cœur ; si c’était le cas, alors leurs ancêtres n’avaient pas fait souffrir qu’elle : la famille adoptive de Petit Blaireau ressentait le même tourment. Sauf qu’eux pouvaient le montrer. Eau Turquoise, Jolie Abeille, les chatons, à commencer par leur douce et timide Hyène, qui se sentait coupable, Edelweiss qui, sensible, s’était endormie épuisée d’avoir trop pleuré, et Émeraude, qui d’ordinaire souriante et vive, s’était refermée sur elle-même. Chacune à leur manière, elles avaient été blessées. Pauvres d’elles…

« Toi aussi, tu as le droit d’être écoutée. »

La situation s’était inversée, à présent, et l’aînée vit sa cadette bicolore, yin et yang, lui lancer un regard saphir empli de bienveillance, de sensibilité et de sincérité ; elle l’écoutait, vraiment. Ce qu’elle lui proposait, à présent, c’était de délaisser la langue du silence… Mais était-elle prête à entendre la vérité, une vérité qui impliquait ses parents, une vérité aveu que la vétérane beige et grise bleue portait comme sa croix depuis plusieurs lunes, une vérité que seuls connaissaient sa mère et leur meneur, Étoile de Pierre ? Museau Bleu chercha son courage auprès des souvenirs de son meilleur ami, se rappelant bien de leur relation, se demandant, dans le même temps, s’il avait rejoint les Étoiles… Juste pour les voir, son père, ses frères et son amoureux, elle aurait voulu devenir meneuse, ou avoir accès, simplement, à la Pierre de Lune. Tous lui manquaient. La féline colorée ramena ses prunelles de jade vers sa cadette, pesant le pour et le contre, revenant au présent en contemplant celle qui, en d’autres circonstances, aurait pu être sa fille. Et finalement, de souffler :

« Je ne suis simplement pas sûre que tu apprécies ce que je vais dire. »

Mon fils me manque.

A nouveau les regards se croisèrent. Puis un souffle, un murmure qui sema l'incompréhension.

« Je ne suis simplement pas sûre que tu apprécies ce que je vais dire. »

Que voulait-elle dire? Que ne pouvait-elle pas apprécier de la part de celle qui l'avait écouté, réconforté à la manière d'une mère? Était-ce parce qu'elle se sentait coupable. Peut-être était-elle rongée par la culpabilité, car elle avait vu Petit Blaireau et Petite Hyène sortir du camp avec Matin Embrasé et qu'elle n'avait rien fait, ne voyant pas de mal à ceux que les deux jeunes sortent. C'était pour elle la seule raison qui pouvait pousser Museau Bleu à dire cela.


"Que veux tu dire?"

Mais il ne s'agissait sans doute pas de cela. Surement était-ce quelque chose à laquelle elle ne pouvait même pas penser. Si elle savait à quel point elle avait raison. Maintenant que son cerveau s'était détourné de sa mémoire, des hypothèses douloureuses, elle donna toute son attention à son ainée qui avait réveillé un léger soupçon de curiosité ainsi qu'une grande incompréhension. Sentiment montré par l'inclinaison de la tête de la bicolore.

HRP:

Museau Bleu, paniquée, en larmes, ne réalisait qu'alors qu'elle en avait trop dit, et elle eut la terrible impression, face au regard saphir étonné de sa cadette, que son sang venait de se changer en rivière gelée ; comment était-elle sensée expliquer la réalité à sa jeune camarade ? Comment était-elle supposée le lui dire ? La vétérane soupira doucement, ravalant un sanglot de son mieux et relevant la tête pour se noyer dans les grands yeux bleus emplis de curiosité de celle qui, la tête inclinée, ne comprenait pas. Comment l'aurait-elle pu ? Ce secret n'était que celui d'Eau Turquoise et Museau Bleu... Un secret qu'Étoile de Pierre seul connaissait, et qui évoluait autour d'Étoile du Corbeau. Un secret qu'elle avait toujours préféré garder pour elle, que ses petits ignoraient, mais qui aujourd'hui, devenait trop lourd à porter. Un secret qui la déchirait, parce que même à distance, même en ayant abandonné la chance de les élever, la disparition de Petit Blaireau la tuait. Elle restait leur maman,et passait un peu plus de temps qu'une guerrière normale auprès d'eux à la pouponnière. Petit Blaireau, en particulier, avait pris l'habitude de jouer avec elle, et son bébé guerrier lui manquait. Elle avait mal, tellement...

« Que veux-tu dire ? »

La riveuse à la pelisse beige et grise bleutée, couleurs de sable et d'écume convenant parfaitement à celle qui préférait l'eau à la terre ferme et qui, à cet instant, retenait ses larmes de tomber en cascade,eut un demi-sourire très triste et murmura:

« Je m'inquiète pour lui un peu plus qu'une guerrière normale le ferait, on va dire. Je ne le suis pas vraiment. »

L'art d'éviter de prononcer une seule petite phrase et de dire clairement la vérité, par peur de ne pas pouvoir l'affronter. De ne pas savoir comment réagir face à l'éventuelle réaction. L'impression, au fond, de trahir, et l'angoisse, aussi, que sa nouvelle alliée dans la peine, sa camarade, ne se détourne d'elle. Ça, la jolie vétérane ne le supporterait pas... Mais surtout, si elle était traitée de menteuse, plus que de tous les noms, elle s'effondrerait. Parce qu'elle les aimait. Elle aimait ses enfants, appréciait ses amis, famille comme camarades, et n'en pouvait pas de perdre les allégeances de son cœur. Elle les aimait, et elle avait mal, à présent, tellement. Sauf qu'à trop porter des masques et se cacher derrière les faux-semblants, on se perd dans les mensonges jusqu'au jour où l'on ne peut plus les supporter, les continuer, jusqu'au jour où le destin semble tout nous arracher. Le silence n'est pas une solution... Une profonde inspiration. Une dernière réflexion. La tempête d'émotions. Et une voix infiniment douce et mélodieuse, pour souffler quelques mots qui voulaient dire bien plus. C'est beau, le pouvoir des mots.... Mais ça peut tout bouleverser.

« Mon fils me manque. »

« Je m'inquiète pour lui un peu plus qu'une guerrière normale le ferait, on va dire. Je ne le suis pas vraiment. »

Jolie Abeille ne comprenait pas ces paroles, pas plus que le petit sourire que Museau Bleu afficha. Pas une guerrière normale? Que voulait-elle dire? Son ainée avait-elle décidée de la plongeait dans l'incompréhension en ce jour funeste? Puis une phrase stoppa toutes les interrogations de la bicolore:

« Mon fils me manque. »

"Ton... fils?"répéta-t-elle abasourdi.

Museau Bleu avait un fils? Était-il mort? La disparition de Petit Blaireau lui rappelait-il? Puis les évènements se connectèrent et la vérité, implacable, inenvisageable éclata aux yeux de la plus jeune. Le fils de la vétérane, c'était Petit Blaireau. Elle n'était pas une guerrière normale car elle était sa mère. Cette détresse, ces craintes, cette angoisse, c'était celles d'une mère pour son enfant. Comme Eau Turquoise. Pourtant, pourquoi ne pas l'avoir éduqué, pourquoi l'avoir confié à sa mère? Elle n'en revenait pas. Au niveau du pelage, l'enlevé était celui qui lui ressemblait le plus. Jamais elle n'aurait pu imaginé pareil secret. Jamais elle n'aurait pu pensé qu'il n'était pas de sa famille. De sa famille de sang, seulement, car il aurait toujours une place particulière dans son coeur. Encaissant toujours l'information qui l'avait rendu muette, malgré les questions qui bousculaient à nouveau son crâne, elle finit par relever son regard sur Museau Bleu. Ce dernier s'était fixé sur le sol à l'annonce, qui lui rappelait que la chute qu'elle venait de vivre était seulement mentale et pas physique.

"Mais alors… qui le père? Pourquoi ne pas l'avoir élevé?"

Une question bien cruelle. La vétérane avait tout pour être une bonne mère, elle ne l'aurait pas laissé à la charge d'Eau Turquoise sur un coup de tête. Qu'est ce qui avait pu poussé cette femelle à accepter de ne jamais être reconnu par son enfant? De ne jamais être appelé maman par son fils? Son fils? Juste son fils? Car après tout, il n'était peut-être pas le seul. D'autres de ses frères et soeurs ne l'étaient pas?

"Est-il le seul?"