Le tour du monde en un jour (avec Nuage du Vent) - end

" Crocs Nacrés ! Crocs Nacrés ! Fais pas attendre ton novice ! " s'exclamait joyeusement un guerrier tacheté au-dessus de son frère tigré, sous un merisier dont les fruits noircissaient désormais.

Puissant Guépard était enfin mentor. Et Crocs Nacrés était déjà mentor.

" Oh ! Tu penses vraiment qu'il m'attendrait ? " gémit-il, avec la voix de celui dont les nuits étaient tourmentées de cauchemars. Son frère commençait à avoir l'habitude de ses petits accès de désespoir, en privé, à ces heures-ci.

" Grouille-toi, débiloss ! reprit le Guépard, plus sec. De temps en temps, un petit coup de patte au cul, ça vous faisait du bien pour vous remuer.
- Oui, oui, t'en fais pas... " répondit Crocs Nacrés, avec une grimace. Et il se releva, entamant une énième toilette aussi nerveuse que sa nuit blanche.

Comme s'il serait moins lamentable avec un pelage propre.

Crocs Nacrés eut un regard à gauche, un autre à droite. Puissant Guépard ne l'avait pas attendu davantage. " Eh, attends ! " s'exclama-t-il avant de filer vers le tas de gibier où les deux frères s'étaient donné rendez-vous avez les nouveaux apprentis.

Comment faisait donc Guépard pour être aussi confiant ?

" Salut, Nuage du Vent ! " reprit-il, toujours d'une voix un peu trop forte, lorsqu'il aperçut la silhouette de son apprenti. De cet apprenti si lucide qu'il avait eu l'impression de décevoir dès le premier regard.

" Bon bah euh... on mange d'abord ? Faut pas que tu partes si tu as faim ! " lança ensuite Crocs Nacrés en désignant le tas de gibier d'un signe de tête, tandis que Puissant Guépard et son apprentie, quelques mètres à côté d'eux, étaient déjà l'un en face de l'autre en train de partager un lapin, le plus naturellement du monde.

" Évidemment, manger le matin est dans la norme des choses, même quand on ne va pas s'entraîner ! " plaisanta le petit, ce qui cloua Crocs Nacrés sur place quelques secondes. Le pauvre Nuage du Vent se voyait déjà perdre du temps, quelle horreur ! Après un regard plein de détresse en direction de Puissant Guépard, qui ne réagit absolument pas d'ailleurs, Crocs Nacrés répondit avec un pauvre sourire :

" Ah ! Super ! T'as déjà de bonnes habitudes alors ! "

Mais l'autre, qui avait pris une petite souris, était déjà en train de manger, et le guerrier tigré décida de l'imiter, déjà parce qu'il aurait moins l'occasion de se ridiculiser en parlant, avec quelque chose à mastiquer, et ensuite parce qu'il ne fallait pas que ce soit lui qu'on attende. Cependant, Crocs Nacrés se dépêcha un peu trop et manqua de s'étouffer avec un petit os. Toussant quatre ou cinq fois pour bien se dégager la gorge, il se sentait peut-être encore plus nerveux que la nuit de son baptême de guerrier.

Sauf Éclat d'Argent n'avait pas l'air de le suivre cette fois-là. Tant mieux ou tant pis, l'avenir le leur dirait.

Lorsque les proies furent mangées, Crocs Nacrés enterra un peu les déchets, afin qu'ils ne moisissent pas trop l'air du camp, et expliqua à son novice ce qu'il pensait faire :

" Bon euh... Je suis pas sentinelle mais je pense que c'est important si tu te repères bien dans notre territoire alors on peut commencer par un tour des frontières ? "

Il avait fini sa question en montant un peu dans les aigus, presque suppliant. Combien de temps faudrait-il à Nuage du Vent pour le laisser tomber ? Autant que pour Brise Argentée ? En cet instant, il estimait que ce serait sûrement beaucoup plus rapide.

Crocs Nacrés surprit le regard que Nuage du Vent jeta à sa sœur jumelle, dont s'occupait Guépard. Elle avait l'air si enthousiaste... Quoi de plus normal ! Lui-même, à plus de vingt lunes, ne se sentait encore jamais mieux qu'aux côtés de son sympathique casse-cou de frère jumeau. Et comme ils étaient grands, c'était de moins en moins souvent.

" Oui … Les frontières, c'est bien. Je te suis. fit Nuage du Vent qui semblait déjà fatigué.
- Alors euh... on va commencer par la cascade ! "

S'il avait pu trancher presque rapidement, il comprenait désormais à quel point il avait dû désespérer Cri des Albatros lors de son premier entraînement. A la trouver "bizarre". Mais n'était-elle pas finalement bizarre, après tout ? Qu'y avait-il de plus juste que le regard neuf d'un chaton, ou d'un apprenti de six lunes que la veille on aurait sans hésitation qualifié de chaton ?

Bref, leur avancée jusqu'à ce coin des Hautes Landes d'où ils pouvaient voir la rivière séparer leurs terres de celles du Clan de la Rivière fut silencieuse et toute gênée. Crocs Nacrés n'osait même pas parler, et devançait son apprenti la tête basse et les oreilles plates. Finalement il s'arrêta et contempla un instant la rivière, qu'ils dominaient du haut de la falaise que formait ce côté de la cascade.

" De l'autre côté de la Rivière c'est un autre Clan... Tu te doutes duquel, hein ? " Il le regarda et regretta son interruption, puis reprit : " Donc notre territoire va d'ici jusque tout là-bas. Tu sens la frontière, un peu ? "

" C'est le territoire de l'ombre, n'est-ce pas ? Je l'ai tout de suite compris, à cause des rivières ! " répondit l'apprenti qui avait parcouru les lieux avec attention.

Il plaisantait sûrement, mais le petit rire que Crocs Nacrés lui adressa en réponse avait quelque chose de nerveux et de forcé malgré tout. Son apprenti n'avait pas tellement l'air impressionné par ce qu'il voyait, et ce n'était sûrement pas une très bonne chose.

" Oui, je crois avoir repéré la frontière. C'est donc comme ça qu'ils sentent, les ombreux ? " ajouta ensuite le jeune chat couleur sable, avec un sourire faussement niais.

Le jeune guerrier n'osait pas faire mine d'y sentir une moquerie adressée à lui, mais baissa tout de même les oreilles pour reprendre, d'un ton sérieux :

" Les ombreux sentent beaucoup plus le pourri que ceux-là. On va passer devant chez eux donc tu vas voir. Mais d'abord euh... faut que je te parle un peu des étrangers quand même. "

Il se demandait bien si on racontait toujours les mêmes histoires un peu horribles sur eux dans les pouponnières, désormais. Sans doute, pourquoi ça changerait ? Boule de Poussière était toujours vivant et toujours le même, de toute façon !

" Faut pas les provoquer inutilement surtout quand t'es tout seul parce qu'ils sont dangereux... on n'a pas besoin de leur donner une raison de nous attaquer tu comprends ? Donc entre nous on peut dire ce qu'on veut d'eux mais quand on leur parle il faut faire gaffe quoi. " expliqua-t-il.

Ça lui semblait assez incomplet, comme résumé des choses à savoir :

" Mais vaut mieux de toute façon pas leur parler en général, surtout s'ils sont chez eux. Et quand ils mettent une patte sur nos frontières il faut absolument les faire dégager et les effrayer pour qu'ils ne recommencent jamais. Après là t'es petit donc t'évites d'être leur cible quand même. "

Il avait dit ça comme si c'était superbement évident, mais peut-être que Nuage du Vent n'était en fait qu'une tête brûlée ? Difficile de le savoir. Cri des Albatros lui avait plusieurs fois expliqué à quel point les étrangers étaient tous plus horribles les uns que les autres durant son entraînement, faisant écho bien souvent aux histoires qui se racontaient dans les pouponnières. Mais Nuage du Vent comprendrait vite tout ça de lui-même.

Et Crocs Nacrés serait bien hypocrite de reprendre lui-même ces récits alors qu'il avait déjà franchi la limite des terres du Clan de la Rivière sans qu'on ait tenu à l'y faire de mal et s'était presque lié d'amitié avec Silex. Le Clan de l'Ombre était le dernier auquel il pouvait très sincèrement adresser cette xénophobie que le Clan du Vent entretenait jalousement. Les ombreux puaient tellement qu'à chaque assemblée, il se tenait à distance d'eux, et d'ailleurs il ne s'était pas battu avec eux contre les Lunar Pods.

" Un ami ? " répéta Crocs Nacrés qui n'en croyait plus ses oreilles. " Faudrait être fou ! Desfois on peut sympathiser pendant les assemblées et tout, mais ça s'arrête là ! Et surtout ne t'en vente JAMAIS ! On a déjà eu des apprentis exclus du Clan pour moins que ça ! "

Il n'oserait pas dénoncer le pauvre Nuage de Mousse qui était déjà assez malheureux comme ça, mais la perspective de voir son apprenti se fourrer avec des étrangers le terrorisait ! Déjà qu'il avait dû expliquer son comportement lorsque pendant l'Assemblée il avait retrouvé Silex ! Pauvre gosse ! Il n'avait pas l'air de se rendre compte, ou alors il jouait très bien avec ses nerfs. Pour être sûr que Nuage du Vent avait retenu la leçon, Crocs Nacrés reprit pendant qu'ils longeaient la frontière pour atteindre le chemin du Tonnerre qui les séparait des terres du Clan de l'Ombre :

" On a aussi eu beaucoup des nôtres tués parce qu'ils avaient fait confiance à des étrangers... Non, vraiment, ces chats-là sont dangereux, tu te trouveras plein d'amis beaucoup mieux chez nous ! "

Si le guerrier tigré peinait à imaginer qu'il serait l'un d'eux un jour, il était quand même convaincu au fond que Nuage du Vent deviendrait un guerrier respecté. Il n'avait pas eu beaucoup de chance lorsqu'on avait décidé qui serait son mentor, et il était sûrement encore un peu trop ignorant, mais pour ce deuxième point au moins, ça changerait avec le temps.

Avant d'atteindre le chemin du Tonnerre, ils longèrent un bout de frontière neutre. Ces terres étaient vastes, dégagées, pentues, et méritaient sûrement un commentaire de sa part :

" Ça c'est les pâturages ! C'est dur de chasser par ici parce qu'on ne peut se cacher nulle part du coup les proies nous voient arriver. "

A l'autre bout des pâturages, quelques moutons paissaient paisiblement.

" De l'autre côté c'est des terres neutres, il faut surtout pas faire mine d'agrandir nos frontières parce que tout le monde peut y chasser. Mais c'est un coup à faire de mauvaises rencontres, et puis on a déjà tout ce qu'il faut ici ! "

Lui-même avait franchi pour la première fois les frontières rassurantes du Clan du Vent un peu tôt à son goût. Cœur Fleuri l'avait emmené ramasser des plantes près des falaises. Ce que le Clan semblait parfois vide, sans elle ! Nuage Silencieux partait apprendre à guérir les gens dans le Clan de l'Ombre, maintenant. Le guerrier n'échangerait leurs sorts pour rien au monde.