[LP] La poésie du porc [PV Touk] - end

Cœur Givré enceinte. L'horreur, le monstre, le cauchemar ambulant. une chatte blanche pelée, haute sur patte, habituellement maigre avec un ventre énorme. Si cette guerrière n'avait pas eu une réputation de créature bestiale, peut-être que des blagues auraient fusées à son égard. Mais un étrange silence consterné parcourait le Clan quand il s'agissait de la grossesse de l'albinos.
Pour cette dernière, c'était l'ennui. Congédier chaque jour dans la pouponnière par son compagnon et sa propre tante, la guérisseuse, son état de santé ne s'améliorait pas pour autant. Le drame, c'était qu'au moins deux chatons avait été repérés dans son ventre, une véritable tragédie pour la santé de la guerrière. Une rumeur disait même qu'elle ne survivrait pas jusqu'à la mise bas...

Lassée des ragots de ses camarades, Cœur Givré était partie tôt dans la matinée se dégourdir les pattes. Si ses jours étaient comptées, autant sortir en profiter, surtout maintenant que le soleil était de retour Peut-être qu'elle croiserait Krov et qu'elle la sauverait, à tout hasard ? De plus, les enfants qui allaient naitre étaient destinés à l'abbesse, cela ne serait qu'un juste retour des choses.

Loi du camp, près des pierres sentinelles, Coeur Givré s'arrêta et se coucha dans un champ de coquelicots en bourgeons. Son ventre la faisait souffrir. Non, pas les chatons, autre chose, situé au niveau de ses mamelles. un "caillou", comme elle l'appelait. Elle n'arriverait jamais à grimper sur les pierres sentinelles et à observer les landes, même les Hautes Pierres étaient hors de sa vision. Pendant un instant, elle se demanda si elle réussirait à rentrer chez elle.

« La poisse, j'vais crever ici comme grand-tonton Roitelet. » grogna-t-elle en enfonçant son visage dans l'herbe.

En balade sur les terres du Clan du Vent, Toucan s'était décidé à tromper la mort comme son ennui, en offrant à la première patrouille qui passerait sa verve et sa maladie. Il était bien facile d'être philosophe quand on avait pas le sang pourrissant. Les hautes pierres dressaient leur forme millénaire dans le lointain couchant, il avançait dans leur direction, quand une silhouette floutée apparut. Haut le cœur. Une forme blanche, difforme, brûlée. Son palpitant s'emballa, petite soupape sifflante, il avait reconnu Albatros.

Cette pâleur.
Cette laideur.
Tout.

Il plissa des yeux, recula, pris de tremblements.
Regarda mieux.

La poisse, j'vais crever ici comme grand-tonton Roitelet.

Un autre monstre. Il souffla. S'approcha.

Alors, ça se cherche un cancer ? La dernière chatte que j'ai vu qui avait ta gueule faisait pas long feu face au soleil.

Les femmes enceintes nuisent à votre entourage.

En entendant une nouvelle voix totalement inconnue, Cœur Givré sursauta et se retourna, les oreilles rabattues sur le crâne, les muscles tendus. C'était un chat qu'elle n'avait jamais vu, fin, voire maigre, aux motifs asymétriques. Il avait les traits tirés, preuve qu'il ne devait pas manger tous les jour,s comme un vrai chat sauvage. Et une expression bien peu saine.

Quand il parla, l'albinos le fixa de ses grands yeux globuleux, sans comprendre. Cancer ? Mais de quoi parlait-il ? Qui n'aimait pas le soleil ? Quand il s'arrêta de déblatérer des conneries, il y eu un long silence gênant, pendant lequel Cœur Givré le dévisagea. Puis, d'un coup, elle éclata de rire, tapant sa patte au sol à plusieurs reprises.

« T'es trop bizarre, le moustachu. Je comprends rien à ce que tu dis ! »

Peut-être venait-il d'au-delà des landes, là où le "cancer" était une proie de choix, comme le lapin l'était pour eux. Et le soleil... Eh bien, il venait d'une terre de soleil, logique !

Cœur Givré se leva tant bien que mal. Son gros ventre l'empêchait de se mouvoir librement, mais en plus lui lançait périodiquement des décharges de douleur et des nausées. Pour une fois, les petits lui fichèrent la paix et elle fit face au mâle bicolore, plus curieuse qu'en colère. Comment réagirait sa mère si elle voyait sa fille tailler une bavette avec un étranger ?

« Je sais, tu es de la lune toi aussi ? Tu sens pas comme eux... Tu es du soleil alors. Tu as des pouvoirs magiques ? »

Temps suspendu, hésitant, entre eux deux. Elle ne parlait pas. Il ne parlait pas. Les nuages dansaient bien loin, bien haut. Puis, un rire bruyant, aigu, vint rompre l'instant. L'albinos se déchirait la gorge, pas effrayée pour un sou. Toucan sourit, incapable de décider s'il ressentait plus de dégoût ou d'amusement. La grosse femelle était pour sûr étrange. Elle le mettait mal à l'aise, mais pas comme Albatros.

Elle lui parle de pouvoirs magiques.
Il secoue la tête.

En fait, elle est simplement bête. Et sûre d'elle. Dangereuse combinaison. Il recule un peu, sent que la chatte n'est pas claire ; il n'a pas de combat à perdre en restant ici, ils ne jouent pas dans la même catégorie.

T'es cheloue toi. Tu connais des chats avec des pouvoirs magiques ?

Soudain amer, une grimace lui déforma le visage, alors qu'il retenait des "dans ce cas demande à te faire avorter, t'es hideuse" qui lui voletaient dans la tête, dans un de ces accès de rage qu'il n'avait pas connu depuis longtemps : elle pouvait avoir des enfants. Pas lui.

De nouveau dans ses visions de la lune, Coeur Givré redescendit vite sur terre en comprenant que son interlocuteur était étranger à toutes ces histoires de résurrection. Un étranger ignorant, mais qui lui demanda si elle connaissait de schats avec des pouvoirs. Au moins, il n'était pas fermé.

« Oh oui ! » s'exclama-t-elle en se relevant péniblement. « Des chats venus de loin, avec le pouvoir de la lune, capables de résurrection ! Plus jamais de tristesse si la mort n'existe plus ! Hi hi hi c'est tellement excitant, non ? »

Elle lui présenta son plus terrible sourire, toutes ses dents jaunies scintillantes à la lumière du soleil. L'albinos en oublia pendant un instant sa fatigue et sa douleur, préférant imaginer des promesses impossibles faites par une vieille mégère aveugle.

« Mais pour ça, je dois leur donner mes chatons -des enfants de la luuuuune. C'est un secret, ça reste entre nous, d'accord mon nouvel ami ? ♥ »

Toucan n'était pas le genre à faire des cauchemars, mais le sourire de l'albinos hanterait à coup sûr ses prochaines nuits. Il frissonna, recula, déglutit. Il ne voulait rien avoir à faire avec elle - les plus sales diraient en elle - et désirait à ce moment se casser bien vite, prendre la poudre d'escampette. Il se prépare à tourner les talons, les idées étranges de la chatte lui tournoyant au ralenti dans la tête : pas de mort, pas de souffrance ? Mais sans la promesse de la chute et du déclin, vivre n'avait pas d'intérêt...

Elle lui cause secret, il hoche la tête vite, avec dégoût, et, un sourire de bois en travers de la gueule, crache une dernière pique.

Promis, je dis rien ! Hop là, j'étais même pas là, pouf je disparais.

Et de Toucan de partir en courant, envoyant des nuages de poussière dans les yeux rouges de Givré, regrettant amèrement de s'être levé ce jour là.