Heavy Water -end

— « Je n'ai pas de point de repos fixe, j'en trouve un sur le moment. Le matin, je repère un coin où je pourrais passer la nuit au cas ou.
— Au cas où quoi?
— Au cas où je me fasse surprendre par une tempête. »

L'eau avait brouillé la vitre de la fenêtre du salon et les gouttelettes ruisselaient dessus après chaque percussion. L'Abyssin était couché sur le dossier du canapé, la tête tournée vers l'extérieur, regardant la pluie. Il ressentait encore la présence rassurante de feu le Sacré du Birmanie qui lui posait ses questions sans ne jamais le prendre de haut:

— « Tu t'es déjà fait surprendre par le temps?

Bien sûr, Monsieur Sugaar, il s'entendait redire. Ça arrive à tout le monde ! » Ça arrive à tout le monde sauf à ceux qui vivent dans une maison, à l'abri des intempéries. Il se demandait bien comment les Claniques vivaient ce genre de tempête. En la subissant ? En construisant des forts ? En désignant un abri quelque part et en se retrouvant là-bas ? S'il comptait quitter sa maison vide il avait intérêt à reprendre des forces. La foudre déchira le ciel et l'abyssin arrondit ses yeux, confortable dans sa position. Pendant ce flash de lumière les ombres dehors avaient toutes été jetées derrière.

Et pendant ce flash de lumière Rusty écarquilla ses yeux, se levant de sa position sur le dossier du canapé, le souffle court, le dos bombé. Là au beau milieu de la rue se trouvait une ombre noire qui venait de se fondre dans l'obscurité. Mais pendant ce très bref instant éclairé, Rusty avait cru le reconnaître.

Il avait cru reconnaître Trash.

Sans attendre une seconde on entendit ses pattes qui frappèrent le plancher en le galopant jusqu'à la salle de bain, où il monta sur le bord de la toilette (la céramique oscilla) et bondit sur le rebord de la fenêtre qu'il hissa d'une habile poussée du dos. Le vent lui renvoya une salve de gouttelettes en pleine face « ! », qui lui fit reculer la tête, manquant de glisser dans la cuve. Il s'ébroua, se campa sur une patte pour pencher la tête et étirer le cou le plus possible en tentant d'apercevoir l'ombre qui s'était cachée sous le parapet à l'entrée de sa maison vide.

« Rusty !! »

Un grondement du tonnerre mais l'abyssin répondait polo à son marco :

« Trash !?? »

Hésitant à sauter de cette hauteur (il n'y avait pas la voiture du Père pour l'amortir...) l'abyssin pencha la croupe, descendant sa queue d'un ballant à l'intérieur de la fenêtre avant de tendre les pattes vers l'avant et les reposer contre la brique qui formait la face du mur. Avec prudence, il se laissa glisser devant jusqu'à ce qu'il tombe : ses pattes contre le mur lui permirent de coussiner la moitié de sa chute et de stopper la force de l'élan mais il alla quand même finir dans un buisson de vivaces.

« --MREOW! »

Trop vigoureux pour se laisser abattre, Rusty jaillit du paysage, secouant sa patte, les poils collés à son corps et des pétales collés à son poil pour trottiner, incertain, sur l'asphalte à l'entrée. Il la longea en transverse, et sans même prendre le temps de monter les trois escaliers qui menaient à la porte d'entrée, il vit, à travers les barreaux du parapet, le chat pas-de-queue profiter du petit toit d'ardoise qui protégeait.

La voix de son Esprit le bombardait de mots. Leur rendez-vous de pleine lune? Ollie? Le fils de Toucan ? Toucan qui vomit du sang ? La Lande ? Et bientôt il ne pleuvait plus et Rusty leva le nez au ciel, curieux de ce changement de température aussi soudain, révélant, à son insu, les trois marques indélébiles qui partaient de son poitrail en chevauchant la pointe de son épaule.

— « HarFahaRFaah RUSTY ! T'es toujours le pro des cascades !!

Rusty baissa aussitôt le nez et les yeux du ciel pour regarder le chat pas-de-queue qui riait devant lui. Il avait encore du mal à y croire. En chair, en os et en poil noir et tout en bataille, il ne s'agissait pas d'une erreur. C'était le vrai de vrai, bona fide Trash, son ami qui habitait la Lande! Rusty entrouvrit la bouche sur une protestation avant de vite se taire, sentant sa langue se nouer, sentant la honte le gagner des pieds à la tête et faire se pivoter ses oreilles vers l'arrière et baisser ses yeux sur l'asphalte de l'entrée de chez lui. Qu'est-ce qu'il pouvait lui dire? Il y avait tellement de choses qu'il avait envie de lui dire. Tellement de choses qu'il devait lui dire.

— « C'est drôle, commença son ami, l'accablant davantage par la légèreté dans son ton. Quand on se prérape pour se voir on se voit pas et quand rien est préraper on se voit.
— J-je... »

Rusty se mordit la langue, les lèvres, la membrane muqueuse par l'intérieur et ses paupières se plissèrent. Et toutes ses crispations se défirent en grimace:

— J'suis tellement déso-ho-holé, Trash ! J-j'ai vu la pleine lune mais mon humain allait mal et j'ai qu' quatre roues, pas deux! J'peux pas aller dans deux directions en même temps, j'peux pas ! Même si j'voudrais ...

Son sanglot le fit hoqueter son air depuis sa bouche ouverte, et il chercha son souffle en n'arrivant à le faire que par à-coups, saccadés, autant que l'étaient les mots dans les oreilles de ses pensées.

— B-bon sang j'aurais du t'en parler, on s'était promis! Et je suis pas fiable du tout, et je, je te parie que c'est pour ça que mon humain est parti, sa voix buta, et qu'il est toujours pas revenu ! Il devait savoir!

Oh car ce n'était pas la peu lucide Madame Fée qui comprendrait sa détresse. Et il n'avait jamais voulu inquiéter Monsieur Sugaar de ses soucis! Et Nuage du Firmament? La Frimousse ? La Chatte toute gonflée de la Rivière? Espresso? Même, Waffle??? Personne de tout ces chats qu'il avait rencontré (excluant Vautour Fauve, Étoile de Suie et Tache d'If pour des raisons évidentes) ne comprendrait la douleur silencieuse qu'il vivait à attendre le retour de sa seule famille. Il n'y avait personne pour le faire, sauf Trash, car son père Toucan lui avait dit de vive voix avoir fait parti d'un Clan dans le passé, et Rusty n'avait pas pris beaucoup de temps pour se rendre compte qu'il avait du laisser son fils adoptif derrière, ce-faisant.

Il ne pleuvait plus dans le ciel mais il pleuvait dans les yeux de l'abyssin, à chaudes-larmes, bruyants sanglots, se départant de ses politesses et se pelant de toutes ses couches de "devoir" et "justice" pour enfin faire face à sa peine, ses craintes, et tout le poids de son insécurité toute nue.

Il n'y a rien de pire que de se rendre compte qu'on est en train de pleurer. Qu'au beau milieu des larmes, on entende un "mais qu'est-ce que je suis en train de faire?" et qu'on tente aussitôt de reprendre son souffle - on s'étouffe - de s'essuyer grossièrement les yeux - on stimule les glandes lacrymales à produire davantage de larmes - ou de s'excuser - mais la langue est nouée.

— « Ton .. ton humain est parti ?
L'abyssin, assit, un coude dans l’œil et la patte sur l'autre à grossièrement se frotter la face répondit en opinant de la tête, reniflant du nez.
— « Snrrf!
— « Ca veut dire que t'es tout seul, tu dois te débrouiller tout seul ?

Un autre geste de la tête. Sa queue fouetta le bitume derrière et ses larges oreilles s’aplatirent sur sa tête, et sa tête, rendue lourde, s'abaissa au fil des sanglots. Elle ne se releva que lorsqu'il sentit une patte et ses griffes sorties en permanence se poser sur son épaule - et si son premier réflexe aurait été de vivement s'écarter comme la dernière fois, cette fois Rusty accueillit le contact, renifla plus bruyamment encore et chercha à étouffer tout ces sons qui lui échappait en enfournant son nez, son menton et sa bouche dans le poil dru de son pote Trash.

— « Le fils de catin.
— ...?
Rusty se décala juste un peu de son ami pour lever les yeux vers lui.
— C'est pas ta faute Rusty ! C'est ton humain qui est un foutu enfoiré !!
Et c'est alors qu'il recula brusquement sa tête, le poil de son dos se hérissant. ^☆
— NON !

Il aboya avec force, l'expression féroce qui se tordit par un chagrin, outré, blessé, mais si fragile qu'il était prêt à se résigner. Son corps secoué de petits tremblements, il chercha à reprendre sa contenance, agitant sa queue de nerveux mouvements et tirant ses membranes muqueuses vers l'arrière dans une expression de détresse.

— R.. retire ce que t'as dit! C'est ma famille, il m'a logé, nourri, on était super potes, il allait mal et moi j'ai pas, j'ai pas vu les signes, j'les ais mal compris...!

Sa voix s'étrangla:
— C'est _de m_{a fa}ute !...

Je n'aurais pas du sauver ton père ! Mais en prenant une seconde pour réfléchir à ce qu'il s'apprêtait à dire il se déconfit jusqu'à crochir le dos, sa tête ballottant à chaque rebond de ses pleurs. C'était de sa faute de ne pas avoir priorisé son rendez-vous avec Trash. C'était de sa faute de s'être borné d'amener un _☆       sac de croquettes au Clan du Vent, pour Tache d'If. C'était de sa faute d'avoir insisté! C'était de sa faute d'avoir été griffé. C'était de sa faute que son humain était parti parce-que, parce-que... C'était la seule explication, pour lui, qui faisait son sens. Comment un être qui s'en faisait tant pour les autres et qui s'en faisait tant pour les accommoder avait fait pour s'attirer toute cette négativité? Il entendait les oreilles de ses pensées s'aigrir de diffamations - enfoiré, princesse, tocard, avorton, mal-tombé et les voix se mélangeaient et la colère de Trash nourrit la sienne.

Le silence qui vint après la tempête eut du bon, sur l'un comme l'autre. Pauvre Trash, se disait Rusty. Pauvre Trash pauvre Trash pauvre Trash qui ne lui avait rien demandé et sur qui il déversait tout son soûl. Quel piètre ami il faisait, il se disait, mais tout de suite il s'entendait feuler dans les oreilles de ses pensées que NON c'était justement à cause de cette attitude d'auto-sacrifice qu'il n'avait jamais affronté sa peine et qu'elle venait lui sauter dessus, toutes griffes dehors, prête à en découdre avec lui! Sa peine lui criait dans les oreilles et il les aplatit, et il s’aplatit, cachant ses cicatrices, voulant faire comme si, s'embaumant des mots réparateurs du solitaire qui lui avait dit, même en colère, que " [LUI] AUSSI ! " était content de le voir...

— « Écoute ..

Les oreilles de l'abyssin, larges, se redressèrent sur sa tête triangulaire. C'était sa spécialité, d'écouter.

— Écoute ..
Rusty réprima un autre sanglot, mais grogna depuis sa gorge par l'orgueil de ne plus vouloir pleurer.

Il a l'air de d'être arrivé plein de merde Rusty, alors peut-être tu peux me raconter ? Après tout, ça fait longtemps qu'on s'est pas vus. »

Son grondement se tut, il rouvrit ses yeux, plissés par ses grimaces, papillonnant des cils et portant sa patte à sa face pour essuyer le trop-plein de larmes qui voulaient encore s'écouler. Il hocha la tête et renifla « SNIRF » et il sourit car Trash lui demandait de l'écouter, pour lui demander de parler pour que lui l'écoute. Trash était un bon ami, peut-être même meilleur qu'Ollie, car Ollie ne parlait pas, c'était un skate.

Et un skate, ça ne console pas.

Ça ne parle pas non plus...

... Qu'est-ce qu'il était seul putain.

— « T'as-- Rusty déglutit, posa la patte sur son nez sur le sol, gratta l'asphalte de son coussinet et se hissa le dos pour se relever et se frotter contre son ami.

Il s'avança mais le premier pas fut maladroit.

— T'as pas faim-- wops.

...Il doit m'rester un sac dans la cuisine, je te fais entrer, ça roule, et je te raconte tout ? Il s'arrêta dans son pas pour vite se rattraper, les yeux ronds, se retournant d'un bloc :
--Euh-- mais toi aussi tu peux me raconter tout c-c'est la moindre des choses! »

Sa queue s'agita de gauche à droite, frustré de se savoir égoïste, à n'ouvrir sa porte que pour parler de ses problèmes à lui et ne pas tendre l'oreille mais encore chamboulé par ses émotions - une nouvelle éruption menaçait de percer d'ailleurs - il était incapable de voir ou bien ou bien tout le bien qu'il avait fait à d'autres, ou bien tout le bien qu'il faisait, qui sait, à Trash, en lui ouvrant sa porte comme ça.

Littéralement : après avoir monté les trois marches du seuil, il bondit sur la poignée de porte et son poids la fit se pivoter d'un côté et s'entrouvrir sur la maison-fantôme dans laquelle il vivait désormais.

— « Dad .. Toucan est revenu et la troupe de solitaires bizarres sont partis, je crois. ( En tout cas les vois plus ) .

Rusty atterrit au sol, la queue levée, et relança son ami dans le sujet.

— J'espère qu'il va mieux... Toucan était un solitaire bizarre, lui aussi, mais il n'était pas un étranger comme les autres. C'était le père de son ami (même adoptif). Par conséquent, il s'agissait de son ami aussi. Rusty entra dans la maison et toute la lourdeur de l'humidité dehors semblait s'être volatilisée à l'intérieur.

— Pour ce qui est des solitaires, tout ce que j'ai entendu à leur sujet était de me méfier d'eux. »

Trash entra à sa suite, et leur tandem s'avança dans la pièce délaissée, marchant à côté des meubles qui prenaient la poussière et des photos encadrées dessus. Rusty étant un chat, il ne pouvait pas distinguer que dans les cadres se trouvaient des images immortalisées de son humain, le Père, de sa fille, et de feu son partenaire, le tout premier Rusty, avec son veston-pour-chien de travail policier. Il passait tous les jours à côté de cette image sans ne jamais s'en douter.

— « Jamais entendu parler d'un humain qui abandonne sa maison.
— Normalement, ils amènent tout... »

Et de gros camions viennent avaler et recracher tous les effets qu'il y rentrent. Il n'avait jamais vécu de déménagement - il avait simplement assisté à l'un d'eux, regardant attentivement le va-et-vient des humains et leurs curieux mœurs sur lesquels il ne comprenait presque rien.

Trash pointa soudain des oreilles, puis de la queue, trottinant rapidement vers la cuisine au bout du salon. Il se hâta de trouver l'armoire ouverte où se trouvaient le reste de ses sacs de (super)croquettes du véto et se hâta d'en faire tomber un pour le tirer sur le parquet, et l'éventrer de vigoureux coups de griffes.

Et comme Madame Fée avant lui, il ne se retint absolument pas de croquer bouchée après bouchée pour bien se remplir la panse. Contrairement à elle cependant il était doté d'une conscience, et put se rendre compte de son comportement pour se corriger en s'interrompant, ravalant sa dernière bouchée - Rusty eut un tout petit sourire, reconnaissant qu'il ne l'ait pas oublié - avant de s'asseoir cul-sec (figurativement parlant, ils sortaient quand même tout deux de la pluie battante).

— « .. Oh.. Désolé.
— Ahha, y'a pas de mal, Trash.

Rusty s'approcha même du sac à son tour, pour se pencher vers la grossière ouverture et, suivant l'exemple du chat-pas-de-queue, entreprit de prendre une énorme bouchée qui firent s'échapper quelques croquettes de sa bouche. Il les croqua après quoi mais en se tordant le dos, en forçant des mâchoires, regrettant un peu sa pitrerie.

C'est que ça faisait mal aux joues tout ça!

— « Je shais même pas par où commencer en fait... - CROC croc - Il n'a pas disparu genre, pouf, tu sais? Il a juste, -ccrrooc - il a commen'fé à disparaît'e un peu, à revenir, à disparaîchre un peu plus... - gulp -

--Il oubliait de me nourrir et de me caresser, et on ne s'entraînait même plus... je me suis dit qu'il devait en avoir lourd sur la pensée...

Il se coucha devant le sac, repliant sa patte à son poitrail pour couvrir les marques mal-guéries infligées par Tache d'If. Celles sur son autre épaule, venant des Griffes d'Argent (lire : d'une fourchette), avaient presque complètement disparues sous son poil. Comme quoi son Véto faisait du meilleur boulot que leurs Vétos des Chats.