Unies par la peine ~ ft Opale -abandon

Un rien suffit à changer une destinée; un seul grain de sable dans l'engrenage du temps et de la vie peut empêcher l'harmonie des rouages de l'immense horloge; une fissure suffit, pour que l'immense sablier se vide lentement de ses rêves, de ses joies, de ses rêves et de toutes ses merveilles. Un rien suffit pour tout bouleverser. Un sourire, une larme, une sortie, sans jamais revenir. Une nouvelle étoile dans le ciel, et un nouveau petit éclat de jade se détachant, une étincelle dans les prunelles qui s'éteignait, en écho à un cœur qui, peu à peu, se brisait. Museau Bleu était habituée au vent qui rugissait, aux remous et aux vagues, à danser dans le chaos, dans le torrent, dans la vie et la nuit; mais cette dernière tempête avait mis à mal la barque de son âme, et c'était avec peine que, sous une pluie battante de regrets et de peine, elle maintenait la tête hors de l'eau, fière, et forte, et sûre d'elle; c'était avec peine qu'elle tenait, pour son Clan et ses proches - mais pas pour elle. Pas pour l'instant... Il faudrait du temps, pour guérir, et aucune plante ne pouvait soigner un cœur brisé; face à cela, même les guérisseurs et les constellations étaient impuissants. Il y avait eu trop, trop de conflits, trop de pertes, trop de séparations et de drames en trop peu de temps. Trop d'adieux, et de mots non dits, trop de "Je t'aime" qui ne seraient plus jamais murmurés. Mais on ne pouvait rien y changer... Avec toute la mélancolie de l'écume qui se pose, mourante, sur la grève, un pâle sourire frissonnant erra sur le visage de la belle lieutenante, et elle se secoua: rester figée là, dans le froid, n'aiderait sûrement pas. Ça ne les ramènerait pas. Ça ne réparerait pas.

Eau Turquoise
La fin d'une ère
Une amie, une mère
Une des dernières
Un passé doux-amer
Un ange de lumière

Caresse du Vent
Son enfant
D'un instant
Le fils d'océan
L'ami du printemps
Qui riait gaiement
Elle l'aimait tant

Nuage d'Ambroisie
Le tout petit apprenti
Qu'elle aimait plus que la vie
Une petite étoile dans la nuit
Le premier qui lui avait souri
Le plus fragile, et tellement gentil
Et le premier qui était... Parti

Et puis il y avait tous les autres, qu'ils datent de bien des lunes ou soient tellement récents
Il y avait Fougère, Ombre, Pierre, il y avait Galet, et aussi leur père; il y avait sa famille
Et puis, ses amis; il y avait Corbeau, Mésange et Matin Embrasé, Étoile de Pierre aussi
Puis les morts injustes, comme celle de Taupe, ou de Petite Améthyste - tant de pertes !
Mais la vie devait continuer, pas vrai ? Pleurer et faire fleurir les regrets ne les ramènerait pas.

« Et le printemps refleurira. » souffla-t-elle, en s'approchant du tas de gibier.

Elle devait y croire
Pour ne pas tomber
Ne pas s'effondrer
Et garder espoir

Alors elle prit, avec délicatesse, une truite dans la réserve, quoique peu remplie
Elle choisit une belle proie, sachant les chatons et les anciens déjà nourris;
Ce n'était pas pour elle, de toute façon... Elle n'était que la visiteuse, avec un cadeau.
Bientôt, sa silhouette se dessinait contre le ciel, à la porte de la tanière du guérisseur
Et elle s'y glissa, laissant à nouveau passer les rayons du soleil pour s'approcher d'un nid.
Elle posa, près d'une jolie féline irisée, la proie, puis une boule de mousse imbibée d'eau;
Quand enfin elle s'installa, ce fut avec un léger sourire, et des paroles toutes parées de douceur.

« Comment vas-tu, Nuage d'Opale ? »

Ne me réponds pas bien
Je sais ce que c'est
D'être triste quand tu penses
Que personne n'observe.

Museau Bleu préférait aider les autres que se murer dans son chagrin
Et prendre soin des plus jeunes; la pierre précieuse n'était pas seule
Parce qu'après tout, la lieutenante et elle étaient unies par la peine.

Pensive, Museau Bleu s'était allongée dans un des nids voisins de celui de Nuage d'Opale, et, par gestes lents, délicats, empreints d'habitude, avait lissé sa fourrure de sable et d'écume en tâchant de chasser les pensées et les souvenirs qui se présentaient à ses grands yeux vert jade. Sa fourrure. Contre celle de Petite Ambroisie, encore minuscule nouveau-né. Dans laquelle Caresse du Vent - qui ne portait pas encore ce nom-là - cachait, jeune apprenti, son petit visage aux prunelles de soleil. Contre celle de Matin Embrasé pendant qu'ils partageaient une proie et riaient. Effleurant celle d'Étoile du Corbeau, dans la nuit, pour la plus belle des danses. Trempée par la pluie, ce jour-là, près de la tombe d'Eau Turquoise, parce que le ciel pleurait avec elle. Ses yeux de jade. Des yeux de plantes et d'eau, les clés de son royaume secret, les fenêtres de l'âme. Les yeux qui ressemblaient tant à ceux de certains de ses frères. Des yeux qu'elle ne voyait plus qu'embrumés par la nostalgie, dans les flaques. La lieutenante se tira de ses pensées, avec un grand pincement au cœur, en entendant Opale lui répondre, et réalisant, heureuse plus que jamais d'être maîtresse d'elle-même, que l'apprentie la dévisageait, curieuse.

« Moi? » demanda-t-elle.

Un regard autour d'elles, comme si cette question ne pouvait être pour elle.
Museau Bleu se fendit d'un petit rire, lumineux dans la nuit, et attendit - patience.
Quand enfin, la petite pierre précieuse la regarda à nouveau, elle souffla, espiègle:

« Tu vois quelqu'un d'autre ? »

Mais déjà, l'iridescente novice répondait, d'une voix enrouée, qui fit mal à son aînée:

« Eh bien... ça dépend la version que vous voulez entendre.
Disons tout simplement qu'il y a des hauts et des bas.
Le soleil brille aujourd'hui. »

Le soleil brille aujourd'hui. Oui, et la neige ne tarderait pas. Un jour, le printemps refleurirait. Tout ça, c'était des généralités, mais... Ça ne répondait pas tellement à la question, pas du tout en fait - et les hauts et les bas, Museau Bleu ne les ignorait pas; elle aurait juste aimer savoir où, dans cette montagne russe de la vie, retrouver la sœur d'Émeraude, plus réservée apprentie. Qu'est-ce qui avait poussé celle-ci à se disputer avec la rouquine. À hurler dans le Clan comme si toute la détresse et la colère emmagasinés dans ce corps à la démarche un peu gauche venaient de déborder. Que ressentait Opale, aussi, après le choc de la perte de son mentor - Museau Bleu repensa au sien, et sentit une épine de glace lui transpercer le cœur en entendant la voix, dans sa tête, de Cœur des Cascades, accompagnée d'un sourire. Son mentor à elle lui manquait. Et, comme Opale, elle savait ce que ça faisait, de le voir mourir. Sauf que pour Cœur de Ronce, ils n'avaient pas pu l'enterrer. La rivière était cruelle parfois... Reprenant un guerrier et un apprenti dans la même journée. Et Opale n'avait pas à porter tant de poids seule - elle était bien trop jeune pour ça. La gorge de la lieutenante se noua. Que dire ? Finalement, elle utilisa les mots simples qui lui venaient; il n'y avait rien d'autre à dire.

« La version que je veux entendre ? Nuage d'Opale, tutoie-moi, déjà.
Je ne viens pas te voir en tant que lieutenante. Je ne voulais pas te laisser seule.
À toi de décider ce que tu as envie de raconter mais... Est-ce que tu me donnerais la vérité ? »

Une pause, pour garder sa voix bien posée, modulée.
Un regard amical, clair, tendre, loin des codes et des rôles.

« Comment tu te sens, depuis qu'on t'a ramenée au camp.
Qu'est-ce que tu penses, confinée ici. Comment tu te sens.
Pourquoi cette dispute avec Nuage d'Émeraude, après la bataille. »

Elle sourit, sincère.

« Tu peux me parler de tout ce que tu veux.
Personne ne saura ce que tu pourrais dire.
Je te donne juste la possibilité de parler.
Et un moment pour exprimer tout ce que tu ressens. »

Et ainsi, la tête posée sur les pattes avant, elle attendit, patiemment.

Museau Bleu n'était pas stupide. Elle avait vécu bien des choses, beaucoup plus que Nuage d'Opale, dans sa petite vie de bientôt un an, n'avait vécu. Ainsi, par experience sans doute, elle savait très bien que l'apprentie ne disait pas tout. Ce n'était pas bien délicat à savoir. Beaucoup trop peu de mots pour beaucoup trop d'événements en quelques jours. Peut-être s'attendait-elle à ce qu'elle ouvre son coeur aussi rapidement, avec seulement une petite phrase toute simple pour obtenir ces paroles libératrices? Ça n'allait pas être si simple. Nuage d'Opale, depuis qu'elle était Petite Opale, n'avait jamais bien facilement ouvert son coeur. L'indifférence environnante avait été suffisante pour lui faire comprendre que la plupart des chats s'en moquaient bien, qu'ils n'écouteraient que d'une oreille et oublieraient la nuit d'après en faveur de ragots plus alléchants, qui blesseraient un autre chat.
Ça n'en valait donc pas la peine.

« La version que je veux entendre ? Nuage d'Opale, tutoie-moi, déjà. Je ne viens pas te voir en tant que lieutenante. Je ne voulais pas te laisser seule. À toi de décider ce que tu as envie de raconter mais... Est-ce que tu me donnerais la vérité ? »

La vérité? Non, pensait l'apprentie Opaline. Elle ne lui donnerait pas toute la vérité, mais que des éclats, des semi-vérités, des semi-mensonges. Elle n'évoquerait pas Caresse du Vent, dont elle était amoureuse, car elle savait que la lieutenante avait été à la tête de la patrouille qui l'avait attaqué. Elle savait le sort réservé à son père et son ami lorsque l'amour liant ce dernier et une femelle du Clan du Vent avait été découvert. Nuage d'Opale avait survécu, et elle tenait tout autant à ses yeux qu'à sa vie. C'était aussi une manière de protéger son amant du Vent - on lui avait parlé des chats de son Clan, et elle avait écouté. Elle les savait désormais xenophobes pour la plupart, Caresse du Vent étant le vilain petit canard de la mêlée, et capables de violences s'ils étaient pris sur le fait. Jamais le nom de Caresse du Vent n'effleurerait le bout de ses lèvres, tant qu'elle ne le prononçait pas en face de lui - et lui seul.

« Comment tu te sens, depuis qu'on t'a ramenée au camp. Qu'est-ce que tu penses, confinée ici. Comment tu te sens. Pourquoi cette dispute avec Nuage d'Émeraude, après la bataille. »

C'était beaucoup de questions, beaucoup de problèmes révélés au grand jour. Bien sur sa dispute avec Nuage d'Émeraude n'était pas passée inaperçue. Le Clan tout entier l'avait entendue.

« Tu peux me parler de tout ce que tu veux. Personne ne saura ce que tu pourrais dire. Je te donne juste la possibilité de parler. Et un moment pour exprimer tout ce que tu ressens. »

Elle n'y croyait pas. Non pas qu'elle n'aimait pas Museau Bleu, bien au contraire. C'était une grande guerrière qu'elle respectait. Mais elle connaissait la nature des chats, elle-même n'était pas totalement pure, dénuée de vices. Un jour, si elle les partageait, ses mots finiraient par être donnés à d'autres, puis à d'autres, et ça n'en finirait jamais. Je ne te donnerais pas tout, Museau Bleu, je suis désolée.

« Nuage d'Émeraude et moi sommes très différentes, même si on est soeur. Là où elle est le soleil, je suis plus comme la lune. On grandit, on trouve des buts différents, opposés même, et on est pas d'accord. Au bout d'un moment, ça craque, c'est tout. »

Demi-verité. Demi-mensonge. Tout ce qu'elle disait était vrai, mais ce n'était pas toute la vérité. Il manquait des éléments essentiels, mais au fond, cette dispute découlait de très lointains différents qui les opposaient et n'avaient jamais été révélés. Et parler et expliquer sans omettre le moindre détail pourquoi Nuage d'Émeraude et Nuage d'Opale s'étaient opposées violemment prendrait au minimum une journée entière.

« Et j'en avais marre d'être considérée comme une idiote. Comme une moins que rien. D'être une référence en matière de nullité, au point qu'être surpassé par une personne comme moi ou Nuage de Quartz soit quelque chose de totalement humiliant. Je lis le jugement ou le dégout sur le visage de chats tout les jours. Pauvre femelle que je suis, il faudrait que je reste à ma place, que je ne brille pas trop, et quand c'est le cas, c'est également une mauvaise chose. J'en ai marre d'être la déception ambulante du Clan. Je n'ai pas demandé à être une bête de foire, c'est tout. »

Elle repensa à Merle Noir. Ils avaient pris leur distance après la mort d'Étoile de Pierre, il lui faisait un peu peur désormais. Pourtant, il était le seul à la comprendre, à l'accepter pour ce qu'elle était.

« On pourra cracher sur Merle Noir autant qu'on voudra, mais il a toujours été le seul à me respecter et à ne jamais me demander de changer ou de faire un effort. Effort pour quoi, on se demande. Pour être un peu moins moi-même j'imagine. »

Nuage d'Opale reprit le silence, marquant une pause. En avait-elle trop dit? En avait-elle assez dit?

« Nuage d'Émeraude et moi sommes très différentes, même si on est soeurs.
Là où elle est le soleil, je suis plus comme la lune.
On grandit, on trouve des buts différents, opposés même, et on est pas d'accord.
Au bout d'un moment, ça craque, c'est tout. »

Museau Bleu hocha la tête, compréhensive et compatissante, ces mots lui rappelant d'autres évènements passés - et les innombrables disputes de Fougère et Pierre qui, malgré tout l'amour du monde, s'opposaient tellement; combien de fois Ombre de Lune et elle n'avaient pas du jouer les intermédiaires, et calmer leurs deux frères ? C'était normal, en grandissant... Mais la lieutenante pouvait aussi sentir autre chose, et l'apprentie répondait à côté: quel était ce non-dit, qui occupait la tanière comme un troisième félin jouant dans leurs fourrures ? La princesse de la rivière fixait toujours son iridescente cadette de ses grands yeux verts. Elle attendait. Attendait de pouvoir tout saisir. Attendait que l'opaline novice déleste l'immense poids qu'elle avait sur le cœur. Attendait, simplement, que le silence revienne. Tact, patience, douceur. Le regard de jade n'était qu'un immense océan de sincère tendresse. Museau Bleu avait d'autres activités, c'était vrai, mais pour elle, s'occuper de son Clan, c'était ça, aussi; alors qu'à cela ne tienne, elles avaient tout le temps.

« Et j'en avais marre d'être considérée comme une idiote. Comme une moins que rien.
D'être une référence en matière de nullité, au point qu'être surpassé par une personne
comme moi ou Nuage de Quartz soit quelque chose de totalement humiliant.
Je lis le jugement ou le dégout sur le visage de chats tout les jours.
Pauvre femelle que je suis, il faudrait que je reste à ma place,
que je ne brille pas trop, et quand c'est le cas, c'est également une mauvaise chose.
J'en ai marre d'être la déception ambulante du Clan.
Je n'ai pas demandé à être une bête de foire, c'est tout. »

Pauvre femelle que je suis. Museau Bleu connaissait bien ce genre de regards.
La lieutenante à la pelisse de sable et d'écume avait refusé de se taire.
Refuser de mettre en veilleuse sa jolie lumière. Elle était elle, point barre.
Dans ses défauts, ses qualités, ses réussites et ses échecs. Et la colère d'Opale...
Son aînée pouvait presque la ressentir. Et cette colère-là était bien légitime.

« On pourra cracher sur Merle Noir autant qu'on voudra, mais il a toujours été le seul
à me respecter et à ne jamais me demander de changer ou de faire un effort.
Effort pour quoi, on se demande. Pour être un peu moins moi-même j'imagine. »

Plus un son dans la tanière d'Écho des Ruisseaux, à présent. Les deux femelles se taisaient.
Museau Bleu ne commenterait pas le commentaire sur Merle - le frère de son filleul.
Elle n'y avait pas sa place, et s'était toujours tenue hors des comentaires sur le félin de jais.
Mais elle avait des choses à dire à Opale, sur tout le reste, et d'autres questions à poser...
Sa voix calme, comme une jolie mélodie aussi cristalline que le torrent, était douce, mais sérieuse.
Chaque mot pesé avec soin; pas pour éviter une colère, comme avec Émeraude au retour du combat;
Non, juste pour ne pas brusquer sa sœur, si différente, et faire se refermer Opale, qui parlait enfin.

« Moi, je ne te demande pas de changer. Je suis venue te parler.
Et toi, tu pensais que je m'adressais à quelqu'un d'autre.
Mais je suis venue pour toi, simplement. Pourquoi changerais-tu ?
J'ai eu les mêmes regards, avant, parce que j'étais une fille.
Ceux qui te méprisent, ou font de même avec Quartz, sont des idiots;
La différence est précieuse, c'est un trésor. En revanche, Opale...
Je sais que ta sœur est bornée, parfois, mais ne laisse pas la différence
Vous séparer. Prends soin d'elle, prends soin de toi, surtout. »

Museau Bleu inspira profondément.
Elle ne pouvait tout raconter.
Ses mots éclosaient de ses souvenirs...
Il aurait fallu des lunes pour tout dire.
Et de toute façon, elle importait peu.

« Brille autant que tu peux, ou échoue, qu'importe.
Sois toi-même, tout le temps. Tu n'es pas une déception.
Tu es toi. Et tu as tes forces. La rivière est ton amie.
Tu as les moyens de faire des preuves. Prouve-leur.
Qu'ils ont tort, que leurs jugements importent peu.
Mais surtout, surtout, Opale, sois heureuse.
Envoie les se faire voir, d'accord ? »

Dans la pénombre de l'antre du guérisseur
Où ne dansaient que quelques éclats de lumière
La voix de la lieutenante n'était plus que murmure
Quand elle posa enfin la question qui lui brûlait les lèvres.

« Je conçois que toi et Émeraude soyiez bien différentes, mais...
Ta colère, juste au moment où elle est rentrée après la patrouille.
Ça a un rapport avec le combat de ce jour-là ?
Tu étais inquiète pour elle, au début, ça se voyait.
Et puis vous vous êtes mises à hurler l'une sur l'autre.
Ça a un rapport avec quelque chose qu'elle a fait ? »

Un étrange sourire dansa sur ses lèvres.

Tu n'es pas la seule à avoir des secrets.

Nuage d'Opale s'étira longuement, faisant trembler son dos courbé encore douloureux. Elle ne put réprimer un éternuement aigu qui lui arracha la gorge. Il lui restait encore de nombreuses séquelles de l'accident, qu'elle essayait non pas d'oublier, mais d'accepter. Accepter qu'elle n'avait rien pu faire, que tout ce qui s'était produit avait été au dessus de ses forces, qu'elle avait probablement été terriblement stupide de plonger pour essayer de les récupérer. Il avait probablement été trop tard dès l'instant où les deux félins avaient plongé le museau dans l'eau. Elle avait mis sa vie en danger et maintenant, elle usait les plantes devenues rares et précieuses de leur guérisseur, Écho des Ruisseaux.

- Moi, je ne te demande pas de changer. Je suis venue te parler. Et toi, tu pensais que je m'adressais à quelqu'un d'autre. Mais je suis venue pour toi, simplement. Pourquoi changerais-tu ? J'ai eu les mêmes regards, avant, parce que j'étais une fille. Ceux qui te méprisent, ou font de même avec Quartz, sont des idiots; la différence est précieuse, c'est un trésor. En revanche, Opale... Je sais que ta sœur est bornée, parfois, mais ne laisse pas la différence vous séparer. Prends soin d'elle, prends soin de toi, surtout.

Facile à dire, eut-elle envie de marmonna, mais elle se ravisa, préférant économiser le peu de voix qu'elle possédait et reposer le plus possible sa gorge bien douloureuse. Il lui semblait que Museau Bleu ne connaissait pas sa soeur, Nuage d'Émeraude - et peut-être que personne ne la connaissait vraiment.
Une chose était sure, néanmoins; la rouquine était plus bornée que n'importe qui, incroyablement rancunière et de surcroît beaucoup trop susceptible. L'adolescence, peut-être - mais c'était une excuse que l'on utilisait pour tout les traits négatifs des vieux enfants et des jeunes adultes, et pour Nuage d'Opale, il s'agissait plus de traits naturels à sa soeur. De qui les avait-elle hérité? C'était une question irrésolue qui le resterait probablement jusqu'à la fin de ses jours. Elle soupira, levant les yeux au ciel. On ne pouvait pas lui en vouloir d'être ainsi, et pourtant, ne pouvait-elle pas se maitriser?

- Brille autant que tu peux, ou échoue, qu'importe. Sois toi-même, tout le temps. Tu n'es pas une déception. Tu es toi. Et tu as tes forces. La rivière est ton amie. Tu as les moyens de faire des preuves. Prouve-leur. Qu'ils ont tort, que leurs jugements importent peu. Mais surtout, surtout, Opale, sois heureuse. Envoie les se faire voir, d'accord ?

L'apprentie opaline fronça le museau malgré elle lorsqu'elle réalisait que le sujet de Merle Noir avait été évité. Certes, il avait beaucoup de défauts - plus que de raison - et pourtant il restait l'un des leurs. Un guerrier voulant agir pour son Clan, maladroitement parfois, et même si plus le temps passait, moins elle le comprenait, Nuage d'Opale avait tendance à penser qu'il ne méritait pas tel traitement.
On ne lui donnait pas le droit d'être heureux.

- Je conçois que toi et Émeraude soyiez bien différentes, mais... ta colère, juste au moment où elle est rentrée après la patrouille. Ça a un rapport avec le combat de ce jour-là ? Tu étais inquiète pour elle, au début, ça se voyait. Et puis vous vous êtes mises à hurler l'une sur l'autre. Ça a un rapport avec quelque chose qu'elle a fait ?

Elle haussa les épaules, piochant grossièrement - adieu les manières dans la tanière du guérisseur - dans le poisson apporté par la lieutenante. Hors de question de lui parler de Caresse du Vent, ni de Nuage de Muguet, ni d'aucune de ces relations interclaniques. Nuage d'Opale tenait à ses deux yeux.

- On n'a pas les mêmes convictions, justifia-t-elle alors. Nuage d'Émeraude pourrait se battre contre n'importe qui pour son Clan. Moi, je n'aime pas me battre, et j'ai jugé qu'ils auraient plutôt pu discuter calmement, trouver un compromis. Ça ne m'a pas plus, ça ne lui a pas plus... des disputes d'ado, quoi.

Nuage d'Opale se doutait bien que la lieutenante ne se contenterait pas de ça, et qu'il lui fallait peaufiner davantage. À mesure que les jours passaient, que sa relation avec Caresse du Vent avançait, elle élaborait des mensonges simples et cohérents, de plus en plus construits. Ça ne lui plaisait pas, mais ces piques désagréables lorsqu'elle mentait n'étaient rien comparées au bonheur qu'elle pouvait vivre lorsqu'il était près d'elle. Il lui manquait. Comment le prévenir, là bas, qu'elle ne pourrait pas le voir avant un petit moment? Serait-il inquiet?

- Elle a vite pensé que je m'inquiétais plus des victimes de l'autre Clan que d'elle, et ça l'a blessé. C'était faux, c'est juste que nous sommes immenses par rapport à eux, le rapport de force m'a l'air bien différent et... il m'a paru évident qu'on prendrait le dessus face à ces petits guerriers et apprentis. J'ai confiance en Nuage d'Émeraude, je n'étais pas inquiète, mais elle aurait préféré que je le sois. C'est pour ça qu'on s'est disputées. Mais dis moi, pourquoi tant que questions?

La lieutenante aux yeux verts, fille et amie de la rivière, s'était assise, perle de jade à la fourrure beige et grise, face à l'opale qui à présent, commençait à manger le poisson aux belles écailles irisées, attendant, dans le silence empli de petits sons de partage, mais aussi de secrets - tellement, tellement de non-dits. Et ce faisant, ses pensées la ramenaient à la bataille frontalière, aux côtés de Nuage d'Émeraude, face à Nuage du Vent mais aussi Rosée Nocturne... Comment allait la guerrière ? Bien, l'espérait l'aînée: tous les Clans avaient besoin de personnes disposées à discuter, à comprendre, et à ne pas faire couler en vain, inutilement, des flots pourpres de sang; des membres sages, intelligents, intègres, loyaux, et honorables. Oui, Rosée Nocturne était une bonne guerrière, et si les choses avaient été différentes, elles auraient pu être amies, peut-être, au delà du respect noué à la frontière après une attaque. Si les choses avaient été différentes, Nuage du Vent et Museau Bleu auraient pu être amis, et même une famille, parce qu'au fond de leurs cœurs, ils le savaient, ils se considéraient comme une mère et son fils. Si les choses avaient été différentes... L'apprentie pierre précieuse reprit la parole, la seconde d'Étoile d'Or l'écoutant avec attention, et retenant un sourire face à l'explication légère de la fille d'Aigue-Marine.

« On n'a pas les mêmes convictions. Nuage d'Émeraude pourrait se battre contre n'importe qui pour son Clan. Moi, je n'aime pas me battre, et j'ai jugé qu'ils auraient plutôt pu discuter calmement, trouver un compromis. Ça ne m'a pas plus, ça ne lui a pas plus... des disputes d'ado, quoi. »

Un discours sensé. Oui, Opale avait le potentiel d'une de ces guerrières sages dont Museau Bleu aurait rêvé, quoique elle soit sans doute un peu trop pacifiste pour son bien. Parce que tous les étrangers n'étaient pas Nuage du Vent. En réalité, si les sœurs trouvaient un équilibre, dans leur nid de pierreries, leur lien saurait leur forger une stature de guerrières parfaites, et un bouclier plus fort que le diamant... Si elles se réconciliaient. Et elles le feraient bien sûr, mais quand ? La vétérane eut un pincement au cœur en repensant à sa propre portée; aujourd'hui, elle était la seule à ne pas fouler les Terres Étoilées, et ils lui manquaient. C'est précieux, une fratrie ! Mais avant qu'elle ne se perde dans sa nostalgie, la novice l'en tirait, continuant son histoire.

« Elle a vite pensé que je m'inquiétais plus des victimes de l'autre Clan que d'elle, et ça l'a blessé. C'était faux, c'est juste que nous sommes immenses par rapport à eux, le rapport de force m'a l'air bien différent et... il m'a paru évident qu'on prendrait le dessus face à ces petits guerriers et apprentis. J'ai confiance en Nuage d'Émeraude, je n'étais pas inquiète, mais elle aurait préféré que je le sois. C'est pour ça qu'on s'est disputées. Mais dis moi, pourquoi tant que questions? »

Incompréhension. Tristesse. Vexation. Colère.
Mais aussi Loyauté, Confiance, Tendresse, Amour.
Émeraude et Opale... Opale et Émeraude.
Museau Bleu repensa à la petite flamme:
De toute façon, elle était si frustrée lors de leur retour...
L'incendie avait été incontrôlable. Et prévisible, au fond.
L'apprentie d'Étoile d'Or devait apprendre la douceur
- Contrôler cette colère qui l'envahissait et brûlait parfois
Dans ses yeux verts, et dans son cœur d'enfant.
Le temps s'en chargerait un peu, sans doute.
Du temps que Museau Bleu sentait s'égrener:
Son corps n'était plus aussi fort qu'avant, elle le savait.
Elle avait eu de nombreuses lunes, en vivait d'autres.
Pas infinies. Les secondes s'avéraient si précieuses !
Du temps que la lieutenante n'avait plus pour les mensonges.
La question ne la surprit pas - elle en posait tant, il fallait un retour !
Elle prit une profonde inspiration, avant de chercher l'autre regard.
Elles n'étaient que deux, et Opale méritait une réponse, pour avancer.
Alors, doucement, posément, la fille de la rivière offrit sa réponse.

« Parce que j'étais curieuse. Parce que je voulais comprendre votre dispute, et te parler.
Parce que moi aussi, j'aurais préféré que tout ceci se règle par une discussion, tu sais.
D'ailleurs, c'est ce que j'ai fait pendant que d'autres se tapaient dessus...
Certains savent discuter: certains voient directement les autres Clans en ennemis.
Mais tout n'est pas noir ou blanc, tout est gris. Et je voulais te parler parce que...
Je voulais te parler du combat de ce jour-là. T'offrir ma version des choses. »

Elle esquissa un demi-sourire triste.

« Je suis fatiguée de leur orgueil, et une vieille comme moi peut bien perdre un œil. »

Elle avait déjà perdu sa famille, ses enfants.
Qu'avait-elle à perdre, son rang ?
Elle avait envie de faire confiance à Opale.
Tant de non-dits, dans ce « perdre un œil »;
Une référence à une histoire bien connue.
Celle d'Étoile de Pierre, évidemment.
Museau Bleu murmura, avec douceur:

« Tu ne me dis pas tout je pense, mais qu'importe ?
Moi, je veux te parler. Et je te fais confiance là-dessus.
Peut-être qu'un jour toi tu me feras confiance.
Et si non, tant pis. Mais... Je peux te raconter quelque chose ? »

En attendant, elle fit comme si elle n'avait rien dit de spécial;
Une bouchée de poisson plus tard, elle releva la tête.
Qu'allait répondre sa cadette ? L'avenir le dirait bien...