Un nid de cafards que ce Clan (avec Étoile Vaillante puis Perce-Neige) - abandon

Spoiler:

Mon repas venait d'être achevé. La carcasse gisait à mes pattes. Des morceaux de chair restaient coincés entre mes crocs. Mes babines étaient tâchées de son sang. Mais aujourd'hui,comme depuis la mort de Nuée d'Alcidés, la chair de ce foutu lapin avait été fade, âpre. Plus le temps passait, plus les choses perdaient de leur saveur, de leur intérêt. Machinalement, j'enterrai le squelette dans le sol, avec les autres. Si j'avais su que ce repas serait mon dernier, j'aurais probablement agi différemment. Je serais allée le partager avec Cri des Albatros et ses petits, entourée de mes petits fils et filles, de ma fille. Peut-être aurais-je accepté la présence de mon compagnon à mes côtés, pour célébrer pour la dernière fois la cérémonie du partage. Oui, tout aurait été différent.

Mais ce genre de choses ne pouvait se prévoir. C'est ainsi que j'avais tâché d'éviter tout ce beau monde, toute ma famille, et que j'avais avalé cette proie sans y prendre aucun plaisir, avec cette envie sombre de quitter ce monde. Cette pensée était complètement lâche et irresponsable. A la hauteur du monstre que j'étais.

Crocs Nacrés m'interrompit dans mes pensées embuées.

" Je rentre à peine et euh... comme ma mère n'est pas là, je pense que c'est à toi qu'il faut que je le dise... J'ai croisé un guerrier de l'Ombre près du chemin du tonnerre, et euh... il m'a demandé pourquoi notre guérisseuse traînait dans les falaises... Il me semble que... 'fin... voilà... "

J'hochai la tête, mécaniquement, comme pour signaler hypocritement que j'intégrais une information que j'avais à peine écoutée. Il fallut de longues secondes pour que cette dernière monte jusqu'à mon cerveau et déclenche ses engrenages. Et la lumière fut. Notre guérisseuse. Je me figeai, et le fixai. Cœur Fleuri.

A cet instant précis, toute raison et logique avait quitté mon esprit. L'image de ma soeur remontait depuis mes souvenirs. Je ne voyais qu'elle, comme si elle se tenait là, devant moi. Des sentiments complètement contradictoires m'envahirent. Je ne savais ce que je ressentais exactement à ce moment-là, mais j'étais sûre d'une seule chose. Je devais la voir. MAIN-TE-NANT.

Je ne pris même pas la peine de répondre au guerrier. A vrai dire, j'avais même complètement oublié sa présence. Je n'étais concentrée que sur une idée unique. La retrouver. Elle était là ! Juste devant moi, à quelques longueurs de queue, et me sommait de la suivre. Tour à tour, elle me narguait, ou me suppliait de la rejoindre. Elle me manquait autant que je voulais l'étriper.

J'étais sortie du camp comme un automate, les yeux fixés sur l'horizon. Ceux qui me virent passer se firent très certainement une réflexion sur mon comportement étrange. Je ne les remarquais pas. Je ne faisais qu'avancer, sans m'arrêter, jusqu'aux falaises. Une fois à l'extérieur, mes foulées se firent de plus en plus grandes, jusqu'à ce que je me mette à courir. Tel un fier chat du clan du vent, je galopais à toute vitesse à travers la lande. Mon cerveau tournait à toutes vitesses. J'avais de grands flashs qui me revenaient en mémoire. Nos bêtises, nos disputes. Mais surtout le sang sur mes pattes, son goût dans ma gueule. Son regard. Ce regard me pesait. Ce regard me hantait. Il était précurseur de ce que je deviendrais. De ce que j'étais devenue.

Le chemin vers les falaises était long. Mais je ne m'arrêtais pas. L'adrénaline me donnait la force de continuer, et ce, même s'il fallait m'arracher la peau des coussinets. Je finis par arriver, haletante, mais ne perdis pas une seconde. Son odeur était si forte. Je m'enivrais d'elle. Elle s'infiltrait par toutes les pores possibles, pour que je m'en empreigne totalement. Je fermai les yeux pour mieux la humer. Ce fut des doux souvenirs qui vinrent. Une larme se mit à perler. Depuis combien de temps que je ne l'avais pas vue? Elle s'était enfuie comme une lâche, elle nous avait abandonné. Elle ne m'avait même pas dit au revoir...

Sa silhouette se détacha soudainement de la brume. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. En d'autres circonstances, j'aurais été si heureuse de la revoir. Retrouver sa voix douce et rassurante... Me blottir dans son chaud pelage... Ronronner de concert avec elle, comme lorsque nous nous soutenions en cas de coups durs. Je demeurais figée en la voyant au loin. Incapable de bouger. L'émotion m'étranglait. J'avais l'impression que mon estomac se tordait jusqu'à vomir mes tripes.

Empty, Jay-Lounge

Perce-Neige inspira longuement. Après avoir ouvert les yeux, elle tourna la tête vers son flanc et commença à pleurer en couinant. Déchet lui manquait horriblement. Son joli sourire, ses « on fait quoi aujourd’hui ? » claironnants, sa vie, son souffle apaisé lorsqu’il s’endormait. Il avait rejoint un nid de Bipèdes, et elle l’avait regardé partir en souriant alors que son cœur se fractionnait. Son Cœur … Quelle vaste blague. Elle commença à se parler à elle-même en pleurant :

« Qu’est-ce qu’on va faire, aujourd’hui, Déchet ? … » Elle leva les yeux vers le ciel, espérant que sa détresse disparaîtrait un jour, à moins qu’elle ne disparaisse avant sa détresse … « On pourrait aller voir au-delà des collines et des marais … Ou voir des falaises … plus grandes que les cimes des arbres … tellement hautes qu’on peut toucher le ciel … » Elle finit par rire d’elle-même. « Ah, qu’est-ce que tu penserais si tu voyais ta Perce-Neige comme ça, hein ? »

Elle pensait aussi à son Alcy des Étoiles. Est-ce qu’il était triste, là-haut ? Elle était tellement seule … A quoi servait le bonheur d’être libre si elle ne pouvait le partager avec personne ?

A quoi ça servait d’être libre, tiens ?

Avant, le sentiment d’être libérée de ses responsabilités l’avait fait se sentir si grande ! Mais maintenant, que lui restait-il ? Elle repensait à tous ces parents qu’elle avait vus si heureux de voir leurs enfants, à tous ces passionnés de remèdes qui venaient écouter ses enseignements, à sa sœur et son rire, à Nuée d’Alcidés et ses yeux mouillants, à Cri des Albatros et son enthousiasme débordant. Elle repensait à tout ça et elle pensait qu’elle avait tout envoyé en l’air. Sauf elle, elle ne s’était jamais envoyée en l’air, haha c’était drôle ça ! Elle qui avait toujours désespérément voulu une famille, un compagnon, elle avait perdu tout ce qui avait été important pour elle pour rien. Sur ce dernier constat amer, Perce-Neige ferma les yeux à regrets.


Cœur Fleuri battit des paupières et regarda vers les falaises. Elle ne les voyait pas d'ici, mais elle songea qu'elle aimait bien cet endroit, on y trouvait une foule de remèdes. Et puis il y avait eu ce jour où elle avait sauvé Nuage Nacré d’une chute mortelle, ça lui faisait des souvenirs … Et si elle y allait, tiens ? Si elle retournait là-bas ? Qu’est-ce qui la retenait dans ce trou, de toute façon, sinon le fantôme de Déchet ? Rien, il n'y avait plus de vie ici.

En marchant, la guérisseuse commença à se rappeler. Quand elles étaient apprenties, sa sœur et elle se retrouvaient souvent ici, parfois pour jouer, quelques fois pour parler de choses qui leur pesaient sur le cœur, souvent pour se taire. Elle aurait tellement aimé la revoir l’attendre là, cachant des larmes de peine, un regard de défi ou un air mélancolique. Puis elle rit de son idiotie. Étoile Vaillante et Perce-Neige étaient deux noms qui n’allaient plus ensemble. En grandissant, elles avaient perdu leur cœur …

Elle leva soudain le nez, interloquée. Est-ce que la brume qu’elle voyait était dans sa tête ? Sans doute, elle n’y voyait plus rien depuis que Déchet était parti … L’écaille huma l’air et murmura :

« Ah ! Ça sent comme Vaillante … »

Elle sourit faiblement puis se retourna. Elle toussa, s'étrangla, la brume rentrait brutalement dans sa gorge et elle le sentait : son Cœur était revenu à sa place, là où Déchet, Alcidés, et tous ceux qu'elle aimait avaient laissé un vide énorme. La brume se condensa dans son corps et elle exhala une pluie de larmes. Elle fit quelques pas, claudiquant comme une infirme dans son manteau de fourrure sale, avec comme seule parure deux yeux rougis par tous ses sanglots.

« Tu m’as manqué … »

Son sourire grinçait sur le silence et son regard fou cherchait à transpercer le rideau opaque qui la séparait de sa sœur.

« S'il-te-plaît … Sauve-… Sauve-moi … On peut tout recommencer … »

Elle avait raté sa réincarnation en Perce-Neige. Elle voulait bien l'avouer, elle ferait tout pour se repentir. Elle avait besoin d'elle. Elle avait besoin de sa compagne de crime, de son alter ego, d'un des plus beaux soleils de sa vie, du plus chaud des regards qui l'ait jamais regardée, de l'amour le plus pur qu'elle ait jamais pu ressentir. Elle aurait tout donné pour ne plus avoir aussi froid …

C'était bien elle, là, juste devant moi. Ma douce et tendre soeur. Ma camarade de toujours. Elle s'approchait de moi, tandis que je demeurais incapable de bouger. Je ne pouvais que fixer ses formes déformées par les larmes. Ses formes si familières, autrefois si apaisantes... Coeur-Fleuri, celle que j'aimais tant... Celle que j'avais tant aimé. En qui ma confiance avait été aveugle et pure. Je la revoyais aujourd'hui, après de longues et terribles lunes de séparation.

« Tu m’as manqué … »
"A moi aussi ..." avais-je murmuré, la voix endolorie par l'émotion. J'observais celle avec qui j'avais tout partagé. Celle qui me rassurait, et me réconfortait lorsque les choses allaient mal... Celle qui savait trouver les mots pour me calmer... Celle qui avait toujours été là pour moi... J'avais envie de m'élancer, de fondre sur elle pour enfouir mon museau dans son pelage épais, et laisser couler mes larmes, ces larmes si longtemps retenues pour faire bonne figure, qui grouillait là dans mon coeur comme des asticots dans une charogne en décomposition... Je voulais tellement lui raconter mes craintes, mes doutes, pour qu'elle m'aiguille comme elle avait toujours su faire.

« S'il-te-plaît … Sauve-… Sauve-moi … On peut tout recommencer … »

Mais... Rien n'était aussi beau. Je fermais les yeux, douloureusement. Je sentais mon cœur comme écartelé entre deux positions. L'amour ou la haine. Oh oui, qu'est-ce-que j'aimais ma sœur. Je coulai un long regard vers elle, empreint de détresse. Nous étions comme toutes les deux au bord d'un gouffre noir et profond, qui n'aspirait qu'à nous attirer... mais nous n'étions plus du même côté désormais. Nous ne pouvions plus nous rattraper l'une l'autre et nous serrer les coudes. Elle avait choisi l'autre rive.

Lentement mon regard s'assombrit au fur et à mesure que le présent me rattrapait. Cœur Fleuri n'était plus si ronde et belle qu'avant. Elle était marquée désormais par ses lunes de solitude... ses lunes de trahison. Aucune de mes blessures n'étaient ouvertes, et pourtant, j'avais l'impression de me vider de mon sang, de ce fluide vital, parce que je savais qu'il était impossible de tout recommencer. Ce lien sacré du sang entre nous, avait été rompu par nos trahisons successives. Notre complicité avait été piétinée, ravagée. Ma confiance en elle, jetée sans aucune considération.

La flamme rouge de la colère s'alluma dans mes prunelles. Elle prit sa camarade bleue, la tristesse par la main, pour mener une valse triste et macabre dans mon regard. Car j'avais si mal d'être en colère contre elle, j'avais mal de ne pouvoir simplement me réjouir de notre retrouvaille. J'avais mal, et c'était à cause de nous.
Mes griffes se plantèrent dans le sol, et je baissai la tête, la mâchoire crispée.

"Tu sais très bien que c'est impossible... Perce-Neige."

Ce mot avait été craché avec mépris, avec dégoût. La fureur m'envahissait doucement, comme un venin. A son contact, mes muscles se contractaient un à un, prêts à agir. Mon échine s'était hérissé. Les crocs serrés, je soufflai :

"Tu... es partie... Tu es partie... Tu es partie......Tu nous as abandonnés ..."

Ce n'était plus quelques gouttes qui s'échappaient de mes yeux mais bel et bien un flot continu, où s'entremêlait larmes de rage, de désespoir, de tristesse, d'amour.

"Tu nous as TRAHIS!"

Nous comme le clan tout entier... Nous comme sa propre famille, son propre apprenti et neveu, ses nièces. Nous... Comme nous deux, toutes les deux. En partant, elle avait tourné les talons à un nous. A notre nous.

"Maman est morte, Coeur Givré est morte, Nuée d'Alcidés est mort et tu n'étais même pas là!!!!!"

Et la liste était longue, si longue... Un grondement sourd accompagna mes paroles, et je ne pus m'empêcher de donner un violent coup de patte dans la terre. Une envie terrible et destructrice de tout démolir me prenait aux tripes. La lucidité cédait désormais sa place à une forme de folie pure et dangereuse.

Voilà combien de jours, voilà combien de nuits, voilà combien de temps que tu es reparti ? Tu m'as dit : « cette fois, c'est le dernier voyage pour nos cœurs déchirés, c'est le dernier naufrage. Au printemps, tu verras, je serai de retour, le printemps, c'est joli pour se parler d'amour, nous irons voir ensemble les jardins refleuris et déambulerons dans les rues de Paris … » Dis, quand reviendras-tu ?, Barbara

Cœur Fleuri crut percevoir quelques syllabes d'espoir sortir de la bouche de sa sœur, mais elles furent bien vite englouties par les nuages noirs qui envahissaient le regard de la femelle rousse.

« Tu sais très bien que c'est impossible... Perce-Neige. »

L’écaille coucha brutalement les oreilles et fit un pas en arrière en voyant la fourrure d’ Étoile Vaillante se gonfler.

« Tu... es partie... Tu es partie... Tu es partie......Tu nous as abandonnés ...
- Mais je suis là ! »

Elle s’avança à nouveau, poussée par son envie, son besoin de sentir l’amour de sa sœur, qu’il réchauffe l’air froid qui claquait sur sa fourrure miteuse. Elle n'était plus vraiment Cœur Fleuri mais pas totalement Perce-Neige, une sorte d’entre-deux hybride et hideux, une créature qui rampait aux pattes de sa sœur pour lui supplier de lui pardonner.

« Tu nous as TRAHIS !
- Tu dis ça comme si … »

… j'étais un monstre. Elle n’osa pas terminer sa phrase, parce qu’elle ne savait pas quoi répondre à ça. C’était vrai, elle le savait dès le départ : elle serait accusée de haute trahison en tournant le dos aux Étoiles comme aux siens. Mais ce n’était pas vraiment de ce genre de trahison qu’Étoile Vaillante parlait … Elle parlait de la trahison des sentiments, des liens si forts qu’elle avait eus, que l’écaille avait brisés sans un adieu. Ça aussi, elle le savait, mais elle avait cru si intensément en sa chance, en sa renaissance en Perce-Neige, en ce monde meilleur qui l’attendait, là, quelque part dehors, qu’elle avait pensé que le jeu en vaudrait la chandelle. Si seulement elle avait su ! …

« Maman est morte, Cœur Givré est morte, Nuée d'Alcidés est mort et tu n'étais même pas là!!!!!
- Mais je suis là … »

Comme si c'était une excuse … Quand Etoile Vaillante avait eu le plus besoin d'elle, elle n'avait pas été là. Elle avait abandonné bien plus qu'un Clan … Mais elle n’avait pas voulu tout ça ! Tout ce qu’elle avait demandé, elle c’était …

« … vivre. Je voulais vivre vraiment. Je ne savais pas. Je savais pas que maman et Gigi sont mortes. Je serais revenue pour toi je … j’aurais … Je t'aurais jamais laissée tomber, j'aurais jamais pu faire ça … j'aurais … j'aurais … »

Elle s’étouffa dans les gargouillements coupables de son âme. Pourquoi ?! Elle avait juste voulu connaître le bonheur ! Elle avait juste voulu savoir ce que c’était, de vivre sans Étoiles aux mille épées de Damoclès au-dessus de sa tête, mais … c’était idiot, hein, l'amour ? C’était à cause de ça qu’elle en était là, son amour fou pour sa sœur, pour son neveu, pour tous ces enfants qui n’avaient jamais été les siens, pour ces amants qu’elle n’avait jamais eus, pour l’espoir, l’espoir d’être maître de son destin, déjouer les coups du sort ! …

« Je suis désolée … Je voulais pas que ça se passe comme ça … J'ai fait de mon mieux … »

Son visage roux sévère, ses yeux noyés de larmes et de haine, rien ne l’empêchait de s’approcher d’Étoile Vaillante. Elle ne lui avait jamais voulu du mal, mais le temps, ça ne se rattrapait pas. Elle allait l’emmener dans les landes pour qu’elles rient ensemble encore une fois, qu'elles reviennent fièrement au campement avec les plantes de Cœur Fleuri et les proies de Cœur Vaillant, qu'on sente combien elles étaient inséparables, intouchables, invincibles ensemble …

« Je ne partirai plus … je suis là ! »

HRP :

Au fur et à mesure qu'elle s'approchait, je reculai, en secouant frénétiquement la tête. A chacun de ses pas en avant je répondais par un pas en arrière. C'était comme si nos mouvements étaient synchrones, plus liés que jamais... Plus opposés que jamais... Je dardai un regard tranchant sur elle. J'avais l'impression de découpai son image douce, belle, autrefois si apaisante, en mille morceaux, de telle façon qu'il ne reste plus que des résidus chaotiques. Je voulais faire en sorte qu'elle sente qu'à mes yeux elle n'avait guère plus de valeur qu'un tas d'os grouillant de vermisseaux, boudé même par les charognards. Je me protégeai de l'implosion en la détruisant...

« … vivre. Je voulais vivre vraiment. Je ne savais pas. Je savais pas que maman et Gigi sont mortes. Je serais revenue pour toi je … j’aurais … Je t'aurais jamais laissée tomber, j'aurais jamais pu faire ça … j'aurais … j'aurais … »

Je secouai la tête. Non, non, non. C'était faux. Je refusai d'entendre ses propos. Je refusai d'entendre ses justifications. Je ne voulais pas voir la vérité dans ses paroles. Comment accepter d'avoir été une des causes de sa tristesse, pendant si longtemps?? Cela remettrait tant de choses en question... Cela remettrait ma propre colère en question... Une colère si palpable. D'une violence telle que je ne la comprenais même plus. J'étais lasse de me contenir, lasse de maintenir ces barrières des conventions élevées... J'étais fatiguée, si seule.
Sans personne.

Sans ma Cœur Fleuri pour me réconforter. De la même façon que je n'étais plus là pour elle dorénavant...

« Je suis désolée … Je voulais pas que ça se passe comme ça … J'ai fait de mon mieux … » "Pourtant ça s'est passé et tu n'étais pas là..." je grinçai

J'avais les yeux fermés, les pattes plantées au sol comme pour m'enfoncer, comme si la terre pourrait m'empêcher de bouger, m'empêcher de libérer ce monstre fou enfoui en moi, terré là depuis si longtemps... Comme si terre se faisait racine s'enroulant autour de mes membres pour m'enchaîner, m'entraver, m'empêcher de m'élancer vers ma sœur, aveuglée par la rage et le désespoir, crocs en avant.

« Je ne partirai plus … je suis là ! »

Et elle s'approchait encore, et encore. J'hurlai:

"ASSEZ!!! TU NE RACONTES QUE DES CONNERIES!!!!"

Mes muscles se bandèrent. Je bondis sur elle. Son corps ploya sous mon poids, et elle s'effondra au sol, sous moi, où je l'avais plaquée pour feuler:

"Tu mens!! C'est trop tard, c'est trop tard!! "

A chaque mot, je la frappai, avec hystérie. Mes larmes coulaient, se mêlant aux gouttes de sang qui giclaient sur mon visage. Ce mélange salé descendait doucement dans ma bouche... J'avais le goût âcre de son propre sang, cela m'horrifiait mais j'étais incapable de m'arrêter. Un voile embué m’empêchait de voir net. J'étais là, comme spectatrice de cette terrible scène, à me demander pourquoi les choses n'étaient-elles donc pas simples, pourquoi ne pouvais-je pas tout simplement repartir de zéro avec ma soeur? Et à chaque question, la réponse s'écrasait comme une évidence, que mon cœur rendu muet n'acceptait pas, avec un fracas assourdissant. Elle m'avait trahie... Jamais il ne me serait possible de lui refaire confiance!

"Non tu n'as pas fait de ton mieux! A cause de toi... j'aurais pu blesser cette abbesse, j'aurais pu les faire fuir ce jour-là, tous ces félins ne seraient pas morts... tu es partie partie partie.... PARTIE!!!"

J'hurlai, je frappai, folle.

« Le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard, que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson … Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri et pas plus que de toi l'amour de la patrie, il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs, il n'y a pas d'amour heureux … Mais c'est notre amour à tous deux. » - Il n'y a pas d'amour heureux, Barbara

Petite statue de marbre, Etoile Vaillante réagissait à peine à ses paroles, reculant, s’enfonçant dans la terre comme si elle ployait sous la tristesse et la rage. Ses traits se figeaient, durs, intraitables, jusqu’aux paroxysme, jusqu’à un cri dans le silence laissé par la promesse de Cœur Fleuri :

« ASSEZ!!! TU NE RACONTES QUE DES CONNERIES !!!! »

Alors, une scène déjà connue se déroula : la rouquine renversa sa sœur, le corps-brindille multicolore de Cœur Fleuri se brisa en un angle étrange vers le sol, sans effort, sans à-coups, comme s’il n’avait jamais été conçu que pour ça, uniquement dans le but de s’écrouler sous les coups d’un des êtres les plus chers à son cœur – comme si tout était déjà écrit.

« Tu mens!! C'est trop tard, c'est trop tard!! »

La pluie de coups d’Etoile Vaillante fit à peine réagir Cœur Fleuri, qui tentait de mettre ses membres faibles dans le passage de ses griffes en pleurant. Elle ne ressentait pas l’horreur de cette fois où, dans sa tanière de guérisseuse, sa sœur l’avait attaquée, portée par la rage du moment. Non, elle ressentait plutôt un immense désespoir qui effaçait tous ses ressentis physiques, elle ne savait plus ce qui était à sa sœur, ce qui était à elle – à qui était le sang ? à qui étaient les larmes ? de qui venait toute cette douleur qu’elle ressentait ?

En entrouvrant les yeux, elle vit des dizaines de questions dans le regard de sa sœur, des questions auxquelles elle n’aurait de toute façon sans doute pas su répondre – pourquoi tu n’es pas revenue ? pourquoi tu es partie, déjà ? pourquoi Alcy est mort, et pas toi ? pourquoi … pourquoi …

« Non tu n'as pas fait de ton mieux! A cause de toi... j'aurais pu blesser cette abbesse, j'aurais pu les faire fuir ce jour-là, tous ces félins ne seraient pas morts... tu es partie partie partie.... PARTIE!!! »

Elle sentait la brûlure de ses larmes qui s’infiltraient dans ses plaies, le sel qui piquait ses chairs, et elle hurlait aussi, soudainement, brutalement, sans parvenir à organiser ses cris, ses pattes sans tonus poussaient sur le corps enflammé de sa sœur, pour qu'elle se pousse, qu'elle la laisse respirer …

« CA AURAIT PAS MARCHE ET TU LE SAIS ! Ils seraient revenus, ils s'en foutaient de tes grands airs … »

Elle se défendait toujours vainement, alors que les entailles se faisaient de plus en plus profondes. Soudain, elle écarta la patte d’Etoile Vaillante et lui décocha un coup sur la joue, puis explosa :

« L'AMOUR CA SUFFIT PAS, D'ACCORD ? L'AMOUR HEUREUX CA EXISTE PAS ça existe pas ça existe pas … ça pouvait pas bien se finir … »

Non, l’amour ne la sauverait pas, ne les sauverait pas. Il était inutile de l’invoquer comme le lien qui pouvait encore les unir, les aider à se hisser sur leurs quatre pattes. Elle n'avait pas échappé à son destin, qui revenait s'installer confortablement, attendant sa réaction face à cette fin qui était déjà préparée depuis des lunes déjà, alors que Perce-Neige se berçait encore d'illusions. Elle ferma les yeux et son visage se brouilla de colère devant cette constatation : elle avait perdu, elle n'avait pas remis les comptes à zéro, tout était toujours pareil. Mais elle ne voulait pas capituler, elle se battrait jusqu'au bout. Elle rouvrit les yeux et à travers un regard noyé de larmes, Perce-Neige lui lança un air de défi en crachant :

« T'aurais sauvé personne de plus. Pas même toi. »

HRP :

« CA AURAIT PAS MARCHE ET TU LE SAIS ! Ils seraient revenus, ils s'en foutaient de tes grands airs … »

Je secouai la tête. Non, c'est faux! On aurait pu engager une bataille là sur notre camp... ils n'étaient que si peu... Rien de tout ça ne serait arrivé. Les larmes coulaient sur mes joues, maintenant trempées d'eau salée. Ce sel qui s'infiltrait agissait comme une braise, embrasant ma peau dans ses sillons. Je n'arrivais plus à stopper mes griffes, qui lacéraient ma sœur, celle que j'aimais au plus profond de mon être... Celle pour qui je donnerais ma vie...

Soudain, ma patte ploya, et je perdis l'équilibre. L'écaille balança maladroitement sa patte vers mon visage. J'encaissai le choc, les crocs serrés. Mon sang se mit à couler. Mes joues étaient alors le siège d'une bien étrange scène, où sel et métal se réunissaient, s'entrelaçaient, où sang et larmes fusionnaient.
Et je ne comprenais plus rien.

« L'AMOUR CA SUFFIT PAS, D'ACCORD ? L'AMOUR HEUREUX CA EXISTE PAS ça existe pas ça existe pas … ça pouvait pas bien se finir … »

Je voulais juste qu'elle se taise, qu'elle se taise!!! Je la laissai se relever. Je ne remarquais même plus ces lambeaux de chair déchiquetés, cette mare de sang à ses pattes, cet état dans lequel MOI, je l'avais mise... Car JE n'avais pas été à la hauteur, car NOUS n'avions pas été à la hauteur. L'amour? Peut être même que je n'avais jamais connu ça! C'était que des conneries, n'est-ce-pas? Des mensonges que l'on raconte, pour se bercer d'illusions? L'amour, ce sentiment que je croyais connaître, il n'existait plus! Je n'avais même pas eu un seul regret en abandonnant ma fille dans la pouponnière, aux soins d'Oeil de Biche.

Perce-Neige cracha à ma figure.

« T'aurais sauvé personne de plus. Pas même toi. »

Ses mots me faisaient tourner la tête. J'avais comme l'impression que l'on m'enfonçait un pieu dans la tête. Comme si de multiples épines étaient fixées autour de ce pieu, et qu'il tournait doucement, malsainement. Cette douleur était intolérable. Je peinais à respirer. A cause de l'effort peut être, à cause de mes sanglots qui faisaient vibrer ma poitrine, qui rendaient ma respiration complètement saccadée. A cause de ce désespoir profond qui m'étouffait. Comme si après ces tortures on me poussait dans un trou, et que je tombais d'une chute sans fin, alors que ses mots résonnaient.

Alors comme dans un dernier instinct d'une survie que je ne voulais pas, mes muscles se bandèrent. Mes pattes postérieures poussèrent de toute leur force, décuplée par l'adrénaline et la rage. Je bondis sur elle. Cette puissance démesurée, ne me fit que perdre l'équilibre lorsque nos deux corps s'entrechoquèrent. Mais je m'agrippai à elle, plantant griffes et crocs dans sa chair, et nous nous mirent à rouler.
J'étais dans une bulle, et tout l'environnement extérieur avait disparu. Désœuvrée, je ne savais que balancer des frappes aléatoirement, sans y faire attention, et essayer de crier, d'hurler... mais rien ne sortait...

"Je te déteste... je te déteste..."

Spoiler:

La seule chose qu'elle entendait, c'étaient leurs deux respirations saccadées. Cœur Fleuri remarqua que, malgré la situation, leurs poitrines se soulevaient au même rythme. Même si elles se haïssaient, elles ne pouvaient s'empêcher de ne faire qu'un, mais Étoile Vaillante brisa cette harmonie en projetant ses pattes vers sa sœur.

Le cerveau de l'écaille était surchargé, incapable de penser à autre chose qu'aux jolis yeux verts de la rouquine, ces yeux qu'elles avaient toutes les deux, ces yeux si tristes d'être déchirées … Cœur Fleuri avait tellement peur de la perdre, mais Perce-Neige avait aussi tellement peur de se perdre.

« Je te déteste …
- Ne dis pas ça !
- Je te déteste … »

Oh, s'il-te-plaît, ne pense pas ça …

« Je … »

Le monde était si froid … Sa colère fumante s'était transformée en quelques instants en désespoir glacial, paralysant son corps déjà faible.

« Moi je … »

L'air mordait sa peau suintante de sang, de salive, de larmes, elle n'arrivait plus à se défendre … Son souffle n'était plus qu'un filet de mots inaudibles, tout ce qu'elle cherchait à faire désormais, c'était la capter, capter l'attention de cette impressionnante féline aux discours forts, au rire si franc, charmante et grondante …

Cette lionne aux cris de tonnerre et aux larmes de coton, l'écaille s'en rendait doucement compte, serait celle qui la tuerait. Devait-elle avoir peur ? Devait-elle se débattre ? A ces questions, aucune réponse ne lui venait, elle se contentait de chercher son regard dans un océan de larmes. Cœur Fleuri ne pouvait pas croire que leur amour puisse mourir. Elle voulait sentir dans ses yeux combien tout ça, c'était rien, que le monde ne pouvait rien contre elles, mais elle ne voyait rien dans ses pupilles, trop étroites pour laisser entrer la lumière … Désespérée, l'écaille approcha son crâne pour frôler celui de sa sœur et tenter une dernière fois de lui dire : j'ai tant besoin de toi …