N'oublie pas (avec Tache d'If) -end

Le soir tombait sur le Clan, mettant un terme à une journée alourdie par une pluie tenace. Il ne faisait toujours pas beau, au contraire. Par ce temps, Crocs Nacrés aimait bien chasser, car la nature couvrait son odeur autant que le bruit de ses pas. Aussi, rentré au camp seulement avant la nuit, était-il fatigué d'une fatigue saine. Il s'était fait utile. Trempé jusqu'aux os, il pensait simplement disparaître dans un coin abrité et douillet, sans dire un mot à personne, pour faire une nécessaire toilette et pour s'endormir. Malheureusement, auprès du petit abri où se terraient les guerriers lorsqu'il faisait pareil temps semblait l'attendre sa tante Griffe de Boue. Et ça ne le tentait pas du tout.

Aussi fit-il élégamment un petit tour du camp, feignant assez mal de n'être passé que par hasard devant la tanière des guerriers. Et ce ne fut qu'en trouvant sa mère seule dans la petite caverne où se reposaient les chefs qu'il songea à aller lui rendre visite. Depuis combien de temps ne s'étaient-ils pas vraiment parlés ? Il était persuadé qu'elle lui en voulait autant qu'elle en avait voulu à Moumousse jadis, depuis leur dispute lors de l'Assemblée de la Lune Rouge.

Et cette pensée, à chaque fois qu'il passait devant cette caverne, lui faisait toujours autant honte. D'autant plus qu'il devinait, dans la perte de foi de sa mère, un abandon encore plus terrible, encore plus lourd que celui des Étoiles, de Bond du Lièvre et des autres. Elle était tout à fait seule, et lui, son fils qui autrefois avait déjà pris soin de la rassurer lorsqu'elle s'inquiétait pour eux, il ne lui parlait même plus.

Il était responsable à la fois de son malheur et de sa propre impuissance à y mettre fin. La pluie tombait toujours fort, peut-être pour lui rappeler qu'il ferait mieux de rentrer la voir immédiatement. Peut-être avait-il, malgré tous ses précédents échecs, quelque chose d'important à tenter. Tout doucement, un peu inquiet, il atteignit l'antre de la meneuse. Un endroit froid et pas tellement moins à l'abri de l'humidité que le dehors, mais où, au moins, le vent ne pouvait pas rentrer.

L'eau dégoulinait de son propre pelage, lentement, faisant gronder comme un petit écho qui trahit immédiatement sa présence. Deux oreilles se dressèrent, et un regard familier se dirigea tout à fait vers lui. " Maman... " la salua-t-il, à voix basse, en se rapprochant d'elle, très lentement, très prudent.

Il n'était pas sûr d'avoir encore le droit de l'appeler ainsi, mais au fond, pourrait-il jamais l'appeler autrement ?

Spoiler:

Tache d’If était allongée dans son nid au fond de sa tanière, à ses yeux traînait une souris que lui avait apporté mais dont elle n’avait pas touché. La chatte semblait comme endormie, couchée comme le Sphynx, la tête allongée entre ses pattes avant. Son poitrail et son corps se soulevait au rythme d’un souffle ralenti. Comme un chat qui dort. Et pourtant, dès qu’elle fut appelée, la femelle ouvrit ses yeux dorés. Elle ne dormait pas. Elle était bien là, à l’écoute du moindre bruit. Elle braqua ses yeux sur le mâle clair face à lui et se redressa en position assise, invitant le jeune guerrier à faire de même.

- Que se passe-t-il, Crocs Nacrés ? Il y a un problème ?

Toujours à l’affut. Toujours prête à agir, toujours prête, pour son Clan. Mais elle ? Quelqu’un pensait-il seulement à elle ?

Il s'assit, face à elle, et tout de suite, trouva cette position très déplaisante. Il y avait là comme une imposture qui mettait comme une distance, entre eux. Autrefois, et il s'en était souvenu en observant ses propres filles, c'étaient côte-à-côte qu'ils s'étaient rassurés, c'était dans son flanc qu'il enfouissait si souvent sa petite tête pour lui ronronner son amour de fils. Tout ceci était-il fini ?

" Que se passe-t-il, Crocs Nacrés ? Il y a un problème ? " demanda-t-elle.

Mais se posait-elle vraiment la question ? Avait-elle tout oublié ? Concevait-elle seulement ce désespoir dans lequel ils décrépissaient comme un problème ? Voyait-elle la pluie, les blessures, la terre qui recouvrait le corps de Bond du Lièvre ? Voyait-elle le ciel et les étoiles, plus loin, qui commençaient à apparaître ?

" On ne s'est pas vus depuis un moment. Et Guépard aussi. " commença-t-il, neutre. Il ne tenait pas à lui en faire le reproche, mais plutôt à s'en excuser. Et dire qu'il avait déçu sa mère le jour même où Bond du Lièvre tombait au combat...

Car il avait honte de lui bien plus qu'il n'en voudrait jamais à Tache d'If.

Mais Bond du Lièvre, elle, eux deux, les petits dont s'était occupée Brise Argentée. Comment pourrait-il jamais en parler s'il se tenait à pareille distance de Tache d'If ? Il s'approcha un peu, stupéfait de se sentir insolent. Désormais, il pouvait presque poser sa tête sur l'épaule de sa mère.

" Je pensais à papy... " commençait-il, en parlant presque comme le chaton songeur qu'il avait été. Cela aurait pu être cynique, mais malheureusement, Crocs Nacrés n'avait pas le cœur à en rire. " Mes filles sont devenues apprenties, et je ne peux pas m'empêcher de penser à lui. Il a eu le temps de les connaître, tu sais ? Tu penses vraiment qu'il nous aurait tous oubliés ? "

C'était un souvenir qu'il essayait d'invoquer. Un stimulus pour évaluer un vieux réflexe. Lui-même redevenait presque le petit chaton inquiet qui avait appris de cette même mère que les Étoiles veillaient sur eux et sur leur Clan. Osait-elle vraiment croire qu'elle lui avait menti ?

Le jeune guerrier s’assit face à elle, pourtant, elle ressentit comme une gêne au fond de lui. Un tic sur son visage qui ne plaisait pas à la mère. Quelque chose dérangeait son fils, elle voulait savoir quoi.

" On ne s'est pas vus depuis un moment. Et Guépard aussi. "

La femelle tressaillit, comme piquée au vif. Était-ce un reproche ? Si elle n’avait pas le temps et qu’elle faisait passer son Clan en premier, son fils allait-il le lui reprocher ? Non, pas dans son ton, pas sur son visage, ni dans sa posture. Pas le moindre signe de reproche. Même si s’approchait, comme s’il allait confier des confidences. La chatte tricolore se sentait plus rassurée. Son fils lui confiait encore des choses.

" Je pensais à papy... Mes filles sont devenues apprenties, et je ne peux pas m'empêcher de penser à lui. Il a eu le temps de les connaître, tu sais ? Tu penses vraiment qu'il nous aurait tous oubliés ? "
- Bien sûr que non.

Elle le savait parfaitement. Elle s’en souvenait même très bien. Le jour où elle était devenue Nuage d’If sous la houlette de Cœur de Blizzard. Ses parents lui avaient dit des paroles qu’elle n’avait jamais oublier. « Peu importe ce que le Clan des Étoiles te réserve, tu pourras toujours compter sur moi pour t’aider. » « Tu es grande, à présent, mais n’oublie que ta famille sera toujours là pour toi. Tu n’auras qu’à demander et j’accouerais pour t’aider. » Mais elle avait eu beau les appeler, ils n’étaient jamais revenus vers elle. La chatte tricolore n’avait jamais voulu le montrer, mais elle avait été très affectée par la mort de ses parents. Pour elle, ça sonnait comme une trahison. Elle se sentait trahis. Elle savait que ça n’en était pas une. Même si elle n’avait jamais connu les dernières paroles de sa mère, elle savait que son père s’est excusé pour son départ prématuré.

Mais c’était plus fort qu’elle. Elle leur en voulait de l’avoir abandonné au moment où elle avait besoin d’eux. Elle n’avait plus que Vent Agile à présent. Et par moment, la femelle avait tellement désiré retourner dans le passé à cette époque bénie où elle élevait ses deux petits à la pouponnière. Mais on ne retournait jamais dans le passé. Ça aussi, elle le savait.

- Tu peux pas comprendre. Ils m’ont abandonnée. Les Étoiles m’ont enlevé ce qui m’étais de plus précieux. Comment pourrais-je un jour leur accorder à nouveau ma confiance ?

" Bien sûr que non. " protesta sa mère, ce qui le rassura et l'intrigua.

Car si la réponse était non, pourquoi lui tourner le dos ? Pourquoi lui en vouloir ? Était-ce un crime que d'être mort pour servir son Clan ? Crocs Nacrés était persuadé de tout comprendre à la honte, et pourtant, il avait le sentiment de mettre la patte sur un problème qu'il était incapable de résoudre. Elle ne pouvait douter de la fidélité de Bond du Lièvre, et pourtant, elle leur crachait dessus, sur lui et sur la paix que les Étoiles leur avaient gagnée.

" Tu peux pas comprendre. Ils m’ont abandonnée. Les Étoiles m’ont enlevé ce qui m’étais de plus précieux. Comment pourrais-je un jour leur accorder à nouveau ma confiance ? " se torturait-elle. C'était pour Crocs Nacrés un spectacle à vous briser le cœur que d'entendre Tache d'If dire une chose pareille.

Il en était tellement bouleversé qu'il resta indécis quelques secondes, agitant stupidement ses oreilles, avant de poser sa tête sur l'épaule de sa mère. Ils étaient toujours l'un en face de l'autre, mais désormais, ils étaient vraiment côte-à-côte. La voix tremblante et ébranlée, Crocs Nacrés murmura :

" Les Étoiles ont protégé tes petits et les miennes, jusqu'à maintenant. Et Bond du Lièvre est parmi elles. Il protège depuis toujours... Rien ne l'empêchera de continuer. "

Qu'elle se sente abandonnée par ses aînés, à qui elle n'avait pas donné naissance, c'était un coup terrible, mais il s'y était un peu préparé. En revanche, qu'elle pense qu'on lui avait enlevé ce qu'elle avait de plus précieux, elle, la douce, la patiente, la merveilleuse mère qu'il avait connue... Ça lui semblait impossible.

" Maman... " répéta-t-il, sanglotant, en frottant sa tête doucement dans son épaule comme s'il ne la reconnaissait plus.

Il n'était bon à rien, pas même à mettre des mots sur ce confus chaos qui le saisissait. Ou plutôt si, il y avait un mot :

" Pardon... "

Pardon, pardon. Tu es celle qui sait pardonner, tu es l'indulgente qui l'avait vu faire tant d'erreurs, et qui, à chaque fois, lui avait appris. C'est toi, il te connaît, il sait que tu es comme ça. Tu es si indulgente, si miséricordieuse, que parfois, tu étais tout simplement incapable de voir le mal qu'il y avait en lui. Tu restais persuadée, en le regardant, qu'il était un fils, parmi les meilleurs fils du monde. Et cette confiance, cette indulgence, cette miséricorde, ça a toujours été tout toi. Pardon.

" Guépard aussi, aura bientôt ses chatons... Avec Pelage de Nuit... Tu te rends compte... Mes filles l'appelaient "tonton", et bientôt, d'autres l'appelleront "papa"... Je me souviens comme tu t'inquiétais pour lui... Il était plus maigre que moi... Et pourtant, il est incroyable, tu ne trouves pas ? Il a toujours été incroyable ! "

Ces vérités si simples, si folles, ne pouvaient pas laisser ainsi de marbre la Tache d'If qu'il connaissait. Elle ne pouvait pas se faire du mal, faire du mal à son Clan, leur faire du mal à tous, alors qu'elle savait tout ça et qu'elle avait le passé qu'il lui connaissait.

Il ne pouvait pas croire qu'il ne la connaissait peut-être pas si bien que ça.

La révélation de Tache d’If sembla inquiété Crocs Nacrés qui ne sut que faire un instant. Il fini par poser sa tête sur l’épaule de sa mère qui tourna sa tête vers son fils en retour touchant doucement son nez du sien dans un geste d’affection pure.

" Les Étoiles ont protégé tes petits et les miennes, jusqu'à maintenant. Et Bond du Lièvre est parmi elles. Il protège depuis toujours... Rien ne l'empêchera de continuer. "
- « Tes petits. » Tu dis ça comme si tu n’étais plus mon fils… Mes enfants ne me parlent plus… J’ai fait de mon mieux pour qu’ils aient une enfance heureuse et insouciante et… un sanglot. Et… Rien. Ils m’en veulent. Tous… Pardon… J’ai été une mauvaise mère…

La femelle se laissa aller aux larmes, légèrement recroquevillée sur elle-même. Si, les étoiles lui avaient définitivement tout prit. Ses parents, ses amie, la chatte qu’elle respectait le plus et même ses petits. La femelle le savait, elle le ressentait. Tous lui tournaient le dos à présent. Mais peut-être, se disait-elle, que je n’ai mérité que ça, au fond. Mais cela n’empêcha pas les larmes de la femelle tachetée de couler.

Elle mit un petit temps pour se calmer. Elle reniflait, assez dis gracieusement tandis qu’elle essuyait les yeux de sa patte. Elle eût juste le temps d’entendre Crocs Nacrés lui annoncer la bonne nouvelle. Pourtant, ça ne lui mit pas de baume au cœur. Non pas vraiment, mais elle lâcha un sourire un peu forcé à son aîné.

- Félicitation à eux. Je leur souhaite une vie heureuse et sans embûches.

Pas comme la mienne. Ne soyez jamais comme moi, par pitié. Vivez heureux.

[C'est moi qui vais pleurer, ouais ]

« "Tes petits." Tu dis ça comme si tu n’étais plus mon fils… Mes enfants ne me parlent plus… J’ai fait de mon mieux pour qu’ils aient une enfance heureuse et insouciante et… Et… Rien. Ils m’en veulent. Tous… Pardon… J’ai été une mauvaise mère… »

Il essayait de lui dire qu'elle se trompait. Qu'ils l'aimaient, qu'ils ne l'oubliaient pas, qu'ils ne trouveraient jamais pour elle que des raisons de dire "merci". Mais elle était loin, très loin. Elle pleurait presque. Était-ce parce qu'elle se sentait perdue ? Parce qu'elle devinait la profondeur insondable de l'abime dans lequel elle avait enfoui son bon sens ? C'était bouleversant que de la sentir aussi affectée.

Mais malgré tout, Crocs Nacrés ne parvenait pas à la retrouver. A lui dire que tout n'était pas perdu et que le monde ne lui tournait pas le dos, mais l'attendait au contraire, et ce avec impatience.

« Félicitation à eux. Je leur souhaite une vie heureuse et sans embûches. » renifla-t-elle. Crocs Nacrés entendait sans peine qu'elle ne croyait plus, et se sentit soudain tout petit, grotesque, insignifiant et impuissant face à ces énigmes monstrueuses que formaient les ténèbres de sa mère.

Il était humide de pluie et de larmes, trempé, frigorifié, tremblant, gelé jusqu'aux os, et Tache d 'If avait perdu la raison. Elle était devenue comme aveugle et sourde, le monde ne parvenait jusqu'à elle qu'à travers des échos et des reflets lointains et traîtres. Son cœur s'y était fait. Aurait-il pu l'aider avant ? Était-ce lui qui avait fait d'elle ce qu'elle était désormais ? Le tigré craignit sa mère pour de bon.

Elle n'était plus elle. Une autre habitait son corps.

« Je te promet que personne ne t'a abandonnée. Je te promet que personne ne t'abandonnera jamais. Nous t'aimons, nous t'aimons vraiment, moi, Guépard, et nos frères et nos sœurs. Nous ne t'oublions pas, toi, notre maman. ». Il frotta sa joue contre le cou de sa mère. « Tu es là, et nous sommes là aussi, avec toi. Et papy est là, lui aussi. Je le sens à chaque fois qu'il se passe quelque chose de beau. Mon apprenti est devenu un guerrier superbe, et mes filles ont déjà plus de six lunes... N'oublie pas ce que je te dis. N'oublie pas. »

Une dernière lente caresse, et il releva la tête, pour regarder les yeux de celle qui jadis, leur sauva la vie, à lui et à son petit Guépard de frère. Deux crevettes dans le blizzard que n'importe qui d'autre aurait laissées mourir. Elle ne pouvait pas avoir tout oublié.

« Je te promet que personne ne t'a abandonnée. Je te promet que personne ne t'abandonnera jamais. Nous t'aimons, nous t'aimons vraiment, moi, Guépard, et nos frères et nos sœurs. Nous ne t'oublions pas, toi, notre maman. »

Elle l’entendait. Elle comprenait tout ce qu’il lui disait. Mais la femelle avait subi tant de perte. Elle se sentait tellement perdue. Elle ne savait plus que faire, se sentait seule dans son malheur. Son esprit malade ne lui faisait voir que les choses sous le mauvais angle. Dans chacune de ses actions, de ses sorties, elle se demandait combien étaient prêts à lui ôter la vie pour le plus simple plaisir de lui faire du mal. Chaque chat discutant avec Cobra Royal, Griffe de Boue ou Pelage Tacheté étaient suspects. Ils complotaient forcément dans son dos, elle en était convaincue. Elle n’attendait plus qu’ils fassent un mauvais pas pour exiler certain et mettre à mort d’autre. Mauvais pas qui n’arrivera jamais, ils étaient plus malins qu’elle.

« Tu es là, et nous sommes là aussi, avec toi. Et papy est là, lui aussi. Je le sens à chaque fois qu'il se passe quelque chose de beau. Mon apprenti est devenu un guerrier superbe, et mes filles ont déjà plus de six lunes... N'oublie pas ce que je te dis. N'oublie pas. »
- Je n’oublie pas… Je n’oublie pas… Je n’oublie pas aussi ce que j’aurais pu faire pour sauver mes proches. Si je m’étais débarrasser de cet abruti de Lunar Pod plus tôt, mon père ne serait pas décédé des crocs de Vipère Audacieuse. Il était trop vieux pour se battre. Si j’étais partie chasser avec ma mère lors du blizzard, on ne l’aurait jamais retrouvé gelée, sa patte coincée dans un terrier de lapin. C’est facile de dire n’oublie pas quand tout ce qui t’étreint le cœur ne sont que des remords. A quoi bon m’échiner, je ne fais jamais rien de bien. Même mon Clan court à sa perte avec moi à sa tête. Qu’on vienne m’ôter la vie, ce sera mieux pour tout le monde…

La femelle se coucha, roulée en boule comme si la conversation l’avait épuisée. Un mouvement lui fit hausser la tête, Vent Agile, mais le mâle s’excusa et laissa le duo discuter, ressortant immédiatement de l’antre sans s’attarder plus de trois secondes, lâchant juste un « Mange ! » à sa sœur.

" Je n’oublie pas… Je n’oublie pas… Je n’oublie pas aussi ce que j’aurais pu faire pour sauver mes proches. Si je m’étais débarrasser de cet abruti de Lunar Pod plus tôt, mon père ne serait pas décédé des crocs de Vipère Audacieuse. Il était trop vieux pour se battre. Si j’étais partie chasser avec ma mère lors du blizzard, on ne l’aurait jamais retrouvé gelée, sa patte coincée dans un terrier de lapin. C’est facile de dire n’oublie pas quand tout ce qui t’étreint le cœur ne sont que des remords. A quoi bon m’échiner, je ne fais jamais rien de bien. Même mon Clan court à sa perte avec moi à sa tête. Qu’on vienne m’ôter la vie, ce sera mieux pour tout le monde…
- Et au lieu de ça, tu...
- Mange ! "

Le tigré s'interrompit, un peu surpris par l'arrivée de Vent Agile. Il se retourna vers lui et le regarda, agitant doucement la tête de haute en bas comme pour l'inciter à rester. Il tombait à point. Mais gêné peut-être par la présence du tigré, il sortit de l'antre.

Elle ne mangeait pas, et c'était le deuil de ses propres parents qu'elle avait tant de mal à faire ? Crocs Nacrés n'oubliait pas Bond du Lièvre, et même s'il n'avait pas connu sa grand-mère, il n'avait jamais cru qu'elle hantait à ce point l'esprit de Tache d'If. C'était perturbant que l'écaille ne voie pas, en mère qu'elle était, comment leurs ancêtres s'étaient en quelque sorte sacrifiés pour la survie des jeunes.

Combien les Étoiles avaient foi en eux tous.

" Ils en sont fiers. Ils ont toutes les raisons du monde pour être fiers, parce que grâce à eux, nous sommes là aujourd'hui... Si tu ne t'étais pas aussi bien occupée de nous pendant le Blizzard, moi et Guépard, on serait sans doute tous les deux morts... Et au lieu de ça, regarde ! "

Il recula un peu comme pour que sa mère le voie mieux. Elle qui leur avait toujours fait confiance, elle qui leur avait tout donné par amour, elle ne pouvait pas oublier, elle ne pouvait pas ignorer le but de tous les efforts qu'avaient faits leurs ancêtres. Il n'était qu'un chat tout mouillé, tout froid, remarquable en rien, mais à lui tout seul, il représentait une infinité d'heureux miracles qui avaient eu lieu dans le passé.

Et ce au fond même si son père n'était que le pire des solitaires. Il avait au moins eu une mère de ce Clan, et même si cette dernière était peut-être dans la Forêt Sombre désormais, elle avait elle aussi eu des ancêtres, des Étoiles, pour veiller sur elle et sur sa descendance.

" Tu veux quelque chose à manger ? "

C'était étrange de voir ainsi le fils veiller sur sa mère de la même façon qu'elle même, vingt lunes plus tôt, avait veillé sur lui. Peut-être que la véritable place de Tache d'If était parmi les anciens, et non parmi tous ces ingrats du présent qui avaient besoin d'un chef raisonnable.

La femelle reposa sa tête sur ses pattes, son regard doré vide posé sur Crocs Nacrés. Elle l’écoutait, un peu lasse. Cette discussion ne menait à rien. Elle le savait. Elle endossait un rôle auquel elle n’avait jamais songé. Ça avait toujours été l’ambition de Griffe de Boue, d’être chef de Clan. Elle ne clamait que ça depuis l’époque de la pouponnière. Les ambitions de Tache d’If et Vent Agile avait toujours été moindre. Élever des chatons pour en faire de meilleurs guerriers possible, voire être un excellent mentor pour l’une et devenir le meilleur chasseur pour l’autre. Seul un des trois avait obtenu son idéal. Le talent de Vent Agile était indéniable. Celui de Griffe de Boue aussi. Elle avait toujours eût la tête sur les épaule, le courage nécessaire pour guider ses compagnons. Pourquoi la chatte tricolore ne savait rien faire comme les autres ?

" Ils en sont fiers. Ils ont toutes les raisons du monde pour être fiers, parce que grâce à eux, nous sommes là aujourd'hui... Si tu ne t'étais pas aussi bien occupée de nous pendant le Blizzard, moi et Guépard, on serait sans doute tous les deux morts... Et au lieu de ça, regarde ! "
- Comme si un bienfait suffisait à racheter tout le mal que j’ai fait…

Peut-être, mais ce bienfait, elle en était fière. Il faisait partie de ces petites merveilles qu’elle arrivait à aduler. Il faisait partie de ces soleils au milieu des nuages de pluie. Mais, elle le savait, il n’avait plus besoin d’elle. Plus aucun de ses petites n’avait besoin d’elle. Plus personne n’avait besoin d’elle. Le moment que la femelle avait tant redouté était arrivé. Elle était devenue inutile. Elle n’était plus qu’une vieille femelle malade à la vue et l’ouïe légèrement défaillante qui avait perdu la tête et qui maudissait ses ancêtres chaque soir, toujours un peu plus fort. Sa place n’était plus là, elle le savait. Pourtant, pour elle, cela signait son arrêt de mort. Ou celui de vivre, qui sait ?

" Tu veux quelque chose à manger ? "

Cette question, en plus de la faire quitter ses pensées, l’agaça et les oreilles de la meneuse vinrent se coller à son crâne, alors que sa queue battait le sol d’agacement. Dire qu’il y a quelques lunes encore, elle lissait encore son pelage. Elle n’avait pas besoin de ses soins, elle ne voulait pas être chouchouter et elle lui fit bien savoir.

- Je sais prendre soin de moi ! Je ne suis pas vieille à ce point ! Fais attention, tu as encore du lait sur les moustaches ! Je n’ai pas faim ! Va donc proposer ta proie à tes filles, elles en ont plus besoin que moi !

Ce qui l’effrayait arrivait. On prenait soin d’elle ! Son fils prenait soin d’elle ! L’âge ne fit que la rattraper un peu plus, même si la femelle essayait de battre son angoisse. Pour l’instant, la meilleure façon de la battre, c’était de lancer un regard glacial, les crocs légèrement découvert face au jeune mâle face à elle. Il s’inquiétait, elle le savait, mais elle n’en voulait pas de son inquiétude et de sa pitié. Elle pouvait encore être utile. Elle y croyait !