L'Heure de Bosser ▬ Nuage Gris.-end

La torrent était très bruyant, et Nuage Gris n'avait pas tellement envie de s'en approcher, mais son mentor l'invitait à s'assoir à côté de lui. Pouvait-on vraiment refuser de s'assoir à côté de quelqu'un alors qu'on devait précisément faire des efforts pour le satisfaire, plus ou moins ? Bien sûr que non. Un très court ronron, et l'apprenti s'exécuta. Ça faisait du bien d'être assis. Et puis, sous cet angle, Patte de Loutre n'avait plus tout à fait l'air de vouloir se débarrasser de lui.

Le vide était juste devant, en plus. S'il l'avait voulu, ç'aurait été facile, ne put s'empêcher de trembloter Patte Grise. Il détestait peut-être bien ce gouffre bruyant davantage encore que la seule perspective de se retrouver sans la terre sous ses pattes, encerclé pas des poissons plus gros que lui et immobilisé dans cette eau de laquelle apparemment beaucoup ne sortaient jamais.

C'était à ce moment-là que Patte de Loutre lui fit la démonstration du caillou qui tombait jusqu'à disparaître. Nuage Gris n'osa même pas pencher la tête au-dessus du gouffre, mais il gardait les oreilles tendues, et n'entendit même pas la fin. Tout se perdait donc dans ce chaotique vacarme.

« Sans mauvais jeux de mot, une simple chute dans ces chutes coûterait la vie à n’importe quel guerrier. La corpulence et savoir nager ne sert à rien dans une telle cascade. Il te faudra être toujours très prudent.
- Faut quand même pas être très malin pour essayer... » rétorqua le petit, mal à l'aise, qui doutait que son frère en soit capable, même dans un accès de témérité comme il en avait quelquefois.

Le bruit des chutes l'incommodait, mais il profita d'être assis pour léchouiller une nouvelle fois sa petite plaie. Il sentait à l'occasion qu'il avait tout à fait faim. Son estomac n'aimait pas plus le bouleversement de ses habitudes de vie que l'agitation turpide des eaux déchaînées. Vivement qu'ils soient de retour au camp... Personne ne viendrait plus lui apporter de proie, mais maintenant qu'il était apprenti, il avait le droit de se servir lui-même sur le tas de gibier.

« Et puis bon, vu le bruit que ça fait, ça donne pas envie d'y aller souvent. » trancha Nuage Gris, qui ne s'imaginait même pas jouer dans le coin avec Nuage du Renard alors qu'on n'y parlait qu'en haussant le ton, alors que lui, il aimait les chuchotements malicieux et les légers gloussements.

Encore un endroit à éviter. Avec cette colline qui était fatigante rien qu'à la regarder, et cette rivière toute entière qui puait le danger à plein nez. Nuage Gris comprit que Patte de Loutre venait de lui montrer des endroits où les petits malins avaient plutôt intérêt à ne pas trop jouer.

Mais de toute façon, sourit le mioche pour lui-même, n'était-ce pas beaucoup plus rigolo de jouer là où il y avait plein de monde à embêter ?

Il finit par se relever, sans grimacer à cause de sa patte parce que quand même, c'était rien du tout, quand on songeait que Pluie Battante avait perdu un œil, lui. Et puis, il n'était pas une chochotte, comme Nuage de Goujon. Il se remit donc debout, et une fois que ce fut fait, l'apprenti suivit de son mieux le pas plein d'assurance de son mentor.

En s'assurant quand même qu'il ne déraperait pas une seconde fois.

Leur longue et silencieuse marche usa les petites pattes du novice, qui fut très rassuré d'enfin retrouver le camp, mais en même temps, assez surpris, parce qu'il n'avait absolument pas reconnu le chemin du retour. Toute cette ballade avait été parsemée de découvertes bizarres, d'odeurs qu'il ne se souvenait pas avoir jamais senties, et son sens de l'orientation avait vite été complètement largué. Ce qu'il sentait, en revanche, c'était que du temps avait passé. Il le sentait davantage à son estomac qui criait famine qu'au soleil qui était tombé. Jamais jamais plus je ne pars sans manger. se promit l'apprenti qui, en même temps, se sentait si fatigué qu'il avait du mal à imaginer qu'il saurait le lendemain se lever tôt pour manger avant d'être retrouvé par son mentor.

Il ne demandait plus rien d'autre qu'un peu de viande dans la panse et une place au chaud, douillette, contre son jumeau qui était sûrement déjà rentré. C'était ça qui lui donnait le courage de ne pas arrêter d'avancer. Mais tout de même, lorsqu'ils arrivèrent, il eut un petit soupir, presque ronronnant, qui signifia son soulagement et sa fatigue. Puis un petit sourire canaille fut adressé à son mentor, comme pour lui faire oublier le soupir et lui rappeler que son apprenti, c'était un vrai, un dur, un inarrêtable !

« Demain, je viendrai te chercher aux alentours du zénith du soleil. Nous nous entraînerons au combat et nous verrons très vite ce que tu vaux.
- Au... au Zénith du Soleil. Bien sûr. » toussota-t-il en se donnant surtout l'air de bien comprendre ce que son mentor lui racontait.

Mais dans sa tête, ça fourmillait déjà. C'était, où, ça, le Zénith du Soleil ? L'expression, il la trouvait poétique, il avait l'impression de l'avoir déjà entendue, mais il était persuadé qu'elle renvoyait à un endroit.

Bah ! Il verrait ça plus tard, car de toute façon, c'était impossible de réfléchir lorsqu'on avait faim. Un salut discret en direction de son mentor, puis, tel un petit putois, il trottina, son énergie brusquement revenue, jusqu'au tas de gibier pour y chaparder quelque chose. Sauf que... Sauf que les apprentis comme lui, il y avait toujours quelqu'un pour grogner qu'ils n'avaient pas le droit de manger avant les anciens.

Et comme Nuage Gris avait très faim mais était aussi très fatigué et très trouillard, il ne chercha pas trop la bagarre, et attendit. Attendit. Attendit. Attendre, c'était insupportable quand on avait faim et qu'on voyait devant soi un tas de gibier fondre à vue d’œil. Mais il attendait. Il laissait passer les grands, et même ceux qui avaient déjà mangé. Comme ça on ne le gronderait pas.

Bref, son premier repas d'apprenti, ce fut un restant de petit poisson pas très frais dont personne n'avait voulu mais qui lui fit un bien fou, et il le mangea la nuit tombée, alors que partout autour de lui, les grands étaient déjà partis se coucher. Pas la joie. Sa vie de chaton lui manquait un peu plus. Mais cela ne l'empêcha pas, sitôt qu'il eut fini de manger, de se précipiter dans la tanière des apprentis pour s'installer contre Nuage du Renard et dormir, dormir, dormir, dormir, sans interruption, ses pattes fatiguées et courbaturées repliées pour lui tenir chaud.

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