Noyade | PV. Nuage d'Émeraude - abandon

Personne ne se doutait que parfois, en secret, la nuit ou le jour, lorsque personne ne regardait et que tout le monde s'attendait à la voir partir pour trouver un endroit où dormir, Nuage d'Opale s'entrainait à nager, seule. Sa seule motivation était la vie, ou plutôt la mort. Elle refusait de voir des chats mourir encore et encore, car à son âge, elle en avait beaucoup trop vu.
Oh, non, la mort ne l'effrayait pas. Elle savait parfaitement qu'elle était une partie intégrante de la vie elle même et qu'un jour, elle les toucherait tous. Chaque félin était un jour réuni dans les Étoiles. Mais plus le temps avançait, plus les corps se faisaient nombreux, et plus elle se sentait comme maudite.
Aurais-je pu faire quelque chose? C'est la question qui la taraudait chaque jour et chaque nuit.
Pour Petite Améthyste. Pour Écaille d'Anguille. Pour tout ceux qui sont morts et tout ceux qui vont mourir.

Nuage d'Opale entretenait une relation toute particulière avec la rivière. Elle s'y sentait libre, légère... L'apprentie aimait y plonger, la sentir contre elle, l'embrasser dans une étreinte passionnée. Et pourtant, elle la savait terriblement dangereuse et meurtrière. Elle était comme son amante, une amante mortelle qui fauchait tout ceux qui la pénétrait sans crier gare, sans se méfier, sous estimant sa puissance et sa beauté. Nous sommes faits pour être ensemble, pensa-t-elle, las.
Décidément, Nuage d'Opale n'était pas particulièrement douée pour se faire des amis - elle en avait très peu, ils se comptaient sur les doigts d'une patte - plutôt particuliers. Merle Noir... une rivière et un étranger, Nuage du Vent.

Dans la Rivière, les sons extérieurs n'existaient plus. Il n'y avait plus que le doux murmure glacial du courant. Elle aurait pu y rester pendant des heures, mais commençant à manquer d'air, Nuage d'Opale du rejoindre la surface.
Prenant une grande inspiration lorsque sa tête s'échappa de l'eau, elle n'y retourna pas. Un bruit au loin attirait son attention. Un bruit... qu'elle ne voulait pas entendre.
Un combat.

Sans plus attendre elle se dégagea de l'eau, regagnant la berge le plus vite possible. Tout se déroulait trop loin pour qu'elle puisse les rejoindre, et de toute façon, le combat avait l'air bien engagé. Mais de là où elle se trouvait, elle reconnaissait deux silhouettes. Elle le savait, car elle y tenait particulièrement. Nuage d'Émeraude et Nuage du Vent, combattant l'un contre l'autre.
Les oreilles plaquées sur la tête, déboussolée, Nuage d'Opale sentait son coeur se brisait. Que faire? L'un de ses seuls amis et sa propre soeur se battaient pour une raison qu'elle ignorait. S'interposer? Elle risquerait d'aggraver les choses, de révéler son amitié avec un étranger et de les mettre tout les deux en danger... et de toute façon, elle n'avait pas le temps.
Alors elle se contenta de feuler plutôt que d'hurler, afin de rester discrète, feulant toute tristesse et frustration sur le chemin du camp.

[...]

Pendant de longues minutes, Nuage d'Opale avait ruminé, se demandant si les deux félins allaient bien, si Nuage du Vent la verrait toujours comme une amie... Il était évident que Nuage d'Émeraude gagnerait! C'était toujours elle la plus forte dans tout à ses yeux. Pourvu qu'elle l'épargne...

“Nuage d'Émeraude!! s'exclama-t-elle en se levant soudainement dès qu'elle avait entendu sa soeur rentrer au camp, sans même lui laisser le temps de visiter Nuage des Ruisseaux. Nuage d'Émeraude j'ai appris pour la bataille!! Tu- Tu vas bien?”

L'apprentie ne réalisa même pas à quel point elle devait se faire oppressante, collant sa soeur sans lui laisser une seconde de répit après ce qui avait semblé être une lutte acharnée. Mais des réponses. Il lui fallait des réponses ou elle avait la sensation qu'elle allait suffoquer.

“Cet apprenti... continua-t-elle d'une voix plus basse pour se faire discrète, celui que tu as combattu, Nuage du Vent, il va bien? Il n'est pas trop blessé?”

Oh, il faudrait qu'elle le retrouve et qu'elle s'excuse, si seulement il osait à nouveau revenir à la frontière! Et si elle ne le revoyait plus jamais? Elle qui avait si peu d'amis! Si peu mais si précieux, elle ne voulait pas les perdre. Jamais.

“Tu ne lui as pas fait trop mal? Dis moi, je t'en prie, tu l'as épargné?”

En dehors de l'eau, au beau milieu de la vie, Nuage d'Opale avait toujours peur de perdre pied et de se noyer.

Enfin, le camp était en vue. Nuage d'Émeraude accéléra légèrement le pas ; ses blessures ne la laissaient guère bouger aussi efficacement qu'en temps normal. Elle avait hâte de retrouver l'enceinte du camp et de se rouler en boule dans sa tanière. Elle n'avait ni envie de faire soigner ses blessures, ni d'aller raconter à tout le monde à quel point elle avait brillé dans le combat - ce qui, pour la fière boule de feu qu'elle était, semblait anormal. Après quelques minutes qui lui parurent une éternité, la rouquine se faufila enfin dans l'entrée du camp et déboula dans la clairière autour de laquelle étaient disposées les différentes tanières. Le poil encore ébouriffé, ses blessures la lançant terriblement, elle s'apprêtait à rejoindre la tanière des apprentis quand une silhouette massive se précipita sur elle, la laissant à peine respirer. Nuage d'Émeraude reconnut tout de suite sa sœur, Nuage d'Opale, par sa hauteur et son poil blanc légèrement coloré. Mais là où elle ne la reconnut pas, ce fut à son agitation : elle était rarement dans cet état, préférant d'habitude le calme et le flegme. Cette fois-ci, néanmoins, elle avait sauté vers elle et lui trottinait autour, l'air préoccupé.
Nuage d'Émeraude n'en tint pas rigueur ; elle devait être inquiète de son état. Après tout, la bataille entre les deux patrouilles avait vite fait le tour du camp, et c'était le premier vrai combat pour la rouquine ; pas étonnant que sa sœur ne s'inquiète pour elle, par conséquent. Nuage d'Émeraude j'ai appris pour la bataille!! Tu- Tu vas bien? Ce que pensait la rouquine était confirmé : ce n'était là que l'inquiétude de Nuage d'Opale pour la santé de sa sœur chérie. Malgré leurs différences, elles ne s'étaient jamais quittées depuis la naissance. Quoi de plus normal que cette réaction, dès lors ? Nuage d'Émeraude sentit son poitrail se gonfler légèrement, car elle était sur le point de raconter à Nuage d'Opale sa mésaventure ; peu importe si elle était blessée et en colère, elle savait qu'elle s'était bien battue et puisque sa sœur le lui demandait, elle allait tout lui dire ! Mais Nuage d'Opale ne lui en laissa pas l'occasion. Cet apprenti... celui que tu as combattu, Nuage du Vent, il va bien? Il n'est pas trop blessé? Nuage d'Émeraude s'arrêta de marcher, sentit son pelage se dégonfler tout à coup, et ouvrit des yeux gros comme des ballons. Hein ? Pourquoi cet apprenti venait-il soudainement s'ajouter au récit de SA victoire ? La rouquine était tout à coup très perplexe ; mais elle pouvait encore tourner les choses tel qu'elle le voulait : en confirmant que si, en effet, il était blessé, car Nuage d'Émeraude s'était montrée redoutable pendant ce combat. Mais Nuage d'Opale, cette fois, confirma tous ses soupçons : Tu ne lui as pas fait trop mal? Dis moi, je t'en prie, tu l'as épargné?

Nuage d'Émeraude tomba des nues et fixa sa sœur avec une dureté rare. Elle se tourna légèrement pour lui faire face et, malgré son piteux état post-combat, elle se redressa du mieux qu'elle le pouvait afin de paraître la plus menaçante possible.
Alors qu'en voyant Nuage d'Opale se précipiter vers elle, elle avait retrouvé une certaine joie, et même une grande excitation à l'idée de faire le récit de la bataille, tout ce que l'apprentie rousse ressentait à présent était de la colère. La rage de s'être fait attaquer sans aucune raison, alors même que c'était l'attaquant qui était en tort et aurait dû être attaqué ; la douleur qu'elle avait ressenti lorsque l'apprenti du Vent l'avait sévèrement blessée à la patte avant, faisant couler son sang ; la provocation de ce même apprenti qui remettait en cause la droiture du Clan de la Rivière ; la rage qu'elle avait ensuite éprouvé et qui lui avait donné des envies de meurtre, décuplant ses forces au combat... Toutes ces émotions négatives l'envahirent à nouveau, et étaient augmentées par l'inquiétude démontrée de Nuage d'Opale pour... le Clan ennemi ?!
Nuage d'Émeraude voyait rouge et avait l'impression d'être face à une inconnue. Une étrangère. Un sentiment meurtrier de trahison la tenait à la gorge et lui donnait autant envie de crier que de pleurer.

« Tu te fous de moi, Opale ? » s'offusqua-t-elle, sa queue d'écureuil battant brutalement l'air. Ses yeux lançaient des éclairs et les mots se bousculaient dans sa tête. Elle n'en trouvait pas un qui exprimait ce qu'elle aurait voulu dire à sa sœur. L'envie de lui faire le même mal qu'elle venait de lui faire à elle la tenaillait. « Tu aurais voulu quoi, que je l'accueille avec un collier de fleurs et l'une des meilleures proies de notre tas de gibier ? L'état de ma patte ne te dit rien de l'attaque violente dont nous avons été victimes ? Personne ne t'a dit que le Clan du Vent s'est aventuré sur nos terres et nous a attaqués en nous accusant de voler leur gibier ? » Sur ces derniers mots, elle cracha, dégoûtée par l'accusation injuste et humiliante de ce guerrier ennemi. A croire qu'il n'avait jamais appris la limite des frontières et le code du guerrier... Mais bientôt, Nuage d'Émeraude recentra son attention sur la préoccupation déplacée de sa sœur. Une seule interrogation la terrassait : pourquoi ? « Et d'ailleurs, comment tu connais son nom, hein ? Je ne savais même pas contre qui je me battais ; je l'ai fait pour défendre notre honneur. Le mien, et le tien. »

Après la colère, Nuage d'Émeraude sentit un sentiment d'abandon terrible lui empoisonner le cœur. Elle se sentait trahie par Nuage d'Opale, quand elle avait toujours cru que la loyauté entre elles serait inconditionnelle. Ce soir, devant les blessures ouvertes de Nuage d'Émeraude, Nuage d'Opale avait choisi un autre Clan. Nuage d'Émeraude aurait du mal à le lui pardonner.

Nuage d'Opale s'attendait à bien des choses, du meilleur comme du pire. Mais à vrai dire, elle ne s'attendait pas à ce genre de "pire".
Le pelage de sa soeur gonfla alors que ses propres yeux s'écarquillaient. Ce n'était pas la réaction attendue. Même un aveugle aurait pu affirmer sans aucun doute ce qui était en train de se dérouler : Nuage d'Émeraude était furieuse.

« Tu te fous de moi, Opale ? », rétorqua-t-elle. Tout ce que Nuage d'Opale trouva à lui répondre fut ce ridicule « Pardon ? » quasi murmuré, soufflé d'incompréhension. Tout allait trop vite, toujours trop vite pour Opale.
« Tu aurais voulu quoi, que je l'accueille avec un collier de fleurs et l'une des meilleures proies de notre tas de gibier ? L'état de ma patte ne te dit rien de l'attaque violente dont nous avons été victimes ? Personne ne t'a dit que le Clan du Vent s'est aventuré sur nos terres et nous a attaqués en nous accusant de voler leur gibier ? »

Pourquoi réagissait-elle comme ça? C'était bien au delà de sa compréhension! Sa soeur lui ôtait de la gueule des paroles qu'elle n'avait certainement pas prononcé ni signifié, et ça, comme bien d'autre chose, la mettait hors d'elle à son tour. Nuage d'Opale l'avait bien trop vécu, tout ces guerriers et ces vétérans qui savaient tout mieux que tout le monde, qui affirmaient des choses qui n'avaient pas lieu d'être. Qui lui faisait dire des choses qu'elle n'aurait jamais osé penser.
Nuage d'Émeraude devenait comme eux.

« Et d'ailleurs, comment tu connais son nom, hein ? Je ne savais même pas contre qui je me battais ; je l'ai fait pour défendre notre honneur. Le mien, et le tien. »

Nuage d'Opale regarda sa soeur d'un air tout sauf amical, partagé entre la colère, la tristesse et la déception. Ensemble, petites, elles s'étaient promis d'aller voyager et visiter les Clans ensemble et d'y rencontrer ses habitants. Pas d'aller les attaquer. Et encore moins d'aller se battre contre ses propres amis. Mais visiblement, Nuage d'Émeraude l'avait oublié. Était-ce si peu important à ses yeux? C'est mon seul ami! voulait hurler sa soeur Opaline, mais pendant de longues secondes, ses mots restaient bloqués en travers de sa gorge.

« Notre honneur? » demanda-t-elle d'une voix cassée par les émotions. « Quel honneur? Ah, oui. Tu veux sans doute parler de... de celui d'aller mettre en pièce un apprenti deux fois plus petit pour une histoire de frontière? Quelle honneur, Nuage d'Émeraude! C'est admirable, je suis si fière de toi! C'est bon, c'est ce que tu voulais entendre?!»
Tu n'étais pas là pour juger, lui murmura une petite voix dans le creux de sa tête, et pourtant. Et pourtant elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'en venir à de telles extrémités était terriblement inutile. Et ce, pour plein de raisons. Tout d'abord, son Clan avait clairement l'avantage de la taille. Ensuite, chaque blessure coutait à son Clan de précieuses plantes qui ne tarderaient pas à manquer une fois l'hiver venu. Et dans ces hivers gelés, une plante aussi simple et commune soit-elle en été pouvait sauver une vie ou accompagner la douleur d'un malade.
Elle savait ses camarades de Clans suffisamment intelligents et diplomatiques pour juger une situation avant d'attaquer. Mais elle savait aussi que cette pseudo-fierté les pousserait toujours à attaquer.
« Tu sais quels chats rentraient chez eux fiers d'avoir taillé en pièce des adversaires bien plus faibles qu'eux? »
Ne le dis pas, non, non, suppliait cette même voix. Garde le silence Nuage d'Opale, ô, tu connais les conséquences.
« Les Lunar Pods. » Elle murmura ces mots d'une voix brisée, furieuse et en colère. Nuage d'Opale savait ce que représentait ce groupuscule disparu pour eux. Ceux qui avaient tué sa mère, tué leur soeur et rendu leur père "fou". Mais Nuage d'Opale avait peur. À ses yeux, dans son coeur, Nuage d'Émeraude pouvait soulever des montagnes. Elle était la plus forte de tous, l'esprit et de corps, et jamais elle ne craindrait pour sa sureté. Elle avait confiance en elle, un peu trop peut-être, sachant qu'elle pourrait se défendre et ressortir vivante de toutes les situations.
Mais elle avait peur que cette maudite fierté, cette terrible, horrible fierté, la pousse à devenir quelqu'un de mauvais. Des craintes infondées, probablement. Mais face à cette peur et l'ignorance de l'état de son ami, Nuage d'Opale ne savait plus ou donner tête.

« Nuage du Vent est mon seul ami - et elle insista sur le "seul". Et j'en ai rien à foutre qu'il soit pas du Clan de la Rivière. Lui, au moins, il me comprend. Lui, au moins, il me connait. »

Seule au beau milieu de tous, Nuage d'Opale avait l'impression de se noyer. Les autres, leurs paroles, leurs actes étaient comme les vagues de la rivière. Et elles essayaient de la tuer.

Nuage d'Émeraude était persuadée d'être dans son bon droit et d'avoir bien agi. Jamais elle n'aurait pu imaginer que quelqu'un puisse lui reprocher quoi que ce soit : elle n'avait fait que se défendre, défendre les siens, défendre ses terres ; elle n'avait pas attaqué, et elle avait encore moins attaqué de façon injustifiée ; non, elle avait simplement essuyé une attaque insultante et illégitime, et elle s'était défendue, car c'était la seule manière d'en sortir indemne, ou en tout cas d'en sortir vivante. Elle était certaine qu'on n'allait donc rien lui reprocher, et même qu'on allait la féliciter pour son attitude - non pas parce qu'elle avait réussi à blesser l'ennemi, non, mais bel et bien parce qu'elle avait paré suffisamment efficacement une attaque pour que les siens en ressortent en assez bon état. Et vu l'agressivité gratuite du guerrier qui les avait attaqués, ce n'était pas gagné d'avance !
La réaction de Nuage d'Opale n'en finissait donc plus de la choquer. Bon, à la rigueur, elle n'aurait pas été étonnée d'essuyer des reproches de la part des vieux séniles du Clan ou encore de Merle Noir - ces deux-là se haïssaient, c'était physique. Elle s'attendait même à une boutade de la part de Nuage de Jaspe, quoique celui-ci était mentalement bien occupé depuis que ses petits étaient nés, ce qui ne manquait pas de faire sourire sa rouquine de sœur. Mais Nuage d'Opale... Elle qui était si calme, si désintéressée ; elle qui ne s'occupait de rien, évitait tous les conflits, fuyait les débats ; elle qui n'avait jamais levé la voix sur sa frangine... Nuage d'Émeraude se serait attendu à tout, sauf à cette réaction agressive et incompréhensible de sa part. Et l'incompréhension s'ajoutait à sa frustration, et le tout formait une colère que l'apprentie aux yeux verts sentait monter, monter, monter. Elle sentait ses joues lui chauffer, ses oreilles se plaquer avec force contre sa queue, sa queue battre l'air aussi férocement que le torrent bouscule les corps. Et même si l'on connaissait Nuage d'Émeraude pour son énergie insatiable, pour son esprit de feu à toute épreuve, on ne l'avait jamais vue dans un tel état.
Notre honneur? Quel honneur? Ah, oui. Tu veux sans doute parler de... de celui d'aller mettre en pièce un apprenti deux fois plus petit pour une histoire de frontière? Quelle honneur, Nuage d'Émeraude! C'est admirable, je suis si fière de toi! C'est bon, c'est ce que tu voulais entendre ?! Nuage d'Émeraude ouvrit des yeux gros comme des ballons. Nuage d'Opale se trompait sur toute la ligne ! Il ne s'agissait pas de réduire à néant tout félin ayant dépassé la frontière d'une griffe. Il ne s'agissait pas d'être sans pitié, de ne pas réfléchir, d'attaquer sans raison ! La rouquine comprenait mieux désormais le manque d'intérêt de sa sœur pour leur rôle de guerrières. Elle ne comprenait juste pas ce dont il s'agissait, elle voyait le monde de façon binaire, ou tout blanc, ou tout noir. Mais ce n'était pas le cas. Le monde était gris, et Nuage d'Émeraude l'avait bien compris ; elle qui avait plusieurs fois franchi les frontières d'autres Clans, elle qui avait sympathisé avec des félins adverses s'étant aventurés sur ses terres ! Elle n'attaquait pas sans raison, et d'ailleurs, elle n'avait pas attaqué tout court ; elle s'était défendue.

« Regarde-toi, Nuage d'Opale, regarde-toi bien, parce que tu es injuste. Je n'ai pas attaqué cet apprenti, je ne l'ai pas blessé gratuitement. Je n'ai fait que me défendre. Et crois-moi, il savait ce qu'il faisait. » Le ton de Nuage d'Émeraude était étrangement plat, calme, sans saveur. Il témoignait de toute la déception qu'elle ressentait face aux accusations de sa sœur. « C'est ton cher Nuage du Vent qui a attaqué, figure-toi. C'est sa patrouille qui nous a sauté dessus en nous insultant. Mais je suppose que ça t'est égal. Je suppose que tu aurais préféré qu'il me tue, tant que lui en sortait vivant. Parce que je t'assure que ça aurait pu arriver si je n'avais pas su me défendre. »

Mais Nuage d'Opale ne s'arrêta pas là. Tu sais quels chats rentraient chez eux fiers d'avoir taillé en pièce des adversaires bien plus faibles qu'eux? Nuage d'Émeraude sentit l'affront arriver. Le plus terrible. Elle recula instinctivement, se préparant à l'attaque la plus douloureuse qui soit. Les Lunar Pods. Et Nuage d'Opale avait beau l'avoir murmuré, sa sœur l'avait entendu. Bruit de verre. Quelque chose venait de se casser en Nuage d'Émeraude. Elle cracha, dégoûtée et terriblement déçue. Mais le choc que sa sœur soit capable de la comparer aux assassins de leur mère, à ceux qui avaient provoqué la mort de leur sœur et de leur père, à ceux qui avaient répandu le chaos dans toute la forêt sans raison aucune, ne permit pas à Nuage d'Émeraude de répondre. Elle était dans un état second, comme si son âme avait quitté ton corps, tuée par l'affront de Nuage d'Opale ; et désormais, elle regardait tout du dessus, indifférente, ne ressentant plus d'émotion, hormis un grand vide, un vide béant et presque douloureux. Nuage d'Émeraude ne répondit pas ; le silence lui avait volé le langage. Son désarroi, et la cassure qui venait de se faire en elle, se lisaient dans ses yeux, qui se brouillaient. Mais aucune larme ne s'en échappa.
Le silence béat de la rouquine laissa à Nuage d'Opale l'opportunité de continuer. Nuage du Vent est mon seul ami. Et j'en ai rien à foutre qu'il soit pas du Clan de la Rivière. Lui, au moins, il me comprend. Lui, au moins, il me connait. Et plus elle parlait, plus le cœur de Nuage d'Émeraude s'ouvrait en deux, laissant échapper un cri silencieux qui pleurait et faisait plus de dégâts que n'importe quel cri audible. Le poil épais de la rouquine s'était affaissé, mais il n'avait pas repris sa place habituelle : il était plus plat et terne que d'accoutumée. Sa queue était basse, tout comme sa tête et ses oreilles. Son regard, planté sur Nuage d'Opale, était plus vide et noir qu'il ne l'avait jamais été. Quelque chose s'était cassé, quelque chose s'était perdu ; un fossé béant s'étendait entre les deux sœurs.

« Tu te trompes, sur toute la ligne. Si tu me connaissais, tu saurais que je me fiche bien que tu sois amie avec un chat d'un autre Clan. Si tu me connaissais, tu saurais que j'ai moi aussi des amis ailleurs qu'ici. Si tu avais essayé de comprendre, tu saurais que j'ai défendu ma vie, rien d'autre. Tu ferais mieux d'aller demander à ton pote pourquoi ils nous ont attaqués. » Elle fit une pause. Ce qu'elle s'apprêtait à dire lui faisait encore plus mal que les morts de leur mère, de leur sœur et de leur père réunies. « Et moi aussi je me suis trompée. Je pensais que j'étais ton amie. J'ai toujours été là pour toi et je l'aurais toujours été. » Le fait que sa sœur la considère avec indifférence blessait au plus haut point Nuage d'Émeraude. Certes, elles avaient toujours été très différentes, et la rouquine en avait conscience ; mais pour elle, ça n'avait jamais remis en cause leur affection et leur complicité. Elle s'était trompée. « Maintenant, excuse-moi. Il faut que j'aille faire voir cette morsure par Écho des Ruisseaux. Tu sais, celle que j'ai mérité d'avoir. Et désolée de n'avoir pas laissé Nuage du Vent me tuer. » Elle se détourna difficilement, la peine rendant soudainement plus douloureuse la blessure qu'elle portait difficilement.

Seule, seule, seule et toujours seule. Nuage d'Opale en avait marre d'être seule, même si on disait bien souvent qu'elle cherchait cette solitude, qu'elle n'avait qu'un effort à faire pour rencontrer des gens et créer des liens. C'était bien plus compliqué, bien plus délicat.
Et plus le temps passait, plus elle les connaissait, plus elle se rendait compte qu'elle ne connaissait personne et que personne ne la connaissait.
Sa propre famille était composée d'inconnus. Tout ce qu'ils partageaient étaient des liens de sang. Il n'y avait rien d'autre. Il fallait se faire à l'évidence, et son coeur se brisa une énième fois.

« Tu te trompes, sur toute la ligne. Si tu me connaissais, tu saurais que je me fiche bien que tu sois amie avec un chat d'un autre Clan. Si tu me connaissais, tu saurais que j'ai moi aussi des amis ailleurs qu'ici. Si tu avais essayé de comprendre, tu saurais que j'ai défendu ma vie, rien d'autre. Tu ferais mieux d'aller demander à ton pote pourquoi ils nous ont attaqués. »

Nuage d'Opale avala les paroles de sa soeur sans un bruit, sans flancher, mais chaque syllabe faisait comme des aiguilles de pin lui tranchant la peau de part en part. Elle retenait ses larmes qui menaçaient d'exploser de plus belle. Elle se tenait droite, impassible et la face neutre, ne laissant rien transparaitre.
Au fond, elle était détruite.

« Et moi aussi je me suis trompée. Je pensais que j'étais ton amie. J'ai toujours été là pour toi et je l'aurais toujours été. »

Brisé, encore.

« Maintenant, excuse-moi. Il faut que j'aille faire voir cette morsure par Écho des Ruisseaux. Tu sais, celle que j'ai mérité d'avoir. Et désolée de n'avoir pas laissé Nuage du Vent me tuer. »

Nuage d'Émeraude se détourna, quittant la scène comme un héros dramatique acceptant la fatalité de son destin sur scène. Nuage d'Opale ne fit aucun bruit. Elle garda le silence un long moment, presque absente de cette réalité à laquelle elle appartenait pourtant.
Elle refusait d'y croire. C'était forcément un rêve, un cauchemar, quelque chose de terrible dont elle se réveillerait très bientôt. Il suffisait d'attendre, et tout ça disparaitrait. Juste un peu de temps... juste un peu de...
Les secondes se firent heures insoutenables, et ça ne passait pas. Ou si c'était le cas, ce n'était pas assez rapide à son gout.
Nuage d'Opale souffrait, avait envie d'hurler.
Nuage d'Opale souffrait, n'avait plus envie de se retenir.
Nuage d'Opale hurla.

Un cri cinglant, suraigu, brisé par la tristesse, le désespoir et tant d'émotions qui l'assaillaient depuis trop longtemps. Qu'importe les regards qui se tournaient vers elle dans le Clan, elle s'en moquait bien. Les gens passaient leur temps à la juger, elle avait suffisamment l'habitude. Elle les emmerdait bien, les gens. Elle les emmerdait du plus profond de son coeur, ces sales cons et leurs jugements. Ils lui brisaient suffisamment la vie comme ça, empoissonnaient sa soeur, et maintenant sa famille était plus brisée que jamais.

« TU NE COMPRENDS RIEN, VOUS NE COMPRENEZ RIEN, s'écria-t-elle, destinant ces dernières paroles aux guerriers et apprentis qui s'arrêtaient parfois pour regarder la scène, la dévisageant comme si elle avait un énorme bouton vert sur le visage. TU NE COMPRENDS PAS, NUAGE D'ÉMERAUDE, QUE J'AVAIS PEUR. Parce que jusque là, je t'ai toujours considéré comme la meilleure, comme étant invincible, et je SAVAIS que tu allais gagner ce combat. Il n'y avait pas d'autre issue. Mais admet le, Nuage d'Émeraude, que lors de la cérémonie du lien, tu rageais intérieurement de me voir te surpasser pour une fois. Parce que c'est un peu une honte, pas vrai? PAS VRAI? HEIN? - elle dévisagea les chats du Clan, tout ceux qui avaient pu la juger ne serait-ce qu'une seule fois dans leur vie. C'est quand même vachement humiliant de se faire doubler par Nuage d'Opale, la putain d'apprentie même pas foutue de se battre correctement, trop feignante pour faire quoi que ce soit. Vous tous, avec votre putain de fierté... Et tu vois, je le sais tout, ça, je le subis tout les jours. C'est drôle hein, vous me croyiez plus conne que ça? Eh bien... non, on dirait que je suis capable de réfléchir. Et pourtant je ferme ma gueule. Je la fermais, plutôt. Pourquoi? Hein, pourquoi? Parce que je vous aime bordel, et parce que je tiens à vous, et parce que tout ce que je voulais, c'est que vous soyez heureux, mais y'en aura pas un seul pour faire un putain d'effort pour essayer de comprendre. Nuage de Quartz, peut-être. C'est tout. Rien. D'autre. Alors vous savez quoi? Allez tous vous faire foutre, et j'en ai rien à branler de passer pour la folle hystérique officiel du Clan de la Rivière maintenant. C'était sans doute déjà le cas de toute façon. »

Elle se détourna, prenant la direction opposée à celle de Nuage d'Émeraude. Elle aurait aimé l'accompagner jusqu'à la tanière d'Écho des Ruisseaux, être présente, la réconforter, s'excuser, planifier d'autres plans en dehors du Clan pour rencontrer des étrangers, s'imaginer un futur un peu plus radieux...
Nuage d'Opale laissa pour une fois ses utopies derrière elle.

Et tandis qu'elle boitait jusqu'à la tanière d'Écho des Ruisseaux, le pelage encore hérissé de sa rixe avec sa sœur, Nuage d'Émeraude entendit ses cris. Le premier lui fit hausser les yeux au ciel : un tonitruant TU NE COMPRENDS RIEN, VOUS NE COMPRENEZ RIEN qui lui arracha même un rictus amer qui lui donnait l'air terrifiant. Et toi, tu me comprends, hein, toi ? pensa l'Émeraude en continuant à s'éloigner de l'Opaline, la colère la poussant toujours un peu plus vers l'opposé à la position de sa sœur. Mais le monologue de Nuage d'Opale la fit se stopper ; sans pour autant se retourner. La tête et la queue basses, le poil sens dessus-dessous, les yeux embués de colère et de tristesse, elle écoutait les lamentations de sa sœur, elle les recevait en plein cœur ; là, elles formaient un nœud, mélange de sentiments de trahison, de confiance perdue, de déception, de colère ; puis elles remontaient dans la gorge de la rouquine et s'en extrayaient par des paroles qui répondaient à Nuage d'Opale, mais que celle-ci ne put pas entendre. Un véritable dialogue de sourds, un dialogue silencieux, pour une dispute destructrice ; voilà ce qui liait désormais les deux sœurs. Leurs différences avaient eu raison sur l'amour qu'elles se portaient et sur la complicité qu'elles avaient partagée, jadis - un temps qui semblait extrêmement lointain, à présent.

TU NE COMPRENDS PAS, NUAGE D'ÉMERAUDE, QUE J'AVAIS PEUR. Parce que jusque là, je t'ai toujours considéré comme la meilleure, comme étant invincible, et je SAVAIS que tu allais gagner ce combat. Il n'y avait pas d'autre issue.
« Je ne suis pas invincible. Tu t'en rendras compte un jour » souffla-t-elle, la colère lui donnant l'envie de mourir, là, sur le champ, des suites de blessures. Ça lui apprendrait, ça lui servirait de leçon, ça lui ferait les pattes, elle s'en mordrait les coussinets, pensait-elle en ruminant sa rage ; mais l'instant d'après, la tempête de vie qui l'habitait avait déjà repris ses droits.

Mais admet le, Nuage d'Émeraude, que lors de la cérémonie du lien, tu rageais intérieurement de me voir te surpasser pour une fois. Parce que c'est un peu une honte, pas vrai? PAS VRAI? HEIN? C'est quand même vachement humiliant de se faire doubler par Nuage d'Opale, la putain d'apprentie même pas foutue de se battre correctement, trop feignante pour faire quoi que ce soit.
« Tu te trompes tellement, Opale. J'aime surpasser tout le monde. Il ne s'agissait pas de toi » répliqua-t-elle encore dans sa barbe, pour elle-même et personne d'autre. Elle avait perdu l'envie de se disputer les arguments avec sa sœur, qui se montrait finalement aussi aveugle et bornée qu'elle ne l'était elle-même. Deux têtes dures entre lesquelles la discussion était devenue impossible.

Vous tous, avec votre putain de fierté... Et tu vois, je le sais tout, ça, je le subis tout les jours. C'est drôle hein, vous me croyiez plus conne que ça? Eh bien... non, on dirait que je suis capable de réfléchir. Et pourtant je ferme ma gueule.
Nuage d'Émeraude n'avait jamais vu le mal à être fière ; c'était un trait caractéristique de son Clan, dont sa sœur n'avait pas hérité, mais qu'elle chérissait de toute son âme. La fierté ne menait pas forcément aux actes injustes ou cruels, elle ne conduisait pas à la trahison, à la douleur. Nuage d'Émeraude n'avait pas l'impression d'avoir été formatée : elle avait toujours été fière et conquérante, dès sa naissance. Mais Nuage d'Opale, elle, voyait en sa fierté l'ombre menaçante d'un Étoile du Tigre ou d'une Étoile de Suie ; deux meneurs bouffés d'orgueil qui avaient mal fini. Au contraire de ces deux-là, Nuage d'Émeraude mettait toujours un point d'honneur à se comporter droitement ; sa fierté était blanche, et elle ne la laisserait jamais devenir noire. Mais Nuage d'Opale voyait tout en obscur.

Je la fermais, plutôt. Pourquoi? Hein, pourquoi? Parce que je vous aime bordel, et parce que je tiens à vous, et parce que tout ce que je voulais, c'est que vous soyez heureux, mais y'en aura pas un seul pour faire un putain d'effort pour essayer de comprendre. Nuage de Quartz, peut-être. C'est tout. Rien. D'autre.
Un rire amer s'échappa de la gorge de la rouquine ; suivi d'un rictus de douleur face à sa blessure qui la lançait soudain terriblement. Elle trouvait très ironique que sa sœur lui (leur ?) reproche de n'avoir jamais fait attention à elle. La rouquine ne comprenait pas vraiment d'où sortait ce reproche. Il n'avait aucun sens. Ce qui était sûr, par contre, c'était que Nuage d'Opale ne s'était jamais ouverte à son Clan, ni même à sa propre sœur ; pas étonnant qu'un tel gouffre se soit creusé entre les deux, la première ne faisant pas dans les sentiments, la deuxième n'en parlant pas. « Moi aussi, je tiens à vous, et moi aussi, j'ai toujours tout fait pour que vous soyez heureux. Ce n'est pas moi qui me suis inquiétée pour un étranger à la place de ma sœur. » Oh oui, elle l'avait en travers de la gorge ; Nuage d'Émeraude était rancunière, et le sentiment de trahison qui lui serrait le cœur n'était pas prête de la quitter.

Alors vous savez quoi? Allez tous vous faire foutre, et j'en ai rien à branler de passer pour la folle hystérique officiel du Clan de la Rivière maintenant. C'était sans doute déjà le cas de toute façon.
Encore une fois, le dramatisme de Nuage d'Opale fit douloureusement sourire sa sœur aux grands yeux verts. L'apprentie au poil clair ne semblait pas prête à reconnaître ses torts, à s'excuser de s'enquérir de la santé d'un étranger avant celle de sa sœur, à le défendre alors qu'il avait été le premier à attaquer, et ce de manière injuste.

Finalement, Nuage d'Émeraude n'était peut-être pas la seule à avoir hérité de la fierté des félins de la Rivière...

Mais ces explications, ces pensées, ces sentiments qui meurtrissaient les deux sœurs étaient enfermés en elles ; la discussion ne se faisait plus, la compréhension était allait voir ailleurs si elle y était, la communication était rompue et la complicité, assassinée. Ne restaient plus qu'un amer sentiment de trahison et de solitude.