Le hasard je l’emmerde j’aimerais qu’on puisse le provoquer | Nuage Silencieux - abandon

Nuage des Vents revoyait Nuage d’Érable s’effondrer. Elle était morte aujourd’hui; elle ne reviendrait plus jamais. Elle ne l’avait jamais connu vraiment, seulement son nom, son apparence et un jour sa voix, désormais déjà oubliée. Juste son cri d’agonie restait, ce petit son aigu qu’elle avait su percevoir. Il se mêlait et dansait avec ses acouphènes. Elle ne savait plus différencier les deux, désormais. Et malgré tout, il y avait un vide. Un vide affreux dans la tanière des apprentis, ce nid resté froid depuis ce matin où ils s’étaient levés, en route vers sa mort. Il n’avait pas bougé, personne n’y avait touché. Personne n’osait.

Le camp vivait sa vie comme le tic-tac d’une horloge, quotidien morose et horriblement routinier. Imprégné d’une triste mélancolie.

Si elle n’avait pas été presque sourde, l’apprentie aurait pu entendre le son d’une mère pleurant la disparition de son enfant. Elle aurait pu entendre le claquement indifférent de la pluie sur le sol, mais n’en ressentait que la lourdeur dans l’air.

Nuage des Vents n’avait pas pleuré. Elle avait renfermé cette émotion quelque part dans son coeur, dans une sombre prison étroite. Émotion qui hurlait à plein poumons, ne demandant qu’à sortir. Mais la journée n’était pas terminée.

Encore choquée par les événements, elle avait reprit sa journée normalement après l’entrainement macabre, comme si rien ne s’était déroulé. Son visage était vide d’émotion, ses pensées trop confuses pour emprunter ne serait-ce que le timbre d’un sentiment. Mécanique comme les rouages d’une horloge, elle allait et venait dans le camp, se cantonnant aux corvées d’apprentis, ignorant les regards peinés des anciens qui n’en avaient que trop vu depuis que Tache d’If était parvenue au pouvoir.


Enfin le crépuscule était venu. L’apprentie avait mangé une proie entourée d’autres apprentis dont elle n’avait même pas relevé le visage, silencieuse. Elle n’entendait plus rien; rien d’autre qu’un lointain mélange de sons incompréhensibles.

Nuage des Vents retrouva son nid, toujours sans un mot depuis que la tête de Nuage d’Érable avait claqué contre le sol, inerte. Des murmures s’échangeaient dans la tanière, choqués, peinés, curieux, fixant ce nid vide bien trop présent. Tous finirent par s’endormir, épuisés par la lourde journée qu’ils avaient vécus; mais Nuage des Vents restait éveillée. Le sommeil ne voulait pas venir à elle, et elle ne voulait pas venir au sommeil. Il lui semblait trop proche de la mort.

Devrait-elle retourner à l’entrainement, demain? Elle observa ses griffes blanches sur ces pattes noires. Elle pouvait prendre des vies. Des vies qui ne seraient jamais rendues. Son regard se posa sur les Étoiles. N’avait-elle fait que repousser une échéance? Était-ce un destin duquel elle ne pouvait fuir? Nuage des Vents se leva péniblement - il lui semblait qu’elle n’avait plus d’autre choix.

Doucement, sans un bruit, elle effleura du bout du museau les pelages de Nuage d’Alizé et Nuage de Foehn. Seraient-elles déçues? Non, sans doute pas, elles pourraient toujours se voir de temps en temps. Parviendrait-elle à dormir seule, sans elles? C’était la seule chose qu’elle avait à perdre ici, au fond. Dès demain, elle pourrait enfin être utile.

Nuage des Vents avança à pas feutrés afin de ne réveiller personne. L’antre de Nuage Silencieux n’était pas loin, personne ne la remarquerait si elle faisait bien attention.

En y repensant, elle avait déjà réussi à dormir une longue lune sans la présence réconfortante de ses soeurs. Ce n’était donc pas impossible. Elle poussa un soupir de soulagement, levant ses yeux disparates vers la lune.


Et son coeur se brisa.


Elle se retourna vers la tanière des apprentis, regardant Nuage Lunaire et éclata en sanglot. Nuage des Vents voulait faire demi-tour, rejoindre son nid encore chaud entouré de ses soeurs, sentir la douce chaleur de Nuage Lunaire contre son museau, encore voir sa mine boudeuse chaque matin qui illuminait ses journées moroses. Mais elle n’y arrivait pas. Ses pattes étaient comme bloquées, refusant de changer de direction. Au dessus d’elle, le ciel lui semblait lourd. Il n’y avait pourtant rien d’autre que les étoiles et la lune.

Nuage des Vents voulait hurler, crier à n’en plus pouvoir, jusqu’à briser sa propre voix. Crier si fort qu’elle soufflerait jusqu’à la forêt de Cerfblanc. Elle se contenta d’enfouir son museau dans sa fourrure pour couvrir ces bruits qu’elle n’entendait pas mais qu’elle devinait. Cesser de pleurer lui semblait impossible, elle rattrapait des jours et des jours d’angoisse, de pression et de désespoir.

« Pardonne-moi », murmura-t-elle d’une voix cassée par les émotions. Pardonne-moi… 


Elle n’avait pas d’autre choix. Elle n’en avait jamais eu d’autre. Il lui avait juste fallu deux lunes pour s’en rendre compte. Deux lunes, un mort, de nombreux échecs, de trop nombreuses déceptions, pour elle comme pour les autres.



Que dirait Tache d’If? Sa pauvre grand-mère était sans doute encore terriblement marquée par le meurtre involontaire qu’avait commis son propre fils. Était-ce le bon moment pour une telle décision? Nuage des Vents s’arrêta, se demandant encore si là était la réponse à ses questions. Qu’est-ce qu’attendre t’apportera, Nuage des Vents, se demanda-t-elle, si ce n’est encore deux lunes à être inutile, impuissante?


Il fallait bien plus de courage qu’elle l’avait imaginé, bien plus de courage qu’elle n’en avait, pour faire un chemin si court.



Lassée de devoir attendre, oppressée par cette affreuse sensation, elle reprit sa route, séchant ses larmes au mieux. L’antre de Nuage Silencieux se tenait devant-elle. Il lui suffisait de faire quelques pas, de dire quelques mots, et son destin serait scellé pour de bon.


« Nuage Silencieux, je - »



Quelques mots. Quelques mots pour la décision la plus importante de toute une vie.



« … allons à la Pierre de Lune… »



Nuage des Vents, toujours trop fière pour dire les choses clairement.