Connaissance -abandon

Je me réveillai dès l'aube, comme à mon habitude. Le soleil commençait tout juste à éclairer le camp. Peu de chats étaient réveillés, mais bientôt beaucoup d'autres se lèveraient. J'attendis donc patiemment, allongé dans un coin, contemplant les rayons de lumière qui peu à peu envahissaient le ciel, la forêt, le camp. Bien vite, d'autres félins sortirent de leur tanière. Les guerriers d'abord, qui pour certains se rendaient à la tanière des apprentis, et en ressortaient suivi d'un chat encore tout ensommeillé. J'observai ce petit manège quelque temps, amusé mais contemplatif. Bientôt, ce serait au tour de Museau Bleu ou d’Étoile d'Or d'envoyer les guerriers en patrouille, mais le camp n'était pas encore assez actif pour cela. Tant mieux, ça me laissait quelques instants de plus à observer, écouter ce qui se passait ici. Bien peu de chats prenaient le temps d'apprécier le calme - et ici par calme, je veux dire paix. Mais sans nul doute, les effets de la paix se faisaient ressentir. L'atmosphère, qui m'avait si longtemps semblé si sombre pendant les conflits, avait changé du tout au tout, et ce malgré la mort encore récente du chef précédent.

Chose surprenante, on m'appela sur une patrouille frontalière, en compagnie de Museau Bleu. Lors de leur temps au pouvoir, Étoile de Pierre et Douce Orchidée avaient plutôt tendance à ne pas m'affecter sur de telles patrouilles. Ils devaient penser à juste titre que j'étais plus utile au Clan à la chasse. J'étais bien d'accord ; cela dit, une petite patrouille changeait les habitudes. Avec la façon dont les choses se passaient dans la forêt, en ce moment les patrouilles sur notre territoire ressemblaient plus à des formalités qu'autre chose. Mon instinct, et sans doute celui de beaucoup d'entre nous, me disait tout de même de rester sur mes gardes - on ne sait jamais ce qui peut se passer. Et puis, si la nouvelle lieutenante ne me connaissait pas si bien que ça, ce serait une occasion de changer les choses... Un peu.

Je m'approchai donc d'elle, puisque nous allions partir sous peu. Je m'assis momentanément à ses côtés, prêt à me relever dès qu'il serait temps. Nous avions rarement échangé, et me connaissant, le premier contact, les premières vraies discussions seraient un peu étranges. Avec un peu d'efforts tout se passera bien, me dis-je.

"Bonjour Museau Bleu, prêt à partir en patrouille. Où allons-nous, au juste ?"

Je m'adressai à elle poliment, ignorant si elle était attachée aux formalités ou pas. Si ce n'était pas le cas, aucun problème - je préférais ça d'ailleurs. Par défaut je préfère respecter le rang des félins du Clan, même si beaucoup s'en fichaient éperdument. Voilà au moins une chose que mon attitude froide et mon ton neutre me permettaient de faire... J'attendis sa réponse avant de nous mettre en route. Évidemment j'avais déjà une petite idée de la destination - le territoire n'a pas trente-six frontières - mais au moins la question m'aidait à amorcer un dialogue.

Spoiler:

L'aube, enfin ! C'était une Museau Bleu soucieuse qui s'était éveillée, avant même le soleil, ce matin-là, blottie dans son nid de mousse auprès des autres guerriers pour ne pas les gêner, mais très loin en pensées, loin du camp, dans la forêt; elle arpentait dans sa tête, les yeux grands ouverts, son territoire aux mille plantes, aux mille feuillages pastels, observant les Chutes, le pont menant aux Quatre Chênes, les Rochers du Soleil, la rivière qui chantait en berçant leurs terres, tous ces lieux chers à son cœur qui avaient regagné en paix, ces derniers temps, et qu'elle voulait protéger, plus que tout... Elle était heureuse,posée, aussi, mais en dépit de tout cela, son esprit avait du mal à s'accoutumer à nouveau à la paix qui régnait, et les bouleversements qui avaient eu lieu dans la forêt au cours des lunes passées, notamment de par les changements de meneurs: à la rivière, Étoile de Pierre avait nommé son ancienne apprentie, une jeune guerrière courageuse, gentille et loyale, qui avait pris le joli nom d'Étoile d'Or, en même temps que ses neuf vies, celle-ci choisissant du reste Museau Bleu comme lieutenante après le renoncement de Douce Orchidée; de l'autre côté du ruisseau, Étoile de Suie avait laissé place à Étoile du Vautour, et dans les landes, Étoile Vaillante cédait à présent à son ancienne lieutenante, Tâche d'If. Son propre Clan et les deux Clans voisins s'étaient retrouvés immensément pleins de changements, et parfois, dans ce genre de moments... Les conflits pouvaient s'embraser. De son côté, la fille de la rivière, princesse de l'eau, voulait simplement protéger ses proches, et la fleur de la paix qui venait à peine d'éclore; alors, peut-être par excès de prudence, elle avait décidé, ce matin-là, plus que tous les autres, de partir en patrouille frontalière, comme simple précaution. Tous les chats du Tonnerre n'étaient pas Coup de Foudre, tous les félins du Vent n'étaient pas Nuage du Vent: et avec la mauvaise saison... Tous prendraient davantage de risques ou de permissions auxquelles ils n'avaient pas droit, pour chasser, et obtenir assez de proies pour nourrir leur Clan; c'était normal, et même admirable, mais Museau Bleu, si elle comprenait ce désir, devait prendre soin du sien.

Alors elle s'était levée
Fourrure beige et bleutée
Princesse d'eau et de ciel
Savourant son pays des merveilles
S'était approchée du Promontoire
Et avait balayé la place du regard:
Guerriers et apprentis ensommeillés
Le commencement d'une nouvelle journée.

En même temps, elle distribuait des occupations aux autres félins du Clan, souriante, certains partant à la chasse, d'autre à la pêche ou en entraînement. Elle semblait paisible, dans le même temps, et saluait les riveux qui, de leur côté, revenaient de la patrouille de nuit; et enfin, de son regard vert jade, elle cherchait une silhouette en particulier, qui serait son camarade pour ce qu'elle s'était réservé... Il était là, un peu plus loin, l'air calme, l'apaisant un peu, sans doute par mimétisme, et elle esquissa un demi-sourire: Brasier Glacial, l'ami de Douce Orchidée, et un guerrier qu'elle connaissait peu, mais qu'elle estimait. À deux guerriers, ils pouvaient s'en tirer si les choses tournaient mal, et dans le même temps, elle pourrait également le redécouvrir... De surcroît, elle avait peut-être quelque chose à lui dire.

« Brasier Glacial ? Tu viens en patrouille frontalière avec moi ! » appela-t-elle gentiment.

Il s'approcha pour s'asseoir auprès d'elle
Et elle sourit, douceur de battement d'aile
Tandis qu'il saluait, avec politesse:

« Bonjour Museau Bleu, prêt à partir en patrouille. Où allons-nous, au juste ? »

Elle inclina la tête en retour, distribuant quelques dernières instructions aux uns et aux autres, puis, se mettant en route aux côtés du félin à la pelisse de flammes mais à l'attitude de glace parfaitement lisse, sans le moindre défaut, neutre mais froide aussi, répondit, d'un ton posé:

« Les Chutes, et ensuite on suit la rivière, direction les Rochers du Soleil. »

Les températures étaient encore douces, dans les bois
Mais vu l'atmosphère, Museau Bleu avait quasiment froid...
Ils marchaient côte à côte, à présent, vers le Clan du Vent
Quand elle souffla, en riant doucement:

« Dis, ça te dérangerait de laisser tomber les protocoles ? »

Elle ajouta, ne voulant pas qu'il pense qu'elle se moquait de lui:

« Ça me met un peu mal à l'aise, pour être honnête. »

Elle voulait apprendre à le connaître comme une égale... Et peut-être une amie.

La lieutenante à la fourrure bleutée me salua en retour d'un léger signe de tête. Avant de me répondre, elle assigna quelques tâches aux guerriers qui n'avaient encore rien à faire de leur journée. Entraînement par ici, chasse par là, autres patrouilles éventuelles... Peu de félins de la Rivière pourraient rester dormir au camp ce matin, et de mon point de vue c'était aussi bien comme ça. Lorsqu'elle se mit en route pour sortir du camp, je lui emboîtai le pas sans trop y penser, presque mécaniquement, alors je suivis encore un peu le cours de mes pensées. J'avais de plus en plus impression qu'une bonne stratégie pour un Clan était de toujours se préparer à un conflit tout en essayant de l'éviter - ce qui peut sembler un peu paradoxal. Plus encore, ce sont ces mêmes actions - patrouilles, entraînement, chasse - qui contribuent à éviter les conflits. Parce qu'un Clan qui paraît fort, c'est un Clan qui ne sera pas attaqué par ses voisins. En fait, me dis-je soudainement, c'est notre méfiance qui nous rend forts, et notre force qui assure la paix. Plus ou moins. J'arrivais à peine à cette conclusion lorsque Museau Bleu me tira de mes pensées :

"Les Chutes, et ensuite on suit la rivière, direction les Rochers du Soleil."

Un trajet sensé, qui permettrait de surveiller deux frontières dans la matinée. Le silence s'installa entre nous quelques instants alors que nous marchions vers les Chutes, le son du cours d'eau se fracassant sur les rochers encore assez lointain. Le silence m'était tout aussi agréable qu'une discussion mais ce n'était pas l'avis de beaucoup ; aussi je ne fus pas surpris quand la lieutenante s'adressa une nouvelle fois à moi :

"Dis, ça te dérangerait de laisser tomber les protocoles ? Ça me met un peu mal à l'aise, pour être honnête."

Je soupçonnais qu'au delà des protocoles, ce soit mon attitude qui la gênait plus qu'autre chose. Mais soit, si elle le voulait, alors je laisserais tomber les formalités. C'était un premier pas vers un rapprochement que je n'étais pas sûr de vouloir - j'étais toujours plus à l'aise dans le silence et à l'écart des autres - mais après la belle amitié que j'avais formée avec Douce Orchidée, ou encore avec mon ancien apprenti Cœur de Lynx, j'étais prêt à donner une chance à Museau Bleu aussi.

"Bien sûr. Je n'y attache pas beaucoup d'importance non plus." lui répondis-je, toujours sur mon ton mesuré, neutre mais glacial. Quelque part en moi, j'avais un peu honte de m'adresser aux membres de mon propre Clan ainsi, mais... Je ne sais pas... C'était comme si j'en avais besoin, et ça avait presque toujours été le cas. Je n'arrivais à m'en détacher qu'avec beaucoup d'efforts. Je me promis d'essayer d'en faire pour le reste de la patrouille, qui durerait un bon bout de temps. Cherchant un sujet de discussion pour ne pas laisser le silence s'installer à nouveau - par égard pour Museau Bleu -, j'en trouvai un sans trop d'intérêt, mais qui permettrait de parler un peu.

"Pas trop difficile, la vie de lieutenant ? Je suppose que ni Étoile d'Or ni toi ne vous y attendiez vraiment. Tout est arrivé si vite..." Je continuai avec des paroles sympathiques mais une voix qui ne le traduisait absolument pas. "En tout cas, peu importe ce que tu penses, vous vous en sortez très bien jusque là - bien mieux que ce que n'importe qui aurait attendu d'un duo formé si rapidement." J'attendis d'entendre ce qu'elle avait à m'en dire tandis que nous faisions notre chemin vers les Chutes, le volume du bruit aquatique augmentant peu à peu.

C'était une patrouille bien étrange que celle-ci, bien silencieuse aussi, remarqua rapidement la nouvelle lieutenante en cheminant auprès de son taciturne camarade, dont la pelisse de feu cachait une âme bien plus froide que la cascade les jours où elle se figeait, dans sa robe gelée, malgré le fil de l'eau qui ne cessait jamais. Brasier Glacial était à l'égal de son nom, et déconcertant de contradictions; comment croire à la gentillesse, ou à des amitiés, quand on avait face à soi ce comportement, de la part du guerrier ? Museau Bleu ne chercha pas vraiment à le forcer; patrouiller silencieusement ne la dérangeait pas tant, et elle se perdait facilement dans ses pensées, tout en demeurant attentive, puisqu'elle n'oubliait pas le but de ce duo; elle avait simplement suggéré d'abandonner les politesses afin de savoir si c'était son rang qui créait la distance, ou la seule attitude du matou hivernal. Celui-ci répondit, d'un ton tout aussi neutre que la première fois:

« Bien sûr. Je n'y attache pas beaucoup d'importance non plus. »

Un ton mesuré, poli, mais dénué de toute chaleur, à l'image des cristaux de glace qui se formaient parfois, au cœur de la saison des neiges, pointes gelées presque artistiques, limpides, cristallines, et pourtant immensément froides. Brasier Glacial était un mystère, un flocon particulier, presque solitaire, qui annonçait les tempêtes; des tempêtes de questions, d'interrogations, pour elle. Comment Douce Orchidée s'était-elle rapprochée de ce félin qui semblait si secret ? Enfin... Secret jusqu'à un certain point apparemment - ce fut lui qui rompit le silence, cette fois, pour lui reparler de quelque chose sur quoi elle n'avait pas réellement le temps de se poser : sa nouvelle vie de lieutenante.

« Pas trop difficile, la vie de lieutenant ?
Je suppose que ni Étoile d'Or ni toi ne vous y attendiez vraiment. Tout est arrivé si vite... »
Des paroles douces, mais un ton si impassible que les mots se paraient de la douceur d'un blizzard.
« En tout cas, peu importe ce que tu penses, vous vous en sortez très bien jusque là
- bien mieux que ce que n'importe qui aurait attendu d'un duo formé si rapidement. »

Difficile de dire s'il s'agissait d'un compliment ou d'un reproche, sincèrement... La vétérane à la pelisse de sable et d'écume, princesse de la rivière, prit un petit moment pour réfléchir, pour peser ses mots; son ton était égal quand elle répondit, les phrases coulaient. Mais en soit, elle ne savait vraiment pas sur quel pied danser avec son camarade gelé, et gardait donc une prudente réserve, ne voulant pas trop en révéler sur elle. Difficile, difficile, quand on considérait que c'était dans le but de faire connaissance qu'elle l'avait choisi.

« Tout est arrivé bien trop vite pour que qui que ce soit puisse le prévoir. » souffla-t-elle simplement.
« Mais il faut faire au mieux - je suis contente que tu considères la tâche réussie. Quant à la vie de lieutenante...
Intéressante. Chargée. Inspirante. Lourde de responsabilités. Je ne me plains pas de ce rôle:
Étoile d'Or est une meneuse présente et investie, et je n'ai pas eu à gérer la guerre, non plus... »

Ils s'approchaient des chutes, à présent, le grondement caractéristique du lieu montrant que la frontière se dessinait un peu plus loin, même s'ils ne la voyaient pas encore - ils l'entendaient. Museau Bleu détourna son regard vert jade, espérant que le félin roux ne tenterait pas de lire plus loin que ce qu'elle voulait partager, puis soupira, son épaule rappelant la bataille à son bon souvenir:

« Même si j'ai été choisie par Étoile d'Or, ce qui est un honneur, je regrette que Douce Orchidée ait renoncé à son poste de lieutenante. Elle a bien géré la situation, compte tenu de tous les bouleversements que le Clan a du traverser... Elle était appliquée, et douée. Mais elle n'était peut-être pas prête à devenir meneuse... »

L'eau chantait, le torrent grondait, encore plus loin.
Quelques pas, quelques mots, quelques gestes.
Un regard qui se fixe vers les couleurs pastelles de l'horizon.
Une voix légère, dans la brise, malgré les aveux puissants.
Une preuve de confiance, peut-être, s'ouvrir pour découvrir.

« Je ne peux pas la blâmer.
Je suis honorée d'être lieutenante, mais je souhaite plus que tout ne jamais devenir meneuse. »
Elle avait vu trop de chefs se succéder - son père, Étoile Pâle, son meilleur ami et compagnon d'une nuit, Étoile du Corbeau, un autre guerrier estimé envers qui elle avait toujours eu l'impression d'avoir une dette, Étoile de Pierre, et désormais, Étoile d'Or, l'ancienne apprentie du précédent, une toute jeune guerrière avec la vie devant elle, et neuf existences pour s'en assurer -, et souhaitait ne jamais accéder à ce rôle, parce qu'annoncer la veillée de sa cadette serait par trop dramatique. Non, elle servirait son Clan en guerrière, en lieutenante. C'était à une autre de les guider.
« Et toi, comment vas-tu ? »

Depuis la guerre.
Depuis la paix.
Comment vas-tu ?
Depuis les blessures.
Depuis les morts.
La vie devait continuer...

Je sentais bien que mon ton déconcertait Museau Bleu. Les chats de la forêt ont l'habitude de la camaraderie, de la rivalité, mais pas de l'indifférence. Or c'est exactement ce que ma voix semblait traduire - il y avait quelques indices qui montraient bien que je n'étais pas aussi indifférent qu'il n'y paraît, mais seuls ceux qui me connaissaient vraiment percevraient la différence. Ce n'était pas le cas de la lieutenante beige et bleutée, qui par conséquent ne savait pas trop comment réagir face à mon comportement. Elle restait prudente, mesurée, et je sentais que quelque chose la retenait, mais je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir.

"Tout est arrivé bien trop vite pour que qui que ce soit puisse le prévoir." dit-elle simplement, presque dans un soupir. "Mais il faut faire au mieux - je suis contente que tu considères la tâche réussie. Quant à la vie de lieutenante...
Intéressante. Chargée. Inspirante. Lourde de responsabilités. Je ne me plains pas de ce rôle:
Étoile d'Or est une meneuse présente et investie, et je n'ai pas eu à gérer la guerre, non plus..."

L'écoutant décrire son rôle, je hochai doucement la tête pendant la marche. J'avais l'impression que malgré la nouveauté du poste pour elle, elle avait déjà du recul dessus, ce qui ne pouvait qu'être bénéfique. Pendant qu'elle me contait ses impressions sur son nouveau poste, les chutes se faisaient de plus en plus proches, le fracas de l'eau sur les rochers emplissant nos oreilles.

"Même si j'ai été choisie par Étoile d'Or, ce qui est un honneur, je regrette que Douce Orchidée ait renoncé à son poste de lieutenante. Elle a bien géré la situation, compte tenu de tous les bouleversements que le Clan a du traverser... Elle était appliquée, et douée. Mais elle n'était peut-être pas prête à devenir meneuse..." continua-t-elle après quelque temps. J'étais du même avis. Douce Orchidée avait fait du bon travail à mes yeux, malgré la situation difficile du Clan pendant toutes ces lunes. Mais elle ne s'en était jamais rendue compte, et semblait toujours penser qu'elle était en-dessous de son rang. Je regrettais de ne pas avoir pu la soutenir assez pour supporter son poste, mais après tout c'était peut-être pour le mieux qu'elle l'avait quitté. Pendant quelques instants, Museau Bleu et moi marchâmes en silence, songeurs - et peut-être réfléchissant à la même chose, après ce qu'elle avait dit. Ce fut à nouveau elle qui le brisa.

"Je ne peux pas la blâmer.
Je suis honorée d'être lieutenante, mais je souhaite plus que tout ne jamais devenir meneuse."

Bien sûr... Car devenir meneuse voudrait dire survivre à Étoile d'Or, et aucun félin ne devrait avoir à en voir un autre plus jeune que lui mourir avant lui. De plus, ce serait une très mauvaise nouvelle pour la stabilité du Clan. Perdre autant de chefs en si peu de temps serait une tragédie, sans aucun doute du jamais vu... Alors j'espérais, comme Museau Bleu elle-même, que notre sage lieutenante n'ait jamais à faire son pèlerinage aux Hautes Pierres. Après s'être longuement exprimée, elle me renvoya enfin la balle : "Et toi, comment vas-tu ?"

C'était le moment où j'étais censé partager ma propre expérience sur les dernières lunes... Elle m'avait choisi pour cette patrouille. Elle m'avait déjà dit bien plus que ce que j'attendais. Elle avait fait tant d'efforts envers moi, pourquoi était-ce si difficile de m'ouvrir à mon tour, ne serait-ce qu'un petit peu ? Je passai quelques instants à réfléchir, à me remémorer les évènements, les uns après les autres. Je vais bien. C'était aussi simple que ça, finalement : malgré les blessures, les morts et disparus, malgré le chagrin... J'étais encore là, en forme mentalement comme physiquement. Je pris mon courage à deux mains et trouvai la force de lui dire cela, d'une voix plus douce que précédemment.

"Je vais bien."

"La bataille m'a épargné, je m'en suis sorti avec quelques blessures mineures... Les rangs du Clan ont bien réduit, et ma famille n'a pas été épargnée. On ajoute à ça la mort de Matin Embrasé, il n'y a pas si longtemps, et celle d’Étoile de Pierre évidemment. Ça fait beaucoup, dit comme ça." Je m'étonnais d'en avoir dit autant, bien que ce ne soit que des faits. Je n'avais pas vraiment partagé ma perspective dans tout ça, mais pour moi c'était déjà beaucoup. Pour tout les pas qu'elle avait fait vers moi aujourd'hui, je lui devais au moins ce petit pas, ce petit geste. Pour lui donner raison d'avoir voulu me connaître. Ce n'était pas très courant.

"... Mais oui, je vais bien. Ma vie continue, et j'ai toujours pensé que la meilleure façon d'honorer les morts, surtout après la guerre, c'était de continuer de vivre comme avant. Alors c'est ce que je m'efforce de faire."

J'avais dû hausser le ton pour me faire entendre malgré le bruit assourdissant des chutes, maintenant bien proches. La frontière n'était plus bien loin à présent, et l'atteindre marquerait la première étape de cette patrouille. Je ne savais pas si mon effort suffirait à lui faire comprendre que même si je n'étais pas le plus ouvert des félins du Clan, je n'étais pas non plus un iceberg indifférent aux flots qui l'entourent. En tout cas, j'espérais être plus que ça.

Le sol grondait légèrement sous leurs pattes à présent, témoignant de la force des flots vers lesquels ils s'avançaient côte à côte comme deux feuilles qui dansaient, dans le vent de l'automne - Brasier Glacial en avait jusqu'à la fourrure de flammes, qui faisait penser à Matin Embrasé - et, face à cette démonstration de force simple et de beauté de la nature, que Museau Bleu connaissait par cœur, pouvant se représenter en pensées les Chutes vers lesquelles ils avançaient, elle se sentit, comme chaque fois, bien petite et bien frêle. Elle était grande et forte, mais respectait la rivière, car celle-ci, d'amie, pouvait s'avérer bien plus dangereuse que quiconque pouvait l'imaginer. Et dans la tourmente, que serait-elle de plus qu'un fétu de paille balayé par les eaux ? C'était pour ça qu'elle avait toujours respecté le monde, quand il se déchaînait; mais peut-être aussi pour cela qu'au fond, elle aimait autant tisser des liens avec les autres ? Dans son royaume aquatique, elle savait et aimait nager à contre-courant, tout en restant prudente... Dans la vie, elle avait beau être princesse de son indépendance, elle aimait ses amis et aussi sa famille. La solitude était triste, et c'était pour les émotions et les liens que la vie valait la peine d'être vécue... Plongée dans ces pensées, elle fut donc surprise - agréablement surprise - quand le félin silencieux et glacé qui était son camarade pour la matinée reprit la parole, posé.

« Je vais bien. »

Quelques mots seulement, pas de quoi se réjouir... Mais il répondait. Et mieux que cela, il était perceptible que sa réponse n'était pas achevée, tandis qu'il livrait la suite d'une voix beaucoup plus douce, dévoilant autre chose que la pointe de l'iceberg, révélant un cœur, sous son masque de glace qui fondait, délicat. La lieutenante sourit, touchée par ce qu'il venait de lui montrer; il n'était pas sans cœur, distant et glacé... Simplement plus secret, plus réservé. Peut-être Douce Orchidée avait-elle eu raison, de s'en faire un ami ? Peut-être qu'elle, de son côté, y parviendrait aussi ? Elle ne prétendait pas à être proche de lui: seulement à ce qu'il lui parle, de temps en temps, pour autre chose qu'une question pour le Clan.

« La bataille m'a épargné, je m'en suis sorti avec quelques blessures mineures... Les rangs du Clan ont bien réduit, et ma famille n'a pas été épargnée. On ajoute à ça la mort de Matin Embrasé, il n'y a pas si longtemps, et celle d’Étoile de Pierre évidemment. Ça fait beaucoup, dit comme ça. »

La guerrière de sable et d'écume hocha la tête, laissant son regard se perdre sur le paysage autour d'eux.
Ils étaient arrivés, et devant eux, les Chutes grondaient, faisant jaillir un peu d'écume qui fouettait sa pelisse.
Elle ferma les yeux, laissa le vent l'entourer, sans qu'il ne puisse l'emporter, et savoura l'instant, avec un sourire.
Puis son attention revint à son camarade, et elle posa sur lui ses prunelles vert jade, avec une douceur amicale.

« ... Mais oui, je vais bien. Ma vie continue, et j'ai toujours pensé que la meilleure façon d'honorer les morts, surtout après la guerre, c'était de continuer de vivre comme avant. Alors c'est ce que je m'efforce de faire. »
« C'est le plus sage à faire, en effet... » soupira doucement Museau Bleu dans la brise. « Mais rien n'est plus comme avant, si ? »

Il y avait dans ces paroles de la princesse de l'onde des trésors de nostalgie, elle qui ne s'ouvrait que peu sur ces sentiments-là.
Peut-être parce qu'il avait parlé de Matin Embrasé le premier, elle se risqua pourtant à l'évoquer, esquissant un sourire triste.

« Cet idiot de rouquin me manque un peu. Même s'il est préférable qu'il n'entende pas ça.
L'orgueil de monsieur prenait quasiment plus de place dans la tanière que lui ! »

Ils étaient comme ça, entre amis, le poète et sa Muse, la princesse et le bouffon du roi.
Toujours à discuter, complices, et à se balancer des piques d'une infinie affection.
Elle lui avait demandé, avant son départ, de s'entraîner, au ciel; elle le faisait ici bas...
Mais le temps n'était pas aux mièvreries sentimentales, et encore moins aux pleurs.
Sa question suivante, quoique complice, était douce, et le laissait libre de répondre ou non.
Une question sur l'avenir, auquel rien ne le condamnait, puisqu'ils se connaissaient si peu.
Mais Douce Orchidée était son amie et... La nouvelle lieutenante était un peu curieuse.

« Vivre comme avant, uh ? Avec une personne pour partager ta vie, cette fois ? »

"C'est le plus sage à faire, en effet... Mais rien n'est plus comme avant, si ?" réagit-elle dans un souffle empli de mélancolie. Et quelque part, elle avait raison. Les évènements récents, guerre face au Tonnerre et aux fanatiques, avaient laissé une cicatrice dans le cœur de chacun des chats qui les avaient vécus. Pour plusieurs générations de félins de la forêt, non, rien ne serait vraiment comme avant. Cependant je refusais de me soumettre à un tel fatalisme. C'était trop facile de se perdre dans le passé et d'arrêter d'avancer dans la vie. Pour l'instant, c'était difficile de s'écarter de tout ça, tant les souffrances et les morts étaient récentes. Mais au fil des lunes, la douleur résiduelle s'estomperait. Les plaies seraient moins brûlantes, même si le souvenir, lui, resterait à jamais ancré en nous, en ceux qui avaient vécu cette terrible période.

Avant que je puisse vraiment répondre, Museau Bleu évoqua mon oncle au caractère tout aussi particulier. "Cet idiot de rouquin me manque un peu. Même s'il est préférable qu'il n'entende pas ça. L'orgueil de monsieur prenait quasiment plus de place dans la tanière que lui !" Ces paroles me firent sourire un peu. C'est vrai que parler avec Matin Embrasé, c'était assez envahissant. Mais même si je ne lui avais jamais posé la question en face, j'étais persuadé qu'il avait adopté cette attitude pour une raison bien plus profonde. J'avais toujours eu l'impression qu'il remplissait son rôle pour faire réagir les gens, comme si c'était vital au Clan - et peut-être que ça l'était, après tout. De ce que je savais, il avait toujours détesté l'indifférence, et c'est pourquoi nous n'avions pas été très proches pendant longtemps. Dans une même famille, sa personnalité et la mienne, opposées symétriquement l'une à l'autre.

Maintenant que nous étions proches des chutes, je sentais les vibrations me remonter dans les pattes et parcourir tout mon corps, sans vraiment me faire trembler pour autant. Le premier but de la patrouille était là, juste devant nous : la frontière avec le Clan du Vent. Je n'attendais pas d'agression de leur part, et sans doute que Museau Bleu non plus. Le Clan de la Rivière n'entretenait pas de conflits avec ses rivaux en ce moment. C'était plus une patrouille de routine qu'autre chose, alors on pouvait se permettre de ne pas être totalement attentif à tout moment. De plus, il leur faudrait franchir la rivière au niveau des chutes pour nous envahir, et c'était simplement trop risqué. J'étais donc plutôt détendu, mais restais attentif aux sons et aux odeurs qui nous entouraient. Après quelques instants de silence, la lieutenante au pelage bicolore me posa une question qui me troubla un peu.

"Vivre comme avant, uh ? Avec une personne pour partager ta vie, cette fois ?"

J'eus besoin de temps pour y réfléchir, pour choisir mes mots avant de répondre. Jamais personne ne m'avait demandé quelque chose comme ça. Museau Bleu et Douce Orchidée se connaissaient bien, la lieutenante avait sans doute pu observer notre rapprochement. Cela dit, je n'avais jamais vraiment pris le temps d'y penser, ou de m'intéresser à ce que d'autres en pensaient. Il y avait une différence entre ressentir quelque chose et le comprendre. Bien sûr, je réalisais à quel point Douce Orchidée comptait pour moi, sans vraiment m'intéresser au pourquoi. C'était simplement la première à s'intéresser à moi malgré ma façade si inexpressive.

"Eh bien... Je n'ai jamais vraiment pensé à ça. Je pense que tout le monde sait que je ne fais pas vraiment le premier pas vers les autres chats, alors quand d'autres veulent se rapprocher de moi, c'est un peu spécial. Au premier abord, je ne les comprends pas trop." lui répondis-je, toujours pensif. Ne faisant pas attention à mon ton, j'étais momentanément retombé dans ma neutralité. J'espérais que Museau Bleu n'en tiendrait pas trop compte pour autant. Je continuai, d'une voix plus expressive mais toujours aussi posée, "Je sais bien que tu parles de Douce Orchidée... Nous sommes proches, c'est vrai. Mais je n'y ai jamais trop réfléchi. C'est avant tout qu'elle est la première à avoir essayé de me connaître."

J'aurais pu dire bien plus que simplement "nous sommes proches", mais ce n'était pas le moment ; quelque chose m'en empêchait. Mon attention fut attirée par autre chose que notre conversation : la frontière était là, en amont des chutes. Le territoire du Clan du Vent s'étirait de l'autre côté du cours d'eau. Museau Bleu et moi marchions près des chutes et de la rivière en amont, nous assurant qu'il n'y avait pas de trace d'intrusion, pendant que j'attendais ce que Museau Bleu avait à me dire maintenant.

Déconcertante aventure que celle de discuter avec Brasier Glacial au bord du torrent qui grondait, un peu plus loin devant eux, leurs caractères se découvrant, à présent, malgré des lunes passées à se côtoyer dans le Clan; on avait toujours à apprendre des autres, étonnamment... Museau Bleu était toujours surprise, admirative, aussi, face à ces moments où elle voyait, pour la première fois, de nouvelles choses dans ceux qui l'entouraient; à chaque printemps, les mêmes plantes donnaient des floraisons différentes, et d'autres les rejoignaient - les félins n'étaient pas bien différents. Mais il fallait prendre le temps d'observer, toujours, les couleurs, la douceur des pétales, la morsure des épines, les larmes de rosée, écouter le murmure de la brise et le chant de l'eau, cristalline mélodie, pouvant si aisément devenir une tempête. Il y avait des éclairs et des flocons de neige... Et chaque chat était comme une fleur d'hiver unique. Brasier Glacial était simplement une des plus réservées. Mais cette fois, quand il reprit la parole, d'un ton froid, elle comprit que ce n'était pas pour l'éloigner - il était simplement ainsi, et ses paroles, au contraire, exprimaient quelque chose qui faisait beaucoup mieux comprendre le félin à la fourrure de flammes. Cette pensée fit sourire la lieutenante.

« Eh bien... Je n'ai jamais vraiment pensé à ça. Je pense que tout le monde sait que je ne fais pas vraiment le premier pas vers les autres chats, alors quand d'autres veulent se rapprocher de moi, c'est un peu spécial. Au premier abord, je ne les comprends pas trop. »

Elle hocha la tête doucement.
Un petit sourire dansa sur ses lèvres.
Et finalement, ses grands yeux s'illuminèrent.
Amusement. Complicité. Bonheur.

« Je sais bien que tu parles de Douce Orchidée... Nous sommes proches, c'est vrai.
Mais je n'y ai jamais trop réfléchi. C'est avant tout qu'elle est la première à avoir essayé de me connaître. »

L'amour ne se réfléchissait pas
Et c'était peut-être ça, simplement
Il y avait une lueur douce
Dans les yeux glacés
Et un petit éclat
Un apaisement délicat
Dans sa voix
De l'amour, eux seuls le diraient
Mais ils s'appréciaient
Et ça, Museau Bleu le voyait

« La première à avoir réussi, aussi ! » fit remarquer la guerrière, avec un clin d'œil.

Le grondement des chutes s'était intensifié, presque trop pour parler, tandis qu'ils surveillaient la rive opposée, et le clan des landes, par le vent balayé. C'était triste, comme endroit - aussi sec et tourmenté que certains des félins qui y vivaient, pensa-t-elle - elle préférait de loin son joli royaume pastel, baigné par la fraîcheur de l'eau, à l'atmosphère toute douce; c'était chez elle, simplement. Là où elle avait joué, grandi, appris, là où elle était devenue guerrière puis lieutenante... Là où elle avait construit toute sa vie. Et même si elle n'aurait jamais la joie de construire quelque chose comme Brasier et Orchidée, elle était heureuse. Heureuse pour elle-même, pour sa famille, et pour ses amis, aussi... Ils s'éloignaient du torrent quand elle ajouta, se tirant de ses pensées, amusée:

« Et puis, j'essaie de te connaître et tu n'es pas si proche ! »

Ces mots, elle les accompagnait
D'un sourire
Qui voulait simplement dire
Qu'elle ne reprochait
Rien
Elle comprenait, simplement
Et cette discussion
C'était bien suffisant...

« Dis-moi... Pourquoi tu as tant de mal à t'approcher des autres ? »

Sa voix était douce, ses yeux de jade clair étaient limpides.

« Le Clan est une famille, on veut t'approcher parce que tu es un des nôtres, simplement.
Certains cherchent juste un bon camarade, d'autres un ami; d'autres sont ta famille. Et puis...
Peut-être qu'une certaine personne cherche un peu plus que ça. »

Elle esquissa un sourire. Pour une fois, le taquiner un peu, cultiver le malaise...
Ce serait drôle. Avec modération, pour ne pas tout gâcher, mais bon.
Assez pour se divertir. En plus, elle ne disait rien qui ne soit pas pensé.

« Vous êtes mignons, tu sais. Et je suis contente qu'elle ne soit plus seule. »

Douce Orchidée, plus que tous, méritait son bonheur.
Et malgré l'ironie... La princesse d'eau était ravie;
Elle souhait toutes les belles choses du monde à son amie.

Le regard attentif de Museau Bleu me mettait presque mal à l'aise. Pourtant, j'étais convaincu qu'elle me parlait et m'écoutait avec sympathie, pour mieux me connaître. Mais j'étais comme ça, toujours plus à l'aise en solitude, du moins au premier abord. En fait, cette patrouille se passait bien mieux que je l'avais espéré. L'atmosphère au sein du Clan y était aussi pour quelque chose : même encore lourde de chagrin, la paix faisait peu à peu son œuvre.

"La première à avoir réussi, aussi !" rajouta mon acolyte bicolore, avec un léger clin d'oeil et un sourire qui ne semblait plus la quitter depuis que je lui parlais. "Et puis, j'essaie de te connaître et tu n'es pas si proche !" J'esquissai un petit sourire, mais le fis disparaître aussi vite qu'il était apparu.

Peu à peu, nous nous éloignions de la frontière avec le Clan du Vent et des chutes qui la marquaient. Cette fois-ci, nous allions nous rendre de l'autre côté du territoire, jusqu'à longer les eaux plus calmes du territoire. Le Clan du Tonnerre était au-delà de ce cours d'eau, et d'eux non plus je n'attendais pas grande menace. Ça voulait dire, plus de temps pour discuter, si toutefois Museau Bleu le souhaitait encore. Sa réponse fut évidemment un oui.

"Dis-moi... Pourquoi tu as tant de mal à t'approcher des autres ?"

Museau Bleu avait prononcé tous ses mots avec douceur, mais la question qu'elle posait n'en était pas moins terrible. Comment pouvais-je expliquer clairement quelque chose qui faisait maintenant partie de moi ? Ma froideur à l'égard des autres datait de mon apprentissage. Le manque d'émotion, aussi horrible qu'il puisse être, est une terrible arme de concentration. Plus encore, montrer ses sentiments, ses émotions, nous rend vulnérables. J'avais donc fait ce choix, il y a si longtemps. Mais ce que je n'avais pas vu, et que je réalisais maintenant, était que ces mêmes sentiments étaient ce qui nous rendaient vivants. Seulement, comment revenir en arrière ?

Je n'étais pas tellement sûr de ce que je pourrais répondre à Museau Bleu. L'entendre continuer sur sa lancée me soulagea quelque peu. "Le Clan est une famille, on veut t'approcher parce que tu es un des nôtres, simplement. Certains cherchent juste un bon camarade, d'autres un ami; d'autres sont ta famille. Et puis... Peut-être qu'une certaine personne cherche un peu plus que ça."

Certes, on pouvait voir le Clan comme une famille, même si ce n'était pas encore vraiment le cas. Des restes de la politique d’Étoile du Corbeau perduraient, et tant qu'ils seraient là, la misogynie de certains empêcherait le Clan de se trouver réellement uni. Mais c'était son évidente allusion à Douce Orchidée qui restait le point principal dans ses paroles. Museau Bleu était-elle vraiment en train de jouer avec notre proximité ? Je me demande bien à quoi d'autre je m'attendais...

"Vous êtes mignons, tu sais. Et je suis contente qu'elle ne soit plus seule."

C'était officiel, la lieutenante du Clan me taquinait comme un chaton de 6 lunes. J'en rigolai intérieurement, et décidai de jouer à son petit jeu quelque temps. Et du temps, nous en avions encore : cette patrouille était loin d'être terminée.

"Pourquoi parles-tu de Douce Orchidée et moi comme si nous étions ensemble ?" lui dis-je d'un ton inquisiteur, feignant la curiosité et la surprise. "Je ne me souviens pas avoir dit plus que "nous sommes proches". En tout cas, le contraire m'étonnerait beaucoup..."

En cet instant, je regrettai ne pas avoir fait plus attention aux relations entre les chats du Clan : j'aurais peut-être pu contrer ses insinuations avec mes propres sous-entendus. Mais j'avais déjà esquivé une question difficile, alors je me contenterais de lui répondre ainsi. Le chemin continuait et nous marchions toujours au même rythme, inlassablement, nous dirigeant vers la seconde zone à surveiller. Ayant quitté les Chutes, le calme naturel de la zone était de retour. Le calme physique était toujours la première étape vers le calme de l'esprit : mais aujourd'hui, point de séance de méditation. J'attendis avec impatience la suite de cette petite joute verbale.

Cette patrouille prenait définitivement un petit air de complicité, et, dans la lumière du matin, les deux silhouettes s'amusaient, continuant leur tour du territoire avec, dans les yeux de la lieutenante, prunelles de jade scintillantes, une grande étincelle de malice faisant écho à un sourire espiègle se dessinant sur son beau visage. L'espace d'un instant, face à Brasier Glacial, elle eut une pensée pour un autre rouquin; Matin Embrasé l'aurait-il taquiné, lui aussi ? Elle intériorisa un rire à cette pensée, et se reconcentra sur les paroles de son camarade, avec gentillesse, amicale et ouverte à la discussion, profitant de cette brèche ouverte sur des sentiments pour pouvoir s'approcher légèrement du cœur qu'on devinait derrière l'attitude toujours froide et posée. Si seulement il laissait quelque peu des gens s'en approcher... Son sourire s'élargit finalement quand il répondit; moustaches frémissantes, elle l'observa tenter de jouer le jeu - il n'avait peut-être pas assez fait ça avec Matin Embrasé... La Muse, elle, savait parfaitement taquiner. Et cette joute verbale, elle comptait la gagner.


« Pourquoi parles-tu de Douce Orchidée et moi comme si nous étions ensemble ? » disait du reste le mâle à la pelisse de flammes. « Je ne me souviens pas avoir dit plus que "nous sommes proches". En tout cas, le contraire m'étonnerait beaucoup... »

Il n'avait, bien sûr, aucune réplique en ce qui la concernait - pas étonnant, en soit, elle était plus proche des chatons que de quiconque, en réalité, et son secret était bien gardé. Par contre, lui, il y avait toujours Douce Orchidée, et s'il avait, avec une certaine agilité, esquivé la première interrogation, il lui avait aussi offert un petit moyen de le coincer... Pétillante, elle attendit qu'ils aient laissé derrière eux les Chutes et que le calme retombe, parfait, le silence seulement rompu par les chants des oiseaux et le murmure de l'eau, pour lui souffler, avec une pointe d'amusement, continuant de marcher à ses côtés vers les Rochers du Soleil, pour continuer de remplir leurs rôles:

« Pourquoi parles-tu de Douce Orchidée ? Je ne t'ai parlé que d'une certaine personne...
Prendrais-tu par hasard, très cher, certains de tes désirs pour des réalités ?
Tu me diras, elle mériterait bien ce bonheur-là, et un tout nouveau rôle, après tout. »

Sa phrase s'acheva sur un ronron, doux, sincère, affectueux et... Quelque peu moqueur.
Cette joute verbale, qu'elle appréciait beaucoup, n'était qu'un nouveau jeu.
Et il était peut-être guerrier et elle lieutenante, mais à cet instant, ils étaient deux chatons.
La partie venait de commencer, et Museau Bleu comptait bien, pour cette fois, la gagner.