Ça débattait, ça discutait, ça s'en allait, ça revenait ça disait des choses bien trop compliquées pour lui même si de temps à autre, une expression lui semblait familière, mais le sens des choses lui échappait tout à fait. Il avait, lui, l'impression de redécouvrir sa propre mémoire. Il renonça vite à les interrompre, mais détestait ce moment désagréable où il se découvrait bon à rien, même pas à les laisser dépenser plus utilement leur énergie. Encore et toujours, il s'endettait, lui qui pourtant, à la mort de Tache d'If, s'était juré qu'il rendrait tout.
« Depuis combien de temps ne t’es-tu pas nourri correctement, Crocs Nacrés ?
- J'en sais rien... mais j'ai pas vraiment faim, tu sais... » sa voix était bien faible. Et il en avait vu beaucoup qui avaient vraiment faim. Et il se doutait que certains allaient sans doute mourir de faim. Les petits de Pelage de Nuit et de son frère étaient si maigres et si jeunes... Et ce n'était là que le début de la mauvaise saison !
« Te souviens-tu de ce que je t’avais demandé il y a quelques jours ? De te reposer. Ton corps est é-pui-sé, tu ne lui as pas laissé le temps, ni fourni les matériaux nécessaires pour se remettre de ta blessure. »
Le verdict était sans appel, mais Crocs Nacrés écarquilla tout de même les yeux. Il n'était pas surpris, au fond, que ce soit là la source de ce mal qui l'affaiblissait tant. Sauf qu'il aurait aimé s'expliquer. Expliquer quel genre de danger il était au fond, expliquer quelle responsabilité était celle des chasseurs qui devaient veiller, même lorsque la saison était mauvaise, à ce que tout le monde ait à manger. Expliquer aussi qu'il était plus essentiel que jamais que Nuage Tordu devienne le bon chasseur qu'il était capable de devenir.
Certes, il était couché, il avait dérégulé le rythme habituel de ses journées, bouleversé sa routine ; certes il s'était toujours accordé moins de temps. Mais il était hors de question qu'il s'arrête et qu'il devienne un poids mort.
« Je t’ai laissé sortir la dernière fois, mais comme tu n’as pas respecté mes consignes, je ne ferai pas deux fois la même erreur.
- Eh...
- Tu ne sortiras pas de cette tanière tant que tu n’auras pas repris toutes tes forces. Et ce n’est pas négociable.
- Mais enfin ! C'est l'hiver, tu comprends ?! »
Il avait les yeux mi-clos, mais espérait farouchement qu'il parviendrait à s'expliquer.
« Je vais pas arrêter de chasser pendant l'hiver ! » il baissa un peu la tête, pour admettre : « Enfin là j'ai pas le choix, mais... » ouvrant les yeux, un peu plus résolu dans la voix : « Mais il faut que j'y retourne le plus vite possible. Si j'arrête... les autres ils vont... Tu te rends compte, tout ce qu'il faut faire ? »
C'était surtout lui, qui se rendait compte du travail supplémentaire qu'il leur donnait au fur et à mesure qu'il parlait. Il s'affaissa comme un sac, tout triste.
« Oh je... je suis vraiment... le pire des bons à rien. » la fin était un grognement sourd et presque inarticulé.
Et il resta ainsi quelque temps, avachi, à maugréer, alors que continuait autour de lui le fourmillement du Guérisseur et de son apprentie. Et des quelques autres chats qui passaient.
