Problème de coeur - abandon

Le timide soleil de la fin du jour amorce sa descente derrière les montagnes au loin quand Corne de Bouc rentre au camp, un mulot pendant dans sa gueule. Cela fait plus d'une lune que Joli Cygne porte ses chatons et en gage de sa gratitude, il met un point d'honneur à toujours lui rapporter un petit quelque chose à grignoter. La pile de gibier a beau être bien garnis, il préfère chasser lui-même, contribuant à sa façon au bon développement des chatons grandissants de jour en jour en Joli Cygne. En réalité, le vieux matou a encore bien du mal à réaliser qu'il sera bientôt père. Jamais il n'aurait cru, qu'un jour, son voeu le plus cher se réaliserait. Et il ne peut que remercier Joli Cygne pour cela. Sans elle, sa vie serait demeurée solitaire jusqu'à ce qu'il rejoigne le Clan des Étoiles. Il a conscience qu'il est sûrement un petit peu vieux pour cela, mais ça ne veut pas dire qu'il sera un mauvais père pour autant. Il compte bien veiller sur ses petits aussi longtemps qu'il le pourra, s'assurant qu'ils connaissent une vie heureuse.

Mais il a également conscience que ces choses-là grandissent très vite : il suffit de les perdre de vue une seconde et les voilà déjà devenu des adultes. Corne de Bouc ne peut d'ailleurs pas s'empêcher de penser à Coup de Foudre. Il l'a connu alors qu'il gigotait encore contre le giron de sa mère. Et depuis, il a eu ses propres petits, dont certains sont déjà des adultes, également. Les saisons passent bien trop vite, mais est-ce vraiment un mal ? Corne de Bouc aussi veut avoir la chance de voir ses petits grandir, devenir guerriers puis fondés leur propre famille, rejoignant le cercle infini qui guide la forêt depuis la nuit des temps. Qu'à cela ne tienne, le vétéran sait qu'il a encore de nombreuses lunes devant lui. Et il compte bien en profiter en élevant ses chatons du mieux qu'il le peut, sans jamais faillir à son Clan.

Corne de Bouc sort de la pouponnière lorsqu'il entend la discussion inquiète de deux félins près de la sortie du camp. Visiblement, Regard de Braise n'est pas revenue au camp depuis son départ le matin-même. Le vieux chat incline la tête sur le côté. La fille de Coup de Foudre commence-t-elle à imiter son paternel dans ses choix douteux ? Pas que Corne de Bouc estime qu'elle a forcément le même tempérament que lui mais un vieil adage dit que les chiens ne font pas des chats. Décidé à en savoir plus par lui-même, le vieux matou prend la direction de la sortie après avoir averti les deux chats inquiets. Inutile de dépêcher une patrouille pour le moment : Regard de Braise est une guerrière, elle n'a pas pu se perdre. Et personne n'a relevé de trace de blaireau ou de renard dans le coin. La jeune chatte doit seulement être occupée ailleurs. Mais allez savoir où.

La truffe relevée, Corne de Bouc tente de repérer l'odeur de la supposée disparue - ce n'est cependant pas une mince affaire. Depuis ce matin, de nombreux chats ont parcouru la forêt, superposant leurs parfums sur celui de la chatte. Il parvient cependant à trouver une piste, presque disparue mais suffisante pour qu'il puisse la remonter. Ni une ni deux, Corne de Bouc suit les pics d'odeur, hésitant par moment mais n'abandonnant pas pour autant. Il arrive alors au pied d'un arbre, où la piste s'arrête nette. Si son réflexe premier est de renifler de chaque côté du tronc, il n'oublie néanmoins pas de lever les yeux. Bingo.

Regard de Braise ? Regard de Braise, par le Clan des Étoiles, que fais-tu là-haut ?

Si les chats du Clan du Tonnerre sont d'excellents grimpeurs, ça ne justifie pas que Regard de Braise se perche dans cet arbre comme une chouette ! Surtout pas quand, au camp, nombreux sont ceux qui s'inquiètent pour elle. En tout cas, Corne de Bouc est rassuré : la chatte est saine et sauve.

Un vieux proverbe dit que "ce n'est pas aux vieux singes que l'on apprend à faire la grimace". Autrement dit, nous n'apprenons pas quelque chose à quelqu'un qui est déjà expérimenté dans le domaine. Dans sa jeunesse, Corne de Bouc passait son temps dans les arbres. Au dessus du sol, il a toujours eu l'impression que son squelette tordu ne lui posait plus aucun souci. Il n'avait pas besoin de courir ou de faire preuve de force : seulement de savoir parfaitement gérer son équilibre - et planter profondément ses griffes dans l'écorce, bien évidemment. Et il y a bien une chose qu'il a comprit autrefois : les arbres sont un excellent refuge. Là-haut, à mi-chemin entre la terre et le ciel, il est bien plus facile de se laisser aller à ses émotions. Nous avons l'impression d'être inaccessible, que personne ne pourra nous y faire du mal.

En tout cas, Regard de Braise semble surprise. Sûrement se pensait-elle hors de vue, malheureusement pour elle Corne de Bouc sait voir plus loin que le bout de son nez. Pas tout le monde aurait pensé à regarder en l'air, bien que les membres du Clan du Tonnerre sont généralement réputés pour leur aisance dans les arbres. Si elle semble contrariée, la chatte tente néanmoins de se justifier auprès du vétéran, qui reste de marbre. Dormir dans un arbre ? Voilà qui n'est pas très recommandé, elle aurait pu tomber à tout instant. Néanmoins, il n'a pas le temps de la questionner davantage qu'elle reprend déjà :

J'ai pas envie de rentrer, je veux rester toute seule !
Voyons Regard de Braise, tu es guerrière maintenant, cesse d'agir comme un chaton.

Corne de Bouc ignore comment la chatte ressent ce besoin d'isolation mais il ne peut pas se contenter de faire demi-tour. Certes, elle n'est pas en danger mais elle ne peut pas non plus se permettre de dormir toute la journée dans un arbre pendant que ses camarades chassent et patrouillent pour le Clan. D'autant plus qu'elle fait des inquiets au camp et le vieux chat est persuadé que se contenter de leur dire qu'il la vu ne suffira pas à les apaiser. Regard de Braise doit rentrer, au moins pour rassurer tout le monde. Et Corne de Bouc sait une chose d'expérience : s'isoler lorsque quelque chose ne va pas n'est pas toujours la meilleure des solutions.

Je veux bien te prêter oreille attentive si tu descends de là-haut. Quand quelque chose te tracasse, il faut en parler, pas rester seule et ruminer.

Certes, Corne de Bouc est loin d'être le plus avisé pour donner ce genre de conseil mais ne dit-on pas "fais ce que je dis, pas ce que je fais" ?

A l'instant même où Corne de Bouc propose son aide à Regard de Braise, il ressent la désagréable sensation d'avoir fait une grosse bêtise. Et pour cause, le doyen n'est vraiment mal placé pour donner des conseils à qui que ce soit. Lui-même, à l'âge de la chatte, s'isolait lorsque ça n'allait pas. C'est une sorte de réflexe pour beaucoup de chats, ce besoin d'être seul pour se confronter à ses sentiments – ou alors pour essayer de les enfouir au plus profond de son cœur. Lorsque Corne de Bouc a perdu ses deux frères en quelques jours seulement d'intervalle, il ne supportait plus de demeurer au milieu des autres qui soit le regardaient avec pitié, soit continuaient leur vie sans se soucier de son malheur. Alors pour échapper à tout cela, il s'en allait seul dans la forêt et broyait du noir des heures durant, comme si ça pouvait l'aider en quoi que ce soit. Et la leçon qu'il tire désormais de cela, c'est que l'isolation est pire que la confrontation. Lui aurait apprécié que, à l'époque, quelqu'un prenne la peine de venir le chercher pour le réconforter – ou au moins, pour lui accorder un peu de temps et une oreille attentive. Sûrement ne serait-il pas si renfermé s'il avait pu s'alléger le cœur. Néanmoins, c'est trop tard pour lui désormais.

Mais pour Regard de Braise, tout est encore possible. C'est pourquoi Corne de Bouc lui a proposé de l'écouter. Si elle ouvre son cœur, elle s'allégera d'un poids certain. Cela n'arrangera sûrement pas tous ses soucis, mais en parler est déjà un pas en avant vers le mieux. Le vétéran est d'ailleurs rassuré de la voir descendre de l'arbre, bien qu'il fasse un pas vif en arrière lorsqu'elle atterrit lourdement à quelques centimètres de lui seulement. Cette petite semble en avoir gros sur le cœur, alors le doyen va faire de son mieux pour l'aider. Bien qu'il doute sincèrement de ses capacités dans ce domaine …

Je suis seule parce que Louloup m'a laissé seule, voilà pourquoi. Je lui ai fait plein de câlins mais maintenant il me regarde tout bizarrement et veut plus passer de temps avec moi.

« Louloup » ? Ah, elle doit faire référence à Esprit du Loup. Les jeunes et leur drôle de façon de s'exprimer … En tout cas, Corne de Bouc comprend aussitôt de quoi il s'agit : un problème de cœur. Voilà qui tombe mal, lui qui n'est jamais tombé amoureux de toute sa vie. Il s'est toujours contenté de voir les autres être heureux sans jamais l'être lui-même. Néanmoins, il pense comprendre que Regard de Braise et Esprit du Loup ont eu un semblant de … relation ? Ou du moins, des marques d'affection l'un envers l'autre et que, maintenant, le mâle agit de façon étrange. Le doyen a beau se creuser la cervelle, il ne voit pas quels peuvent être les fameux « comportements étranges » du guerrier. Cela dit, il ne passe pas son temps à veiller sur tous les jeunes non plus. Ils ont leur vie à mener et il n'a pas à interférer. Cependant, là n'est pas le souci. Le problème de Regard de Braise doit s'apparenter à un cœur brisé, ou du moins à un cœur en peine. Et malgré son inexpérience en terme d'amour, Corne de Bouc sait qu'il faut y aller avec des pincettes dans ce genre de situation …

Est-ce que vous vous êtes disputés ? Si vous étiez si proches, ça me paraît étrange qu'Esprit du Loup mette de la distance sans aucune raison.

Sauf s'il a développé des sentiments pour une autre. Mais cela, le vétéran évite de le dire à voix haute. Inutile de remuer le couteau dans la plaie, la jeune femelle semble suffisamment perturbée comme ça sans avoir besoin d'en rajouter. Tout ceci n'est peut-être qu'un malentendu bénin, mais le vieux chat sait à quel point les cœurs sont fragiles à cet âge-là. Alors il fait de son mieux pour comprendre sans rentrer tête baissée dans le nœud du problème.

Les états d'âme amoureux des jeunes guerriers, ce n'est vraiment pas ce que Corne de Bouc maîtrise le plus. De toute façon, tout ce qui se rapproche de près ou de loin à l'amour n'est qu'un immense point d'interrogation pour lui. Il n'a jamais connu cette sensation, et encore moins à l'âge où les cœurs sont les plus fragiles. Alors comment venir en aide à Regard de Braise ? Le mieux serait qu'elle en parle avec quelqu'un de plus compréhensif mais le vétéran doute qu'elle l'accepte. Et puis, ce serait horrible de sa part de se décharger de cette responsabilité – il ne veut absolument pas que la bengale pense qu'il se fiche bien d'elle et de ses soucis. Alors il va devoir faire de son mieux pour l'aider, pour qu'elle se sente suffisamment écouter et épauler pour afin accepter de rentrer au camp. Corne de Bouc sait qu'il ne pourra pas lui apporter les réponses qu'elle recherche, puisqu'il ne sait absolument pas ce qu'il a pu se passer dans la tête d'Esprit du Loup, mais au moins espère-t-il consoler suffisamment la jeune chatte pour l'apaiser. Tel est son objectif, à présent.

Non même pas, pas de dispute! Je me dispute jamais! Si elle semble sûre d'elle dans un premier temps, elle cède soudain à la panique. Tu crois qu'on se disputait que je le sais même pas?

Corne de Bouc se contente de secouer négativement la tête. Il lui paraît bien étonnant qu'un des deux partis ne se doute de rien si dispute il y a eu. Souvent, ce sont des éclats de voix et des désaccords qui définissent une dispute. Alors si rien de tout cela n'est arrivé … alors c'est que ce n'est pas la bonne raison. Alors Regard de Braise commence à faire les cent pas, tandis, qu'au contraire, le vétéran s'assoit, l'observant faire sans rien dire. Sûrement doit-elle fouiller sa cervelle à la recherche d'une information qui lui aurait échappé, d'un petit quelque chose qui lui permettrait de comprendre les réactions d'Esprit du Loup à son égard. Mais la conclusion lui vient rapidement :

... Non, c'est lui qui a oublié. L'autre nuit, on se faisait des câlins, des relations sensationnelles, et maintenant, il me regarde avec un air perdu, comme celui des tous petits chatons.

Le vieux chat se passerait bien de quelques détails, mais fort bien. Malgré lui, l'idée que le jeune guerrier ait pu s'enticher d'une autre se présente de nouveau à son esprit. A leur âge, il est courant que les sentiments changent, et que l'on se découvre de l'affection pour quelqu'un d'autre. Cependant, étant donné la description qu'en fait Regard de Braise, Corne de Bouc a encore moins envie d'y croire. Un air perdu … ? Comment s'il ne comprenait pas ? Comme s'il avait juste … oublié ? Se pourrait-il que le matou souffre de problèmes de mémoire ? Voilà qui serait sordide mais … pas impossible. Cependant, Corne de Bouc n'a aucune façon de le vérifier.

Tu dis qu'il a oublié ? Tu crois pas qu'il puisse être … malade, peut-être ? Je ne suis pas guérisseur, mais j'ai déjà entendu parler de chats perdant des parties de leur mémoire. Esprit du Loup ne t'a pas semblé un peu différent, depuis quelques temps ?

Il se lève à son tour, soudain pensif, faisant travailler son cerveau en même temps que ses vieilles articulations. Si Esprit du Loup n'en est pas à son premier oubli, ça ne peut pas être du hasard, ou quelque chose visé contre Regard de Braise. Il y a forcément une autre raison. Mais laquelle ?

Je ne pense pas qu'il ait quelque chose contre toi si tu n'as rien à te reprocher. Le problème doit être ailleurs. J'aimerais pouvoir te dire où mais … je n'en ai malheureusement pas la moindre idée.