Premières averses avérées (avec Nuage de Crépuscule) - abandon

C'était enfin le printemps. L'hiver avait été, pour le Clan du Vent, des plus longs et des plus douloureux, mais fort heureusement, à son terme, Nuage d'Alizé avait fini par revenir. Et Nuage Tordu était toujours là, plus grand, plus expérimenté et plus capable que jamais. Ainsi que trois des quatre petits de Pelage de Nuit et de Puissant Guépard. Brise Argentée, bien sûr, était partie, mais force était de mettre en perspective ce décès avec toutes les autres inquiétudes qui avaient torturé le tigré pendant ces trois lunes au point de l'amaigrir et de l'épuiser tout à fait. Ça aurait pu être pire était devenue la conclusion qu'il s'imposait désormais. Pour tâcher de rebondir sur le temps présent.

De se dire qu'il avait encore et plus que jamais ses filles à protéger du monde extérieur autant que de la menace de scandale qui pesait sur toute leur famille. De penser, parfois, à Éclat d'Argent qui l'évitait désormais. A toutes ces choses que peut-être, il aurait aimé lui dire. Normal qu'elle lui en veuille, mais... Il ignorait pourquoi peu à peu, le besoin qu'elle sache se faisait sentir. Elle, et personne d'autre. Certainement pas son frère, qui était trop bavard, trop insouciant aussi, pour être mis au courant. Et puis, de toute façon, Puissant Guépard et lui ne se voyaient plus autant qu'avant, le tacheté s'étant mis en tête de briser des cœurs. Il ne briserait pas le sien. Certainement pas Rosée Nocturne, non plus, car il n'avait pas du tout envie qu'elle se sente impliquée par ces histoires-là. Et encore moins Caresse du Vent, qui était capable de se mettre inutilement en danger pour ça.

Non, il n'y avait qu'Éclat d'Argent.

Son regard vide était tourné vers les Pierres Sentinelles que cette dernière surveillait sûrement, au même instant, alors que lui, il restait, immobile dans le camp à attendre Nuage de Crépuscule avec qui il avait rendez-vous. Il avait mangé ce qu'il lui fallait, mais ses forces n'étaient toujours pas vraiment revenues. L'arrivée de l'apprentie fut assez audible pour le faire sortir de sa petite rêverie, alors même qu'elle venait de derrière lui.

" Tiens, tu es là ! " la salua-t-il, le dos tourné, avant de tourner sa tête vers elle. Il se sentait fatigué avant même le début de cet entraînement, mais se promit de ne rien en montrer et il lui sourit, sans qu'il n'y ait dans ce sourire beaucoup de vrai, ni beaucoup de faux. C'était juste un sourire. D'un commun accord, lui et Pelage Strié avaient échangé leurs apprentis le temps d'un entraînement, pour qu'à la fin, tous deux puissent montrer ce qu'ils valaient au cours d'une petite évaluation. Bientôt sans doute, ils seraient guerriers, mais Nuage de Crépuscule n'avait pas l'air aussi furtive ni aussi rapide que son apprenti. En revanche, on se doutait en un coup d’œil qu'elle avait la chance de posséder une agilité rare, ce qui ferait sûrement d'elle une combattante très efficace dans l'avenir. Crocs Nacrés lui-même, s'il était un chat, manquait sérieusement de ces qualités-là, et comptait en général sur sa discrétion et sur sa brutalité pour surprendre et effrayer ses adversaires.

" Tu as bien mangé ? T'es en forme ? " questionna-t-il, enjoué, mais pas exagérément. La pluie venait, il sentait. La première pluie de printemps. D'ordinaire, il n'aimait pas trop cette froide et humide compagne, mais celle-ci était la bienvenue, et faisait peut-être germer, en plus des feuilles des quelques arbres qui se trouvaient sur les landes, quelques espoirs par-ci par-là.

Et puis, les guerriers du Vent vivaient presque toujours à l'air libre. La pluie ne les effrayait plus.

" On risque de pas pouvoir chasser grand-chose, mais ça pourrait être le moment rêvé pour que je te montre une ou deux techniques d'attaque, non ? "

Ce n'était pas vraiment une question, mais il aimait bien s'assurer que l'apprentie suivait plus ou moins ses instructions. Au fond, sitôt qu'il voyait la rouquine, il repensait surtout au jour d'automne où ensemble ils avaient échappé à un blaireau furieux. Où le fruit de sa chasse lui avait sauvé la vie, sans doute. Ce jour-là, il avait été si fatigué par sa course qu'il ne se souvenait plus du tout de la façon dont ils étaient rentrés au camp. Il conservait simplement de l'apprentie quelques bonnes impressions, ainsi que le sentiment de l'avoir mise inutilement en danger, qui s'était ravivé quelques jours après, lorsque l'incident s'était répété avec Nuage d'Orage et de bien plus tristes conséquences.

" Allez, zou ! Aux pâturages ! " lança-t-il, plus pour se décider lui-même à avancer que pour vraiment informer la petite.

Il prit son temps pour s'y rendre. Autant garder mes forces pour tout à l'heure. songea-t-il, bien qu'il doutât que la petite soit très épuisante. Sur le chemin, il essaya de bavarder, de tout et de rien.

" Tu en es où, dans ton entraînement au combat avec Pelage Strié, au fait ? J'imagine qu'elle a fait attention à ce que tu sois prudente et avisée... "

Ou encore :

" C'est fou comme ils grandissent, mes neveux. J'ai eu peur pour eux tout l'hiver, mais le plus dur est passé, maintenant. Pelage de Nuit m'a dit que tu passais les voir, de temps en temps. "

Et cela, sous un ciel gris, alors qu'une pluie fine mais réelle commençait à alourdir leur marche jusqu'aux pâturages.

Spoiler:

Nuage de Crépuscule finit de se toiletter en vitesse. Bien que ce soit totalement inutile, elle appréciait sentir sa langue râpeuse faire disparaître ses nœuds et aplatir sa fourrure qui partait souvent en cacahuètes. La pluie ne tarderait pas, l'humidité se faisait déjà sentir dans la tanière des apprentis, alors que deux de ses collègues se reposaient. Elle les évita, résistant à la tentation de ne pas écraser leur queue pour les voir bondir et cracher en même temps, avant de la regarder d'un regard furibond puis rire avec elle. Vu les quelques coincés qu'il y avait chez les apprentis, elle préférait ne pas tenter l'expérience. Sûrement qu'elle le fera avec Boule de Poivre, quand il passera apprenti, dans deux ou trois lunes.

L'idée d'aller lui faire un petit coucou avant son entraînement avec Crocs Nacrés. Mais elle se résonna vite, elle n'avait pas le temps, et le noiraud saurait bien la retarder comme il savait si bien le faire. La rouquine sortit donc, et se stoppa, cherchant le guerrier en balayant la scène du regard. Sa fourrure pâle lui parut soudain, et elle se déplaça furtivement, voulant le surprendre. D'un pas de loup, ou du moins ce qu'elle pensait être un pas de loup, elle se rejoint par derrière. Quelques chats la regardèrent, les sourcils froncés, aller voir le père de la fugueuse, de Nuage d'Alizé. Elle ne lui avait que très rarement parlé, et ne connaissait pas les raisons de sa balade un peu trop longue, mais tout le monde était sain et sauf. Enfin, elle ne savait pas trop, ayant passé tous ses moments libres dans la pouponnière, avec Patte d'Ortie, son frère, sa mère par la même occasion, et donc Boule de Poivre.
" Tiens, tu es là !Tu as bien mangé ? T'es en forme ? "

La mince femelle lui décocha un regard noir. Premièrement, il l'avait entendue, et cela l'agaçait. Dire qu'elle avait cru être discrète. Et en plus, il se permettait de faire une remarque subliminale selon quoi elle devrait mangé, sûrement. Mais personne ne comprenait qu'elle n'avait pas faim, et que manger serait une perte de nourriture pour tout le clan ? Enfin, c'était aussi peut-être une question de pure politesse, alors elle lui sourit en retour. Il était gentil, et elle lui devait la vie, à ce chat. Il l'avait sauvé d'un blaireau, au début de son apprentissage. Rien que ce souvenir lui donna des frissons, et elle inspira longuement, avant d'hocher la tête.
" On risque de pas pouvoir chasser grand-chose, mais ça pourrait être le moment rêvé pour que je te montre une ou deux techniques d'attaque, non ? Allez, zou ! Aux pâturages !"

Sans même le temps de lui laisser protester, elle le suivit d'un bon pas, et calqua son allure à la sienne. Elle était heureuse d'aller combattre, car Pelage Strié ne lui en avait pas appris beaucoup sur l'attaque, et plus on avait de mentors, mieux c'était ! Les différentes techniques permettent d'appréhender des ennemis qui n'étaient pas tous pareils. Et les corpulences de son entraîneuse et du félin pâle ne se ressemblaient en rien, donc oui, c'était génial ! Ses iris pétillaient joyeusement, et elle répondit avec entrain :
"Oh ! Ca va être chouette ! Espérons que je sois plus agile que discrète !"[i]

Ils quittèrent le campement d'un pas moyen, et elle supputa que Crocs Nacrés ne s'était pas vraiment rétabli depuis son passage chez le guérisseur. Elle n'avait pas osé le déranger mais s'était tenue au courant de son état, et avait constaté avec une joie non feinte sa sortie. Celui-ci reprit la parole, discutant banalement :
[i]" Tu en es où, dans ton entraînement au combat avec Pelage Strié, au fait ? J'imagine qu'elle a fait attention à ce que tu sois prudente et avisée… C'est fou comme ils grandissent, mes neveux. J'ai eu peur pour eux tout l'hiver, mais le plus dur est passé, maintenant. Pelage de Nuit m'a dit que tu passais les voir, de temps en temps. "

La rouquine éclata de rire, et le fixa, les sourcils légèrement froncés. Personne ne savait vraiment que ses patrouilles en solitaire n'étaient que près des frontières pour tenter d'apercevoir des chats. Sûrement que les sentinelles la voyaient souvent, mais comme elle s'arrêtait pour discuter avec eux quand ils le souhaitaient, les soupçons disparaissaient. Nuage Roux restait dans ses pensées, alors qu'elle se reposait, ou quoi que ce soit. Elle espérait le revoir prochainement, alors que leur rencontre n'avait duré que d'infimes minutes. Mais lui aussi lui avait sauvé la vie, près du chemin du Tonnerre. Elle était vraiment une casse-cou, en même temps.
"Crocs Nacrés … Je pense que rien ni personne ne réussira à calmer mes ardeurs, tu sais. Entre nous, ne le dis à personne, hein, j'espère voir des chats d'autres clans. Alors, la prudence, ça ne me connaît pas[i], et elle reprit, plus légère, d'une voix attendrie, qui en disait long sur ce qu'elle pensait du chaton :[i] oui, je passe souvent voir Boule de Poivre ! J'pense qu'il m'apprécie aussi, avec sa bouille de boudeur, et ses grands airs !"

Les pâturages apparaissaient au loin, alors que le duo commençait à être trempé.

La petite était vive, culottée, prompte à rire pour un rien. Un peu exubérante, peut-être, songea Crocs Nacrés qui se demandait si le mot convenait bien à l'impression qui l'envahissait alors qu'il étudiait la rouquine qui avait grandi et qu'il s'apprêtait à entraîner. Elle avait sacrément grandi aussi, on devinait qu'elle avait, elle aussi, été formée. Il lui manquait peut-être encore plusieurs choses, mais elle ne ressemblait plus beaucoup à celle qu'elle avait été autrefois. Le tigré, qui se demandait bien s'il aurait vraiment quelque chose à lui apprendre, et qui se félicitait aussi que Nuage Tordu puisse profiter un peu de l'enseignement de Pelage Strié, fut assez surpris lorsqu'elle finit par lui répondre :

" Crocs Nacrés … Je pense que rien ni personne ne réussira à calmer mes ardeurs, tu sais. Entre nous, ne le dis à personne, hein, j'espère voir des chats d'autres clans. Alors, la prudence, ça ne me connaît pas.
- Ah... " soupira-t-il, inexpressif comme souvent, mais agité malgré tout par une tornade d'appréhension. Elle cherchait des étrangers. Elle cherchait des ennuis. Peut-être justement parce qu'elle s'ennuyait, parce qu'elle pensait, comme certains jeunes pouvaient parfois le penser lorsqu'ils commençaient tout juste à découvrir l'avenir de guerrier qui les attendait, qu'il lui manquerait toujours du piment, des défis.

Peut-être une sorte de soif de gloire l'habitait, comme elle habitait un peu chaque cœur de guerrier. Mais si c'était le cas, c'était sans doute parce qu'elle voulait trouver une façon de s'enfuir. De disparaître sans déserter, de passer pour quelqu'un qui s'était sacrifié. Nuage de Crépuscule voulait-elle mourir ?

Crocs Nacrés réfléchissait silencieusement en marchant, et la conversation, pendant ce temps, avançait :

" oui, je passe souvent voir Boule de Poivre ! J'pense qu'il m'apprécie aussi, avec sa bouille de boudeur, et ses grands airs ! "

Boule de Poivre...

Elle ne voulait pas mourir. Quelle raison aurait-elle de vouloir mourir, de toute façon ? Elle avait un vrai sang, elle. Et des vrais amis, sans doute aussi. Le Clan du Vent ne la menaçait en rien, au contraire.

Crocs Nacrés se rendit compte qu'il s'était mis en tête que Nuage de Crépuscule lui ressemblait beaucoup, alors que rien n'était plus faux. Elle ne songeait ni à la gloire ni à la mort. D'ailleurs, ce n'étaient pas des question habituelles pour les novices. Si elle cherchait des étrangers, ça devait être parce qu'elle cherchait autre chose. La vie ?

Interloqué, il s'arrêta un peu brusquement. Ils étaient à peu près au bon endroit.

" Ici, ce sera bien. " indiqua-t-il à l'apprentie pour qu'elle n'avance pas d'avantage et essaye de voir ce qu'il voyait lui.

" Regarde bien l-la... *kof kof* " une toux profonde qui lui fit baisser la tête comme s'il était désolé, puis il reprit : " La frontière, ici. "

Au moment où il eut finit de parler, il eut l'impression étrange que la pluie avait peut-être redoublé d'intensité, par rapport à la dernière fois où il avait vraiment fait attention à cette pluie. On l'entendait s'abattre au loin dans les pâturages, et elle s'infiltrait désormais tout à fait dans le pelage du tigré pour le mouiller et le refroidir. Cette pluie formait même auprès du sol une brume assez particulière, très grise, que Crocs Nacrés ne se souvenait pas avoir jamais vue à cet endroit.

Cela changerait peut-être quelque chose. Il s'étira un peu, comme pour bien se réveiller, et se lança dans une explication :

" Maintenant qu'il y a des sentinelles, on fait beaucoup moins de patrouilles pour nous protéger des ennemis, mais... " il finit de s'étirer et repris, un peu plus assuré : " Mais je suis sûr que ça t'intéresse de comprendre comment on s'y prenait, avant qu'il y ait des sentinelles, pour qu'à notre seule vue, ils soient sans cesse dans le doute et dans l'inquiétude. "

La frontière de cette parcelle particulièrement vallonnée passait au travers de plusieurs petites collines. Et les chats des Landes, qui s'y sentaient comme chez eux, avaient sur ce terrain un avantage considérable.

" Je vais t'expliquer. Un patrouilleur tout seul doit rester bien en évidence, en hauteur, pour que des deux côtés de la frontière, il soit facilement repérable. Un ennemi dans les environs ne pourrait pas le louper ni échapper à sa surveillance. Mais si l'ennemi voit notre patrouilleur, il se retrouve dans une position très délicate et il a intérêt de fuir très vite. Comprends-tu pourquoi ? "

Il lui lança un regard surpris, même peu satisfait. Alors lui aussi était xénophobe, sans doute. Remarque, ça se voyait rien qu'à sa tête, songea-t-elle avec un brin d'amertume. Mais elle ne lui en voulait, elle n'en voulait à personne. Il était juste … Comme les autres ! Elle sourit doucement, et faillit le percuter quand il s'arrêta brusquement, et se tourna vers elle en lui annonçant qu'ils étaient arrivés. Elle balaya le paysage du regard, ces terres qu'elle commençait à connaître par cœur. Or, en ce moment, le sol était spongieux, l'air était humide, eux-mêmes n'allaient pas tarder à être trempés.
"Regarde bien l-la...", il s'arrêta au milieu dans sa description, et Nuage de Crépuscule le fixait, envieuse de savoir ce qu'elle devait voir. Il toussa quelques fois et reprit, un peu gêné. "La frontière, ici."

La rouquine cligna les yeux, sincèrement surprise. Elle hocha lentement la tête. Oui, elle connaissait la frontière, et même de ce point de vue, la voyait sans aucune difficulté. C'était peut-être pour ça qu'il l'avait emmenée ici. Elle s'assit lourdement, sur l'herbe haute, tel un petit soleil dans ce morne paysage. Le temps des explications semblait être venu. Même si on la connaissait avec de la bougeotte, elle n'était jamais réticente à en apprendre davantage sur la vie. Crocs Nacrés se remua, s'étira, et reprit :
" Maintenant qu'il y a des sentinelles, on fait beaucoup moins de patrouilles pour nous protéger des ennemis, mais… Mais je suis sûr que ça t'intéresse de comprendre comment on s'y prenait, avant qu'il y ait des sentinelles, pour qu'à notre seule vue, ils soient sans cesse dans le doute et dans l'inquiétude. "

Elle hocha une fois de plus la tête, tout à fait d'accord avec les propos du guerrier. Oui, d'ailleurs, elle n'aurait jamais pu être sentinelle. Rester toute la journée à observer le paysage, ce n'était pas pour elle. Elle les respectait terriblement pour ce qu'ils faisaient d'ailleurs, et c'était compréhensible, après tout. Enfin, pour ceux qui n'étaient pas doués à la chasse, par exemple. Savaient-ils se battre ? Oh, sûrement après tout. L'apprentie aimait tellement son rôle d'apprentie ! Devant son air interrogateur, le pâlot reprit :
" Je vais t'expliquer. Un patrouilleur tout seul doit rester bien en évidence, en hauteur, pour que des deux côtés de la frontière, il soit facilement repérable. Un ennemi dans les environs ne pourrait pas le louper ni échapper à sa surveillance. Mais si l'ennemi voit notre patrouilleur, il se retrouve dans une position très délicate et il a intérêt de fuir très vite. Comprends-tu pourquoi ? "

Nuage de Crépuscule se mit à réfléchir. Vraiment. Elle paraissait immature, mais pouvait mettre son petit encéphale en marche quand il le fallait. Mais elle ne comprenait absolument pas quelle était la futilité qu'il essayait de lui faire capter. Ce qu'elle avait simplement retenu, c'est qu'il appelait un simple inconnu "ennemi". Et cela l'embarrassait. Est-ce que Nuage Roux était un ennemi pour le clan du Vent ? En cas de guerre, sûrement, mais il lui avait quand même sauvé la vie. Elle n'hésita pas à lui faire la remarque :
"Pourquoi dis-tu que c'est un ennemi ?"

Elle dit ça avec innocence, mais fixait intelligemment le matou. Cela l'agaçait un peu qu'ils mettent tous les inconnus dans le même panier. Mais bon, elle ne changerait sûrement rien.
"Mais pour répondre à ta question … Je dirai que s'il nous voit, et qu'il ne veut pas aller discuter avec nous, il sait qu'on l'observe. Et si on l'observe attentivement, on peut observer ses moindres faits et gestes? Je sais pas du tout …"

" Pourquoi dis-tu que c'est un ennemi ? "

Pauvre gamine. songea Crocs Nacrés, qui comprenait qu'il y avait là des histoires à raconter jusqu'à la lune prochaine. Elle n'était pas aussi naïve qu'elle s'en donnait l'air, et ça ne lui échappait pas. C'était plutôt le contraire, elle cherchait à le provoquer, à lui montrer qu'elle avait sa logique bien à elle, qui semblait en contradiction partielle avec celle du Clan tout entier. Et elle le faisait sûrement, il l'espérait, parce qu'elle avait assez confiance en lui pour croire qu'il se tairait.

Mais il y avait là un problème grave. Et si jamais Crocs Nacrés ne trouvait pas le temps de faire évoluer ce jour-là les positions de l'apprentie, il se promit d'en toucher un mot à Pelage Strié. Dans son intérêt. Son soupir poussa l'apprentie, sans doute, à en revenir à ce qui avait déjà été commencé :

" Mais pour répondre à ta question … Je dirai que s'il nous voit, et qu'il ne veut pas aller discuter avec nous, il sait qu'on l'observe. Et si on l'observe attentivement, on peut observer ses moindres faits et gestes? Je sais pas du tout …
- C'est bien plus profond que ça. " reprit donc Crocs Nacrés en se voulant quand même encourageant.

" Faut que tu comprennes que l'ennemi ne peut voir qu'un seul des nôtres : celui qui est exposé. Mais que toute une patrouille est peut-être cachée derrière lui, prête à lui tendre un piège s'il reste trop près de notre territoire. En fait, l'ennemi n'a aucune idée du nombre d'adversaires qu'il a vraiment. Il sait seulement que nous avons l'habitude de cacher la plupart des membres de la patrouille, parce qu'on fait ça à chaque fois, tout le temps. Et du coup, il n'a plus qu'à fuir, car il ne peut pas être sûr d'être en supériorité numérique, et s'il est en infériorité... il est en danger. "

C'était technique, mais Crocs Nacrés s'était, jeune guerrier, senti particulièrement impressionné, par cette méthode. Grâce à elle, même un patrouilleur seul pouvait repousser quatre ou cinq ennemis s'il était assez malin. Et les patrouilles du Clan du Vent avaient régulièrement réglé leur compte à quelques ennemis imprudents, à l'aide de fausses fuites et d'embuscades habiles.

" Les plus grands guerriers d'autrefois étaient souvent mis en évidence, pendant les patrouilles. Et ils étaient capables, comme ça, de faire fuir des groupes entiers d'ennemis alors même qu'ils étaient tous seuls. Juste en les faisant croire qu'ils étaient à la tête d'une patrouille très nombreuse. "

Dégoulinant de pluie, la tête toujours tournée vers cette frontière vallonnée, il songea que l'apprentie comprendrait mieux s'il essayait d'imager ses propos. Il lui partagea donc un souvenir :

" Une fois, avec ma mère, on a fait fuir un énorme Lunar Pod, comme ça. Elle s'était mise en hauteur, et moi je m'étais plaqué contre le sol pour m'approcher de l'ennemi et le surprendre. Il a bien failli me bouffer la queue, mais... ça a quand même bien marché. Et après ça, on ne l'a plus jamais surpris à s'attaquer à nos patrouilleurs isolés. "

Comme quoi l'image qu'on donnait aux autres s'avérait souvent être une bien meilleure protection que la seule méfiance.

" J'adorais ça, mais c'était très technique. Celui qui est en haut doit savoir avancer au bon rythme et d'une façon intelligente, pour attirer l'attention et pour ne jamais se mettre trop à l'écart des autres, ni les forcer à se mettre eux aussi en évidence. Y'a aussi tout un jeu de signes, pour savoir communiquer discrètement la position d'un ennemi, pour le faire rentrer dans le piège, ou au contraire pour faire semblant d'être accompagné et l'effrayer, lorsqu'on est tout seul. Et ceux qui sont cachés, ils doivent anticiper tous les déplacement, se rendre invisibles, et rester toujours attentifs à tout... Je suis sûr que ça te sera utile, de savoir ça, si tu dois patrouiller, toi aussi. Nos ennemis les plus vieux se souviennent encore de ce truc, tu comprends ? Et ils seraient forcés de se méfier, s'ils voient un des nôtres se mettre en évidence pour patrouiller. "

Rien ne semblait lui faire plus plaisir qu'évoquer cette vieille méthode. Peut-être retrouverait-elle un jour son importance, qui pouvait le dire ? En tout cas, il n'avait pas envie qu'elle soit trop vite abandonnée. C'était une technique qui avait, pendant des lunes et des lunes, dissuadé tous les ennemis du Clan du Vent de seulement s'approcher de leurs terres. Et au final, jamais les chats des landes qui savaient s'y prendre ne prenaient de gros risques.

" Tu te sens capable, d'essayer ? En haut ou en bas ? " invita-t-il la novice.

Nuage de Crépuscule entreprit se s'ébrouer, alors que c'était totalement inutile, puisqu'elle était trempée. La pluie redoublait d'intensité, et une brise légère commençait à se lever, décalant les gouttes d'eaux qui s'engouffraient dans son pelage gelé. Elle enfonça ses griffes dans le sol humide, pour ne pas être déstabilisée par les bourrasques, et ne grimaça pas même alors qu'elle tremblotait. Elle allait bientôt passer guerrière, et même si elle regrettait en ce moment ne pas être aussi à l'aise avec cet élément que les chats de la Rivière, elle ne se plaindrait pas. Malgré sa petite taille, son mental l'emportait sur la faiblesse de son physique et de ses muscles. Crocs Nacrés désapprouva ses propos, d'une réplique pourtant tournée comme si elle avait raison. Cette réflexion la fit sourire, mais elle ne releva pas, toute ouïe à l'explication très complexe dans laquelle il se lança.

Il lui indiqua, au loin, la frontière, cette ligne invisible qui la séparait d'un monde dont elle ignorait tout, mais dont elle voulait tout savoir. Autant les chats domestiques ne l'intriguaient pas plus que ça, l'existence des autres clans mettait sa curiosité à rude épreuve, sachant bien l'interdiction de s'aventurer au delà des territoires tempêtueux. Le pâlot semblait reparti dans un autre monde, sa voix ayant pris une teinte un peu nostalgique peut-être, qu'elle ne remarqua pas, tentant de comprendre ce qu'il voulait lui dire. Ses mots s'écoulèrent dans ses oreilles, faisant une pause à son cerveau. En fait, ce qu'il démontrait, c'était que l'effet de surprise était bien plus important que la force d'un chat. Le plus fort des guerriers pouvait venir jusqu'ici, croyant ne voir qu'un apprenti, par exemple, ne se doutant pas une seule seconde que d'autres félins se cachent derrière le novice inexpérimenté. Oui, elle ne put s'empêcher de trouver ça futé, et hocha la tête, plutôt impressionné.
" Une fois, avec ma mère, on a fait fuir un énorme Lunar Pod, comme ça. Elle s'était mise en hauteur, et moi je m'étais plaqué contre le sol pour m'approcher de l'ennemi et le surprendre. Il a bien failli me bouffer la queue, mais... ça a quand même bien marché. Et après ça, on ne l'a plus jamais surpris à s'attaquer à nos patrouilleurs isolés. "

L'évocation des chats sans pitié attira l'attention de la rouquine, qui ne se lassait d'observer les alentours, bien que le tableau était moins attirant sous cette grosse averse gelée. Elle replongea son regard ambré dans celui du guerrier, qui ne paraissait pas vraiment se rendre compte de la pluie qui tombé, perdu dans ses souvenirs. Elle allait répondre, mais il continua de parler, mettant en valeur la difficulté de ce travail, mais aussi la clé de la réussite. Et bien sûr, cela en valait franchement la peine. Désireuse de bien accomplir ce travail, elle écouta intensément ses explications, tout en s'imaginant la technique dans son cerveau, qui commençait à se désembuer. Nuage de Crépuscule voulait lui faire plaisir, lui qui était si heureux de partager avec elle ses techniques, et de perpétuer cette infaillible prouesse d'esprit de génération en génération.
" Tu te sens capable, d'essayer ? En haut ou en bas ? "

Cette interrogation la ramena rapidement face à la réalité. Elle secoua la tête, pour déloger les quelques gouttes au sommet de son crâne, et se dirigea rapidement en contre-bas. L'apprentie préférait observer avant d'agir, finalement, dans ce genre de situation, et cet exercice l'obligerait à apprendre à un peu mieux se cacher. Parce qu'elle n'était pas réellement réputée pour la douceur de ses mouvements, et sa discrétion. A vrai dire, elle aurait été plus douée en haut, mais bon !

Très concentrée, elle s'appliqua à se fondre dans le paysage, se mouvant dans les herbes hautes qui se trémoussaient au rythme des bourrasques. Parfois, on distinguait le bout de sa queue, qui apparaissait, se tortillant de joie à l'idée d'en découdre avec un ennemi invisible. Elle aurait été bien plus embêtée de devoir affronter un vrai chat, au péril de leur vie à tous les deux. Mais le clan comptait avant tout, songea-t-elle en soupirant. Ses prunelles de jais arrondies sous son air studieuse suivaient les mouvements de Crocs Nacrés, et elle s'avança légèrement pour le distinguer plus clairement. La verdure s'ouvrait sur son passage, et elle en fut insatisfaite. Chuchotant, elle l'interrogea, penaude :
J'ai pas l'impression d'être très discrète là. En vérité, ça se voit direct qu'il y a un chat qui te suit … Pourtant je suis petite, c'est bizarre hein, d'être petite et pataude comme ça ?

Elle grommela dans sa barbe, et se replaça, marchant le plus discrètement possible. Or, la pluie n'était pas avec elle. Le sol humide se soulevait à chaque pas, et l'humidité rendait le bruit spongieux très facilement reconnaissable. Ressortant une fois de plus la tête des fourrés, elle sourit et proposa :
"Si on marche exactement au même rythme, l'autre, elle n'arrivait pas à l'appeler "ennemi", ne m'entend pas ? Si ?

Spoiler:

Comme l'apprentie descendait, Crocs Nacrés comprendrait qu'il pourrait monter et marcher à bonne distance d'elle. Il n'avait que rarement eu l'occasion de servir de "tête" à une patrouille, car c'était souvent un poste que l'on confiait aux guerriers les plus expérimentés, mais systématiquement en revanche, lorsqu'il était parti seul, jeune guerrier, faire le tour des frontières, à l'époque où les sentinelles n'existaient pas encore, il avait fait l'effort de se mettre bien en évidence, afin de dissuader les étrangers de s'approcher. En tout cas, voir Nuage de Crépuscule peiner à marcher en contrebas lui rappelait bien des souvenirs. Quel beau métier que le métier de guerrier, au fond ! se disait-il, alors que la pluie et le vent s'étaient déjà infiltrés partout dans son pelage, ce qui générait autour de lui un froid plus violent peut-être que celui des plus grosses journées d'hiver. Mais cette humidité et ce vent, un guerrier de leur Clan ne pouvait pas y échapper. Le mauvais temps était peut-être même le cadre de vie au milieu duquel il se sentait le plus épanoui.

Depuis sa position en hauteur, il regardait les frontières, mais aussi l'apprentie qui avançait un peu difficilement. Sa tête se tournait dans toutes les directions, et sa queue restait même dressée contre le vent pour l'aider à rester en équilibre. Lui, ne s'arrêtait pas, car il ne devait surtout pas, dans la position où il était, trahir la présence d'autres membres de la patrouille en les attendant d'une façon trop évidente. Mais lorsqu'il eut l'impression que la rouquine traînait, il ralentit un peu le pas et se surprit même à bâiller et à s'étirer.

Pendant ce temps, elle trahit toute seule sa présence en s'avançant, debout, vers un endroit un peu trop dégagé, et comme elle le comprit d'elle-même, elle se rapprocha de lui pour lui parler, un peu piteuse.

" J'ai pas l'impression d'être très discrète là. En vérité, ça se voit direct qu'il y a un chat qui te suit … Pourtant je suis petite, c'est bizarre hein, d'être petite et pataude comme ça ? " le fit-elle sourire. Parce qu'elle découvrait quelque chose que de nombreux apprentis avaient découvert avant elle, et parce que, comme presque tous, elle s'imaginait que son corps la rendait inefficace pour un tel travail. Elle ne pouvait pas se douter du nombre de guerriers bien plus massifs et bruyants qu'elle qui avaient brillé à cet exercice, et c'était normal.

" C'était très bien, pour une première fois ! Et puis tu sais il y a des endroits qu'il te faudra traverser où de toute façon le sol est trop plat pour que tu puisses te cacher... " expliqua-t-il. Et tous deux reprirent place pour poursuivre leur avancée au beau milieu de toute l'eau du ciel et des vents déchaînés.

Bien vite l'apprentie se mit de nouveau en évidence : " Si on marche exactement au même rythme, l'autre, ne m'entend pas ? Si ? "

Nouveau sourire du tigré qui aimait bien être témoin de l'intérêt et de la curiosité des novices. Il trottina pour la rejoindre et lui parler sans hausser le ton : " De toute façon, moi, je n'essaye pas d'être silencieux, et je suis toujours plus prêt de toi que l'ennemi. Il m'entendra toujours avant toi et me sentira toujours avant toi. Il n'y a que de ta position que tu dois vraiment faire attention, car si tu vas trop sur le côté ou si tu t'avances trop, tu risques d'être vue en même temps que moi et si jamais tu restes trop loin derrière tu ne pourras pas forcément réagir s'il se passe quelque chose. "

Tous deux étaient trempés de la tête jusqu'au bout des pattes, mais il avait l'air plutôt satisfait de cette initiation. " Tu comprendras mieux si on change de place. Essaye de rester en haut je te suivrai, et tu verras comment je fais. Mais attention, il ne faut surtout pas qu'un ennemi au loin puisse comprendre que tu es accompagnée ! "

C'était là le point technique ! Quand on était en hauteur on ne pouvait pas passer son temps à regarder ce que faisaient les camarades qui restaient en bas, alors que ceux-ci, en revanche, regardaient toujours très attentivement la "tête" de la patrouille sur qui se basaient leurs mouvements.